Conflit au Kurdistan : la Turquie mise sur le feu
La trêve entre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et la Turquie n’aura duré que deux ans. Les deux camps se rejettent réciproquement la responsabilité d’un conflit qui a déjà fait plus de 40 000 victimes depuis 30 ans. Retour sur l’Histoire mal connue d’un peuple divisé et enlisé dans la spirale de la violence depuis des décennies.
Il y a encore quelques mois, le cycle mortifère de la violence semblait enfin s’atténuer au Moyen-Orient. En étant parvenu à reconquérir la ville de Kobané, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) s’est imposé comme la principale force de résistance face à l’Etat islamique. Même les puissances occidentales – pourtant largement responsables du renforcement des salafistes dans la région(1) – avaient fait pression sur la Turquie pour autoriser les peshmergas du Kurdistan irakien à rejoindre le front. L’avancée de l’Etat islamique était freinée et la paix entre l’armée turque et le PKK était globalement respectée. Le vieux rêve d’unifier les différentes communautés kurdes au sein d’une même région semblait enfin à portée de main. Mais pour le pouvoir turc, ce scénario serait un cauchemar. L’entrée au Parlement en juin dernier de plus de 80 députés du Parti démocratique du peuple (HDP) – vitrine légale du PKK en Turquie – a contraint le Président Reycip Erdogan à réagir. La trêve est rompue, plongeant un peu plus dans le chaos une région pourtant déjà à feu et à sang.
Un attentat douteux aux origines de l’embrasement
Le 20 juillet dernier, plus de 300 volontaires de la Fédération des associations de jeunes socialistes se rassemblent à Suruç, ville turque majoritairement kurde située à proximité de la frontière avec la Syrie. Leur objectif est de rejoindre Kobané pour participer à sa reconstruction en soutien des milices kurdes luttant contre les salafistes. Ils seront finalement stoppés net par l’explosion d’une bombe en plein après-midi. On dénombre au moins 31 morts et plus d’une centaine de blessés(2). Deux jours après, les autorités turques affirment avoir identifié l’auteur du crime grâce à une carte d’identité retrouvée sur les lieux de l’explosion. Il s’agirait d’un jeune turc ayant prêté allégeance à l’État islamique.(3) Le même jour, deux policiers sont retrouvés raides morts dans un immeuble à Ceylanpinnar et le PKK publie un communiqué dans lequel il affirme avoir mené une « action punitive contre (ceux) qui coopéraient avec le gang de Daesch ».(4)
Dès lors, deux versions des faits s’affrontent quant à l’attentat de Suruç. Pour Ankara, l’État islamique est le seul responsable. Tandis que pour de nombreux Kurdes, cette tragédie a d’abord été rendue possible par la complicité entre le gouvernement turc et les salafistes. Au plus grand mépris du pluralisme démocratique, ce scénario n’a été défendu par aucun des médias dominants occidentaux. Pourtant, plusieurs arguments plaident en sa faveur. À commencer par le fait que l’État islamique n’a pas revendiqué l’attentat. Selon le lanceur d’alerte Fuat Avni, le coupable est Hakan Fidan, le chef de l’Agence nationale de renseignement turc. « Les cellules (de l’Etat islamique) sous le contrôle malveillant de Fidan ont finalement été mises en action à Suruç » affirme-t-il.(5) Nous ne sommes bien évidemment pas en mesure de vérifier cette information, mais on peut mettre au profit de cet anonyme d’avoir prévenu en décembre 2014 d’une intervention policière d’envergure contre les opposants politiques et les journalistes dissidents 24h à l’avance !(6) Depuis cette révélation, les autorités turques remuent ciel et terre pour découvrir l’identité de cette taupe qui affirme côtoyer les plus hauts dirigeants du pays.
Le silence pesant sur cette autre hypothèse est révélateur de la partialité des médias dominants. Ces derniers se sont contentés de relayer la position d’Ankara, sans évoquer une possible responsabilité de la Turquie dans cet attentat. Peut-être ont-ils trop écouté ces bisounours de la politique qui pullulent sur les plateaux de télévision pour repeindre en néonazis tous ceux qui douteraient des versions officielles. Nul besoin d’avoir fait l’ENA pour comprendre qu’en temps de guerre, l’information se transforme en arme et les complots deviennent monnaie courante(8). Retrouver la carte d’identité du présumé « terroriste » sur les lieux de l’explosion ne parait pas moins aberrant qu’une implication des services de renseignements turcs.
