Rafale, récit d’un militaire soviétique parti combattre l’armée russe en Ukraine

« Je suis avec un ami, il revient d’Ukraine. Depuis quelques heures nous discutons et j’ai pensé à toi. Ce qu’il me raconte est incroyable. Peut-être que tu n’avais pas pensé écrire sur ce sujet, mais cela peut t’intéresser. » Cet article commence avec ce message vocal laissé par un ami. Un combattant biélorusse parti rejoindre l’armée ukrainienne… Je décide de le rencontrer. Après un premier contact par message le rendez-vous est fixé : je m’y rends avec une amie russe en guise d’interprète.
Par Samuel Clauzier
Seize heures. Pile. Notre interlocuteur nous fait signe au bout du café. Pas de nom ni de prénom, ce sera « Rafale », son surnom de combat. Bien portant, rasé de près, discret : difficile d’imaginer que l’homme revient tout droit du front ukrainien. On s’attable, on commande, on se présente. « Je suis militaire tu sais, pour moi l’heure c’est l’heure. Si tu n’étais pas là à 16h05 je serais parti ! », lâche-t-il en rigolant. Le regard bienveillant et l’air décontracté, Rafale boit quelques gorgées de sa bière en déroulant son parcours. Il faut dire que je n’ai pas réellement besoin d’amorcer l’entretien : l’homme parle et semble en éprouver le besoin. Au bout de quelques minutes à jongler entre français et russe, tantôt aisément, tantôt en fronçant les sourcils, une formule m’interpelle : « C’est pas facile pour moi ici quand je reviens, il y a beaucoup de bruit ». « Ici. » Le bruit le dérange, « ici » : une tripotée d’enfants joue, un manège tournoie sur l’esplanade voisine, quelques flâneurs sont attablés autour de nous… Curieuse inversion. En réalité, pour Rafale, son engagement dans la légion internationale ukrainienne n’a rien d’exceptionnel. Et pour cause : c’est un militaire de métier.
Né en Biélorussie du temps de l’URSS d’une mère polonaise et d’un père ukrainien, il déménage à Moscou avec ses parents durant son enfance. Les mots défilent, les images, les grandes dates, la guerre : celle de 1939-1945 bien sûr, la guerre froide surtout. C’est à cette époque, vers la fin de son adolescence, qu’il décide : ce sera militaire, comme son père. Après une école et une formation spécialisée, Rafale intègre un escadron de pilote de chasse de l’armée soviétique. « Dans l’Armée rouge, j’ai commencé comme pilote, puis je suis devenu instructeur. En plus des vols, mon travail consistait à former les militaires au combat aérien. » Il est déployé dans plusieurs bases, notamment en Azerbaïdjan, pays alors intégré à l’Union soviétique. Les années passent jusqu’à l’effondrement du bloc en 1991 : une date cruciale pour Rafale. Un effondrement général : le bloc, les frontières, l’État aussi… et l’armée avec. Après plusieurs mois sans solde et recevant à peine de quoi se nourrir, il décide de quitter l’armée soviétique devenue russe. Au fil de ses mots, on ressent une certaine nostalgie pour cette période ; pas vraiment pour ce que l’URSS représente en tant que réalité historique. Plutôt par opposition avec une guerre bien actuelle, qui « fracture » une triple identité personnelle passant par l’Ukraine, la Russie, et la Biélorussie.
« À l’époque j’étais militaire oui, mais dans les airs : j’étais plus autonome, et pour tout te dire, vu de là-haut c’était même beau. » Les mots déroutent quand les réalités sont si distantes ; combattre, arme à la main, voilà la normalité de l’homme aux cheveux grisonnants. Rafale a déménagé en France au début des années 2000. Il y rencontre sa femme, elle-même d’origine russe. Dans son pays d’accueil, il se construit une vie tranquille en partageant son temps entre vie conjugale, amis et enfants ; jusqu’à obtenir la nationalité française. Depuis son arrivée voilà vingt ans, il vit paisiblement dans le sud du pays : jusqu’à la fin de l’année 2021.
