« Bouteflika doit dégager, et son clan aussi » – Témoignages d’étudiants algériens de Montpellier

Le Poing Publié le 21 mars 2019 à 20:16
Crédits photos : Mus
L’annonce de la candidature du président algérien Abdelaziz Bouteflika, en poste depuis vingt ans, pour briguer un cinquième mandat aura provoqué un mouvement de contestation sans précédent. Des centaines de milliers d’Algériens manifestent depuis fin février pour réclamer le départ du clan Bouteflika. Le président-fantôme, malade au point de ne plus pouvoir se présenter en public, a renoncé à se représenter mais a annoncé dans le même temps la prolongation de son mandat jusqu’à nouvel ordre. Pour en savoir plus sur ce soulèvement populaire historique, le Poing donne la parole à Lina, Doria et Mus, des étudiants d’une vingtaine d’années, vivant à Montpellier et présents lors des manifestations de début mars à Oran ou à Alger.

L’humour comme moteur

Mus, qui a manifesté à Alger, décrit ce qu’il a pu voir : « Le mouvement est très pacifique, toutes les classes sociales y participent. Il y a des enfants, des personnes âgées, des gens qui sortent de l’hôpital spécialement pour manifester et ça se passe super bien, même si à la fin des manifestations, des gens viennent pour casser. Il y a vraiment une conscience collective. Certains manifestants portent des brassards verts, ce sont des street-médics, mais ils ont aussi des sacs poubelles pour nettoyer les rues. Ça s’organise bien ! »

Lina se réjouit de voir enfin le peuple sortir dans la rue : « À Oran, les manifestations sont très festives, il y a énormément de jeunes. On sent que c’est une libération populaire parce que les gens n’ont jamais manifesté depuis le printemps noir de 2001 », année marquée par une série d’émeutes, durement réprimées par l’armée, dans la région de Kabylie pour revendiquer la langue berbère comme langue nationale.

Doria confirme les dires de sa camarade : « Les manifestations sont bon enfant, ça se passe super bien. Après la décennie noire où on était vraiment maintenu dans une peur de l’autre – on n’osait plus vivre –, les gens réalisent enfin qu’on peut se mobiliser. Nos parents ont vécu des horreurs – des couvre-feux, des morts tous les jours –, et nous on a vécu dans cette angoisse même si quand on a grandi, on était ‘‘juste’’ en état d’urgence. Là, ce que ce mouvement a permis, c’est de faire sortir toute la population dans la rue, de faire en sorte que les gens se rencontrent entre eux, et ça, c’est la première fois que ça arrive depuis bien longtemps. » Elle souligne aussi l’humour et l’inventivité du peuple algérien dans les slogans : « le prix du shit a augmenté, le peuple s’est réveillé ». « Pendant des années, le régime a endormi le peuple avec la drogue » ajoute-t-elle.

Au début du mouvement, Bouteflika a passé deux semaines dans une clinique à Genève pour ses problèmes de santé, et une personnalité un peu influente a lancé un appel à téléphoner à cette clinique pour « prendre des nouvelles du président ». Résultat : la ligne a été saturée et la clinique a coupé les appels provenant d’Algérie. « Plein d’enregistrements sont disponibles sur Youtube, et c’est hilarant » explique Lina.


« Le vrai danger, ce sont les flics en civil »

Si en France, la répression policière est massive et violente, elle semble plus diffuse en Algérie. Mus parle d’une ambiance apaisée et d’un respect mutuel entre policiers et manifestants. « À Alger, il y avait un slogan qui disait en gros : ‘‘les policiers sont nos frères’’. Dans certaines villes, des policiers ont enlevé leur casque en signe de soutien aux manifestants. À Alger, après la manifestation, il y a des gens qui sont venus pour se battre avec la police, il y a eu un peu de casse, et après les manifestants qui étaient coincés dans des bâtiments sont sortis et ont commencé à nettoyer les routes et à les déblayer pour que les voitures puissent passer. »

Lina nuance le propos : « Le vrai danger, si on parle de répression, ce ne sont pas les flics en uniforme, ni l’armée, mais les flics en civil. Les services secrets et les renseignements sont omniprésents en manifestation, ils sont vraiment partout, et du coup la répression est ciblée. Des gens se font arrêter et ont été placés en garde à vue juste pour avoir distribué des tracts, ou parce que ce sont des personnalités politiques ou publiques assez importantes, influentes. Le régime a très peur de l’élite intellectuelle et des militants formés politiquement, ils ont peur des progressistes et des laïcs. Dès qu’ils commencent à faire un travail politique et militant, la répression surgit. »

Doria nous raconte son expérience dans une manifestation étudiante à Alger : « Il y a des brouilleurs de communication : d’un coup, on n’a plus de réseau. J’étais à un rassemblement à la grande poste, les flics étaient tranquilles, mais à un moment ils ont ouvert les canons à eau qui sont censés pouvoir projeter quelqu’un, sauf que la pression était minimale, et ils ont douché tout le monde. Les manifestants ont sorti un slogan qu’on pourrait traduire par : ‘‘donnez-nous du shampoing et tout ira bien’’. Ils ont vraiment pris ça à la rigolade, et il n’y a pas eu plus de heurts que ça. Parfois ils gazent, mais ça va ».