Il faut, de plus, avoir une mémoire particulièrement sélective pour ne pas se rappeler que lorsque la bataille de Kobané faisait rage l’an dernier, l’armée turque a laissé ses frontières ouvertes aux salafistes, leur permettant ainsi de se ravitailler et de trouver des financements(9). Plusieurs dizaines de vidéos montrent des soldats turcs discutant tranquillement avec les troupes de l’Etat islamique, si bien que le gouvernement n’a même pas pris la peine de démentir cette collusion.
Instrumentaliser l’Etat islamique pour détruire le PKK
Que les services de renseignement d’Ankara soient ou non responsables, directement ou indirectement, de l’attentat de Suruç ne change rien au fait que celui-ci soit une aubaine pour le gouvernement turc. Cet évènement permet à Reycip Erdogan de lancer une « guerre contre toutes le formes de terrorismes » incluant à la fois le PKK et l’Etat islamique(10). De nombreux observateurs ont considéré que l’hostilité affichée du Président turc contre Daesch constituait un revirement diplomatique, mais à y regarder de plus près, il n’en est rien. En réalité, l’État turc se sert de l’opprobre inspiré par l’État islamique pour mieux légitimer sa lutte contre le PKK en faisant sciemment l’amalgame entre ces deux forces que tout oppose. Si Reycip Erdogan a officiellement ouvert la base militaire d’Incirlik aux Etats-Unis(11), c’est pour obtenir de la part de l’Oncle Sam le label « guerre contre le terrorisme »(12) qui permet à n’importe quelle armée du monde de se livrer à une sale besogne sans devoir répondre des exactions commises. Par l’intermédiaire de l’un de ses adjoints, la Maison Blanche a d’ailleurs déclaré respecter le « droit de (la Turquie) de mener des actions contre des cibles terroristes »(13).
Une fois le feu vert obtenu, l’armée turque a mené, dans la semaine qui a suivi l’attentat, plus d’une soixantaine de raids aériens contre les troupes kurdes, tuant au moins 260 guérilleros, contre seulement trois frappes contre Daesch et aucune information concernant le nombre de salafistes abattus(14). Parallèlement à cette offensive militaire, une opération policière a été menée en Turquie et s’est soldée par plus de 1 400 arrestations : trois quarts des personnes interpellées sont affiliées au PKK, contre seulement 350 à l’Etat islamique(15). Lorsque le gouvernement turc prétend lutter contre Daesch, il s’agit donc purement et simplement d’un leurre visant à occulter leur acharnement contre les milices révolutionnaires kurdes, leur seule véritable cible.
Diviser pour mieux régner
Après avoir repoussé les assauts de l’État islamique aux alentours de Kobané l’année dernière, le PKK s’était considérablement renforcé et était parvenu à imposer son hégémonie au sein des régions kurdes syriennes et turques(16). Même le Kurdistan irakien (région autonome de la République fédérale irakienne), pourtant historiquement proche de la Turquie et du camp occidental, avait envoyé quelques centaines de soldats pour grossir les rangs du PKK. Reycip Erdogan s’était alors laissé convaincre par la Maison blanche d’autoriser les peshmergas à traverser son territoire, soucieux de privilégier une entente cordiale avec le Kurdistan irakien et ses impressionnantes réserves pétrolières(17).
Jamais l’unité des Kurdes n’avait été aussi concrète et le rêve de l’avènement d’un Kurdistan occidental si proche de se réaliser. Peut-être est-ce cette période d’euphorie qui a conduit Abdullah Öcalan, chef du PKK emprisonné en Turquie depuis 1999, à réclamer en février dernier le désarmement de son mouvement pour « remplacer le combat armé par la politique »(18). Constatant que le rapport de force avait évolué en sa faveur, le PKK pensait pouvoir triompher sans partir au combat.