À ce moment-là, les images satellites de soldats massés à la frontière inquiètent l’Occident, mais beaucoup réfutent encore l’hypothèse d’une action militaire d’envergure menée par la Russie. Rafale, lui, décide d’emménager à Varsovie, en Pologne. « L’invasion était imminente. Il fallait que je sois sur place. Je suis rentré quelques jours à la mi-février, jusqu’au 24, date à laquelle l’invasion a eu lieu. » À peine le temps de réunir ses affaires qu’il prend un retour pour la Pologne : direction l’Ukraine.
Arrivé sur place, les premières semaines sont difficiles. Impossible de passer la frontière, les autorités lui refusent l’accès. « J’ai vécu en tente pendant deux mois en attendant de pouvoir continuer. Comme c’était impossible d’aller plus loin je me suis mis à faire du bénévolat pour aider les civils, comme beaucoup de gens qui étaient venus pour combattre. » Lorsqu’on lui demande ce qui l’a marqué durant ces premiers mois, il se remémore « des files interminables de femmes et d’enfants qui voulaient passer en Pologne, fuyant les bombardements et l’avancée de l’armée russe », des affaires personnelles jonchant le sol du poste frontalier : « Les gens jetaient tout ce qui les ralentissaient, leurs ordinateurs, leurs affaires, leurs valises… » C’était le moment de l’exode massif de civils ukrainiens vers la Pologne et la Roumanie par un flot ininterrompu de réfugiés, auxquels Rafale vient en aide en attendant de pouvoir passer la frontière et prendre les armes.
« Je suis militaire de métier, c’est ce que je sais faire et ce pour quoi j’ai été formé. J’y suis allé pour me battre, quand je ne pouvais pas j’ai fait comme tout le monde ; j’aidais. Beaucoup de militaires sont d’abord passés par l’aide aux civils. » Au bout de deux mois d’attente il parvint à passer en Ukraine et à intégrer les légions internationales formées par des volontaires étrangers.
Déployé successivement à Kharkiv et Odessa, il effectue des missions de reconnaissance et d’attaque pour l’armée ukrainienne : on lui demande s’il a déjà eu l’occasion de rencontrer un soldat russe ayant fait défection, il tranche immédiatement : « Tué oui, rencontré non ». Rémunéré quelques centaines d’euros par mois, il refuse de prendre certains risques qu’ils jugent inconsidérés. « L’armée ukrainienne paye environ 150 euros par soldat déserteur récupéré, certains arrivent à gagner un peu d’agent comme ça. C’est beaucoup en Ukraine, le salaire est très bas ici. Mais moi, ce n’est pas mon travail ni ma formation, c’est ma sécurité qui prime sur l’argent. Donc même si des Russes se rendent, je tire. »
Après plus d’une heure à échanger sur son engagement, la discussion a de quoi déstabiliser ; les morts côtoient les blessures, les redditions succèdent aux échanges de tirs, le tout dans une banalité déconcertante. Juste derrière notre table, un rancard est interrompu par notre conversation ; la jeune femme parle russe, et termine son rendez-vous galant en appelant un de ses proches l’air… abasourdi. « Un soldat de mon régiment a été tué pendant que j’étais sur place. Et puis il y a les civils ukrainiens surtout. Les dépouilles de leurs proches qui gisent dans les rues sont souvent piégées par des mines posées par les Russes : vous voyez votre mère, votre père ou votre frère mort, votre premier réflexe est de vouloir l’enterrer. C’est comme ça que fonctionne ce piège. Mais maintenant, les Ukrainiens sont habitués à cela ; il y a eu beaucoup de victimes dans les premiers mois du conflit, alors qu’aujourd’hui les civils attendent que des équipes de déminages interviennent. »
Rafale nous explique que les Occidentaux venus rejoindre les légions internationales peuvent espérer bénéficier d’une sépulture dans leurs pays d’origine, d’un enterrement décent, près de leur famille, mais « les volontaires Russes et les Biélorusses c’est différent, les corps sont brûlés sur place ». Il précise que « c’est pour éviter les répercussions sur leurs familles restées au pays ». Un détail revient souvent dans ses paroles, un mot : l’adrénaline – besoin vital, carburant primordial. Un élément qui marque le contraste entre le « ici » et le « là-bas » comme une frontière infranchissable. Sur place l’adrénaline est une quête, une soif impossible à étancher ; au détour d’une phrase on comprend : « j’ai besoin d’elle, quand il n’y en a pas, c’est un problème ».
