Montpelliérains confinés en lutte ! # 1 : « Il n’y aura pas de transition, mais des chocs, des crises… »

Le Poing Publié le 20 avril 2020 à 18:54 (mis à jour le 21 avril 2020 à 13:17)
Franck Bernard

Le monde d’après ? De nombreux médias se sont lancés dans de grandes spéculations sur ce que pourrait/devrait être le monde d’après la pandémie du COVID – 19. De son côté, Le Poing n’oublie pas qu’il est concrètement un media qui se consacre principalement aux luttes. Comment notre présent confiné résonne-t-il avec l’avant des grands mouvements écoulés (Gilets jaunes, féminisme, climat, réforme des retraites) ? Comment permet-il de se projeter dans un après toujours en luttes ? Là sont à puiser des puissances nouvelles.

Le Poing s’est retourné vers plusieurs personnes très impliquées dans les luttes de cette période récente, sur Montpellier et environs ; des personnes qui nourrissent la réflexion sans être des professionnels du savoir et/ou privilégiées de l’accès à la parole publique. Certain.e.s sont membres d’organisations constituées (entités politiques, syndicats, mouvements activistes) ; mais iels s’expriment ici sans en être des porte-paroles attitré.e.s.

Ces entretiens, réalisés sur la base d’un questionnaire écrit, seront publiés au fil des jours qui viennent. Toutes les réactions seront les bienvenues.

Premier entretien avec Franck Bernard. Activiste altermondialiste, sociologue, d’abord diffuseur d’alternatives locales puis présent dans les mouvements sociaux (Nuit Debout, Gilets Jaunes), il a participé à l’organisation de nombreux évènements locaux ( Festival Jaune, AdA…). Il est aujourd’hui adepte de la collapsologie et du concept de résilience par l’autonomie. 

Le Poing : Gilets jaunes. Climat. Retraites. Tu as pris part active, sur le terrain, au mouvement social d’une intensité exceptionnelle ces deux dernières années. Si ça t’est possible, saurais-tu définir, juste en quelques phrases, un sens général, du moins des aspects principaux, que tu as pu observer et qui t’ont particulièrement motivé dans ce(s) mouvement(s) ? N’hésites surtout pas à être très “personnel” dans cet avis.

Franck Bernard : La sensation de (re)faire peuple, malgré tout et au milieu d’un chaos incommensurable. J’ai ressenti un formidable élan collectif tourné vers l’éducation populaire, vers la radicalisation, la socialisation massive, avec une réelle volonté de dépasser les cadres pré-existants (syndicats, partis, asso …). Je retiens cette époque comme le dernier soulèvement de dignité et d’indignation avant un effondrement systémique financier, économique, social, politique et même culturel.

Dans la foulée de ce(s) mouvement(s), est-ce que tu peux désigner des acquis intéressants, des résultats positifs ? Il ne s’agit pas seulement de satisfaction de revendications, mais aussi d’expérience accumulée, d’observation des composantes impliquées, d’invention de modes d’action, de nouvelles mises en relation, d’élaboration dans les idées et leur échange. A ta guise.

J’y ai trouvé une communauté, un cap, des objectifs. Politiquement, ce fut les meilleures années de ma vie. J’en sors fier de mon peuple, fier de ce que les Français ont commencé à (ré)incarner à travers le monde. Désormais je sais sur qui compter, et ceux qui souhaitent un nouveau monde se sont connectés. J’ai appris de nouveaux moyens de communication, j’ai appris à travailler en bonne entente avec les différentes composantes des mouvements sociaux, j’ai appris à organiser une AdA (Assemblée des Assemblées de Gilets jaunes, événement national tenu à Montpellier début novembre 2019) sur les principes fondamentaux de l’anarchie, une organisation qui me semble fondamentale pour les années à venir. Tout ces points sont cruciaux, et il n’y a pas de marche arrière possible.

A l’inverse, dans la foulée de ce(s) mouvement(s), retiens-tu des ratages, des échecs, des limites, qui devraient servir de “leçon” au moment de poursuivre dans des luttes, ou, autrement, d’envisager ta vie ?

Je retiens la servitude des « forces de l’ordre », l’obsolescence des syndicats, l’égo de certains militants qui espèrent surfer sur l’indignation ambiante pour exister, je retiens les guerres intestines inter-groupes et les sombres manœuvres (rumeurs, sabotages …). Je retiens que le grand public ne mérite pas vraiment un monde meilleur, car il en est même le complice souvent consentant, que même la démocratie ne nous sauvera pas, qu’ avoir raison trop tôt c’est avoir tort. Ce monde là est mortifère : il n’est pas à sauver, mais à détruire. Il n’y aura pas de transition, mais des chocs, des crises, des ruptures, du chaos, et peut-être de meilleurs jours ensuite. Collectivement, nous ne sommes pas à la hauteur des enjeux. Notre société est aussi immature qu’un enfant qui ne cherche que le divertissement, et jouit de tout jusqu’à épuisement de tout, sans anticipation. J’ai réalisé au contre-sommet du G7 (Biarritz, été 2019), que l’opposition est loin d’être à la hauteur, et le spectacle de division inter-mouvements entre les quelques milliers de courageux présents a sonné le glas de mes espoirs de transformation sociétale par le choix. Le changement nous l’aurons, mais il s’imposera dans la douleur et la nécessité.