La répression est aussi administrative : « Plusieurs assemblées générales se sont tenues dans différentes facultés et le gouvernement a annoncé des vacances anticipées pour les étudiants parce que des assemblées constituantes ont été créées dans les universités nous précise Mus. Les amphithéâtres ont servi à héberger des réunions avec les professeurs, et pour étouffer ce mouvement dans l’œuf, ils ont avancé les vacances de plusieurs jours. »

« Bouteflika doit dégager, mais tout ce qu’il y a autour de lui aussi »

« Est-ce que le peuple a gagné parce que le cinquième mandat est annulé ou est-ce que le peuple a perdu parce que son mandat actuel est prolongé ? » C’est la question que pose Mus à l’évocation de l’annonce du retrait de candidature de Bouteflika. Doria, elle, croit en une alternative : « c’est maintenant que le peuple doit choisir sa voie, tout ce qu’on peut souhaiter, c’est qu’il y ait un gouvernement provisoire qui tienne la route et qui mette en place de vraies élections. Bouteflika a renoncé à un cinquième mandat mais il n’a pas précisé quand il se cassait, et ça c’est la douille. Il a envoyé une lettre au peuple dans laquelle il a répété son message précédent qui disait en gros : ‘‘laissez-moi un an sans élection’’ sauf que non, ce n’est pas ce qu’on veut. En dehors de ‘‘Bouteflika dégage’’, ce que l’Algérie veut, c’est que tout ce qu’il y a autour de Bouteflika dégage aussi. L’aspiration de l’Algérie aujourd’hui, c’est une deuxième République, un changement total de régime, et on espère que c’est ce qu’il va se passer. »

Mais quelles alternatives ? Mus souligne le fait que le mouvement rejette les partis d’opposition et que les islamistes se sont retirés des élections avant le début de la contestation, et l’échiquier politique algérien semble maintenant décomposé selon Lina : « Il faut savoir qu’en Algérie, il y a énormément de petits partis, mais ils ne sont pas bien implantés, ils n’ont pas de base militante forte, et la plupart ont travaillé avec le régime. »

Doria semble quant à elle suggérer une solution : « Les gens se posent souvent la question de l’émergence de nouveaux leaders politiques, mais il faut que ce soit une émergence populaire, sans les anciens partis, parce qu’ils sont tous impliqués dans les affaires du régime. »

« Les médias français font mauvaise presse de ces manifestations »

La conversation continue sur la vision des autorités françaises de la mobilisation en Algérie, suite à la venue de l’ambassadeur de France à Alger. Mus décrie le traitement des manifestations par la presse française, et montre plusieurs photos de pancartes adressées à Macron ou à la France. « On ne veut pas d’une ingérence précise-t-elle. On sait que les services secrets français ont déclassifié des dossiers concernant l’implication plus ou moins directe de Bouteflika dans des assassinats, et 10% du gaz français vient d’Algérie. On sait très bien que la France protège ses intérêts ! »

« Les femmes ont leur place dans le mouvement mais le patriarcat n’est pas remis en cause »

Quand on lui demande si les femmes sont présentes en nombre dans les manifestations, Lina semble mitigée : « Le nombre de femmes n’a cessé d’augmenter de semaine en semaine. Le premier vendredi, il y avait très peu de femmes ; celui d’après, il y en avait déjà plus, et celui d’après, le 8 mars (journée internationale des luttes pour les droits des femmes, ndlr), il y a eu un appel massif pour que les femmes descendent dans les rues, et il y en a eu beaucoup. Mais je me suis quand même fait traiter de pute en manifestation. La femme a sa place dans le mouvement, mais le patriarcat n’est pas remis en cause. Par exemple, avant une manifestation, il y avait un tract qui tournait avec les dix-huit commandements de ce qu’il faut faire ou non, et l’un d’eux était : ‘‘je ferais attention aux enfants, aux vieux, et aux femmes’’, donc on voit bien que la femme est reléguée dans une catégorie de la population qui a besoin de l’aide des hommes et qui n’est pas autonome. Il faut aussi dire qu’il y avait aussi quelques associations féministes dans les manifestations qui essayaient de revendiquer l’égalité hommes-femmes et des droits pour les femmes, et beaucoup de gens ont rejeté l’initiative en disant : ‘‘on ne veut pas de revendications féministes, on est tous unis contre le pouvoir, et il ne faut pas faire de différences entre hommes et femmes’’, sauf que la femme est discriminée dans notre société. Une copine étudiante est venue en manifestation avec une pancarte souvent vue en France – ‘‘si j’avais voulu me faire baiser par le gouvernement, j’aurais élu Brad Pitt et pas Bouteflika’’ –, et elle s’est fait traiter de pute, ça a été mal perçu, même si d’autres ont rigolé et lui ont dit qu’elle avait beaucoup de courage. »

Doria, elle, dresse un constat plus optimiste de la situation : « J’ai fait ma petite expérience : normalement, quand t’es une fille en Algérie, tu te caches pour fumer, et là, j’ai sorti une clope en manifestation, et ça s’est super bien passé, il y a même des gens qui m’ont applaudi ! On est dans une société où il y a une grosse frustration liée à la notion de honte, où la sexualité est très refoulée mais ces derniers temps, c’est beaucoup moins le cas, il y a même des gens sur Tinder, les gens s’en tapent maintenant ! » L’image de Freddie Mercury, le chanteur gay du groupe de rock anglais « Queen » est souvent reprise par les manifestants sur des pancartes, « discret message symbolique de la communauté LGBT » selon Doria.

En Algérie, la mobilisation continue et partout ailleurs dans le monde des rassemblements de soutien s’organisent, à Paris, Berlin, Londres, Montréal, Marseille, et même à Montpellier. Plus d’informations sur le groupe facebook «  Algériens de Montpellier pour la démocratie en Algérie. »

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