D’après lui, ce sont surtout les combattants des premières lignes qui sont traumatisés par ce qu’ils vivent sur le front. Il évoque deux de ses connaissances parties en « repos » en Lituanie, avant d’être retrouvées mortes quelque temps après être arrivées sur place. « Je pense que c’est une bagarre qui a dégénéré à cause de l’alcool, c’est sûrement à cause de ce qu’ils ont vu sur le front. Beaucoup de ceux qui sont dans l’infanterie voient plus de choses. » Rafale souligne à de nombreuses reprises les traumas subis par ses compagnons d’armes ; le concernant, il ne fait état d’aucune difficulté particulière.
Pas de problème pour dormir, pas de comportement anormal. On décèle pourtant quelque chose, entre deux appréciations sur ses retours en France ; « ici » il ne sort que peu ou pas, hormis pour boire une bière, voir un ami. Dans sa vie privée, son engagement militaire contre l’armée de Poutine passe mal : « Au moment de l’invasion, j’ai posté un statut sur mon compte Facebook en disant que toute personne qui soutient Poutine pouvait me virer de ses contacts : mes amis sont passés d’environ trois cents à une trentaine. Depuis, j’ai supprimé mon compte. » Il y a les amis, la famille aussi, dont une partie est restée en Russie. Son ex-femme a coupé les ponts, même quand il s’agit de parler de l’avenir de ses enfants.
On l’a mis devant le fait qu’il pouvait se retrouver face à un neveu, un cousin ou un oncle sur le champ de bataille. Mais pour lui « ils n’ont rien à faire en Ukraine », rien ne peut justifier l’attaque menée par la Russie. Malgré la propagande et la répression qui ont pris une ampleur sans précédent, il espère un revirement, croit en une prise de conscience, mais reste contrasté sur la situation du pays : « Contrairement à la Biélorussie où la population est sortie dans la rue contre Loukachenko, en Russie, les gens soutiennent massivement Poutine. Mais un jour, je pense qu’ils comprendront la réalité de cette guerre ».
Pourquoi partir combattre en Ukraine après tant d’années passées à vivre paisiblement dans son pays d’accueil ? « Parce que cette guerre est injuste, tout simplement. » Une formule laconique, lâchée comme une évidence. En réalité, l’invasion de février 2022 n’est pas le point de départ de son engagement. Il était déjà volontaire en 2014 au moment de la guerre du Donbass. Il voulut apporter son aide aux Biélorusses qui manifestaient contre le pouvoir entre 2020 et 2021. « Ma volonté, c’était de venir, pour combattre : je ne crois pas aux manifestations, aux pancartes et aux fleurs. J’ai pris des billets pour aller sur place et quand j’ai vu que le peuple ne prenait pas les armes j’ai laissé tomber l’idée… Cette mobilisation a été réprimée dans le sang. » Aujourd’hui il pense que les combattants Russes et Biélorusses venus rejoindre les rangs ukrainiens seront les artisans d’un basculement futur une fois revenus dans leurs pays d’origine. La négociation ne fait, pour lui, pas partie du champ des possibles. Que ce soit face à Poutine ou à Loukachenko, il le répète : « tout ça se réglera par les armes ».
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