Dans ta manière de l’analyser, de t’y adapter, d’échanger, est-ce que tu perçois notre situation actuelle dans la pandémie comme plutôt en continuation de ce(s) mouvement(s), ou en rupture ? Dans la première option, qu’est-ce qui permettrait de penser un continuum ?

La pandémie marque nettement une rupture : on ne peut plus se voir, les réseaux (télégram, signal, slack etc …) sont suspendus ou peu alimentés. Les moyens virtuels existent, mais les esprits sont occupés ou divertis. Cette crise doit plutôt être l’occasion d’une pause salutaire,d’une prise d’élan,d’une remise en question. Le monde post-Covid19 ne sera pas le même, et il nous faudra nous ré-inventer. Reposons-nous, informons-nous, guettons les appels nationaux qui naissent sur le web, les appels à fonder « le monde d’après ». La colère monte, et elle est plus noire que jamais, aux franges militantes de s’en saisir pour renverser la table.

Te semble-t-il que l’expérience traversée dans les mobilisations de ces deux années passées a un impact palpable sur ta façon d’envisager et de te confronter à la situation actuelle ?

La collapsologie est passée par là, et je ne compte plus me confronter à la situation actuelle ni aux forces de l’ancien monde (qui meurt de ses propres contradictions, mises à nues). Je pense que la civilisation thermo-industrielle pousse ses derniers souffles, que les villes sont moribondes, et que la plupart des citoyens sont si dépendants et inconscients qu’ils seront prêt à lutter contre nous pour protéger le système qui les asservit.

Est-ce que la situation que nous sommes en train de vivre dans la pandémie, est déjà porteuse d’aspects qui font problème, qui appelleraient encore de nouvelles mobilisations ? Ou aussi d’aspects qu’on pourrait capitaliser : nouveaux désirs, nouvelles pensées, nouvelles énergies ? Sommes-nous en train de nous renforcer ? De nous affaiblir ?

Dans l’immédiat, tous les mouvements contestataires mondiaux s’affaiblissent de fait, mais l’offensive des dominants sur nos libertés (stratégie du choc) est telle qu’on peut s’attendre à une mobilisation historique des peuples. Un proverbe mexicain dit que « plus sombre est la nuit, plus proche est le réveil », je constate que l’horizon n’a jamais semblé si sombre. L’humanité n’agit pas, elle réagit et elle le fait seulement quand elle n’a pas le choix. Gageons que nous saurons rebondir et que l’incroyable odyssée de cette espèce ne finira pas comme la mauvaise chute d’une blague peu sentie.

En termes sociaux et politiques, en termes de visée stratégique, ou de terrains et modes d’actions plus circonscrits, est-ce que tu te projètes déjà dans le post-confinement, voire le post-COVID 19 ?

Pour ma part je ré-oriente mon énergie vers l’autonomie et la résilience, pour reprendre la main sur mes moyens d’existence et m’affranchir d’un système qui me dégoûte. Le Covid19 n’est presque rien comparé aux crises qui lui succéderont (financières, climatiques, systémiques) et personne n’est prêt à les affronter. Certains prônent une écologie radicale, faite de sabotages ciblés d’infrastructures et de réseaux, qui nécessiterait seulement quelques milliers d’activistes pour fonctionner. Personnellement, je ne suis pas prêt à partir en martyr pour ce monde là.

Te sens-tu plutôt isolé(e) dans les circonstances actuelles ? Ou bien les attentions, les échanges, les solidarités fonctionnent-ils de manière toujours stimulante autour de toi ? Si oui, quels sont-ils ?

Je vis très bien le confinement puisque j’ai de quoi m’occuper pendant des mois avec les liens + docus + MOOC + livres que j’ai accumulés depuis des années. Mon expérience de chômeur et ma promotion au RSA depuis 2 ans m’ont donné un certain avantage sur les masses pour traverser cette épreuve : je suis auto-discipliné, je suis habitué à passer des journées entières chez moi, j’ai des outils intarissables et de nombreux objectifs qui ne dépendent pas de mon budget ni de ma libertédirecte de mouvement. Je me sens plutôt isolé de la plupart de mes semblables sur mon besoin de radicalité et d’approche systémique, sur mon constat d’échec civilisationnel et mon besoin d’auto-organisation pour favoriser l’autonomie. Tout cela me semble être du bon sens, mais je me sens bien seul à évoquer ces mots.

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