Pour le gouvernement d’Ankara, l’alliance des peshmergas irakiens et des milices du PKK aux portes de la Turquie est une menace directe pour le maintien de ses frontières. Cette union d’un jour n’aura pas été difficile à briser. Le Président du Kurdistan irakien, Massoud Barzani, est un vieux politicien corrompu dont l’obsession est la vente de l’or noir aux Turcs, et non la création d‘une grande région kurde(19). S’il avait ordonné l’envoi de renforts, ce n’était pas par conviction, mais pour éviter de passer pour un lâche aux yeux de sa jeunesse, à moins d’un an des élections(20). Les Kurdes de Syrie et de Turquie n’ont pas oublié qu’ils ont longtemps été seuls au front pendant que les peshmergas irakiens battaient en retraite(21).
Reycip Erdogan connait parfaitement cette histoire et sait comment faire pour raviver les vieilles querelles. C’est pourquoi il ordonne à son aviation, dès le 24 juillet, de bombarder la province de Qantil, au Kurdistan irakien, en prétextant s’en prendre au PKK(22). La menace est on ne peut plus claire : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous ». Message entendu par Massoud Barzani, qui a alors déclaré : « Si les rebelles (du PKK) n’étaient pas ici, le gouvernement turc ne bombarderait pas notre région, ils doivent quitter le Kurdistan irakien pour éviter de nouvelles pertes civiles »(23). En réaction, le PKK fait sauter le 27 juillet le pipeline reliant Kirkouk, au nord de l’Irak, au port turc de Ceyhan(24). En moins d’une semaine, le pouvoir turc est parvenu à diviser durablement les différentes communautés kurdes, rendant ainsi obsolète la création d’un Kurdistan occidental. Objectif atteint.
Neutraliser l’opposition kurde pour garder le pouvoir
Pour la première fois depuis 13 ans, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) au pouvoir en Turquie a perdu la majorité absolue lors des élections législatives de juin dernier. Avec 40% des suffrages exprimés, le président Reycip Erdogan n’est plus en mesure de former un gouvernement. Cette modification du rapport de force politique en Turquie s’explique essentiellement par le score historique obtenu par le Parti démocratique des peuples (HDP), la vitrine légale du PKK en Turquie. Malgré l’explosion de bombes dans leurs locaux et l’assassinat de plusieurs de leurs militants(25), les membres de cette coalition de gauche radicale obtiennent 80 sièges, avec près de 13% des votes exprimés. Cette jeune formation politique s’inscrit pleinement dans le mouvement protestataire de 2013 et entend capitaliser son score pour nuire au gouvernement islamo-conservateur. Rien de plus irritant pour le Président turc, qui s’imaginait encore il y a quelques mois bénéficier de l’appui des 3/5e de l’Assemblée pour mettre à jour son vieux projet de réforme constitutionnelle visant à transformer le régime parlementaire actuel en un régime présidentiel à la française(26). Mais Reycip Erdogan est intransigeant et a trouvé une solution simple pour se débarrasser de cette encombrante opposition : les enfermer !
Pour le pouvoir turc, il s’agit de faire d’une pierre deux coups. Bombarder le PKK permet à la fois d’empêcher la création d’une région kurde autonome à l’extérieur et de légitimer l’arrestation des opposants politiques à l’intérieur en les accusant de complicité avec l’ennemi. Le 31 juillet, la Cour suprême annonce effectivement l’ouverture d‘une enquête contre le HDP et menace son co-président, Salahattin Demirtas, de 24 ans d’emprisonnement pour apologie du terrorisme(27). En parallèle, le Président turc demande la levée de l’immunité parlementaire des députés du HDP, ce qu’ils ont eux-mêmes fini par réclamer(28). Leurs dénonciations auprès de l’ONU « d’exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires »(29) ne semblent pas avoir ému les médias dominants.
Du point de vue du Président turc, les objectifs sont atteints. Il est parvenu à affaiblir l’opposition kurde sans s’attirer les foudres des puissances régionales. Il a donc les mains libres pour organiser un scrutin législatif anticipé dans quelques mois pour tenter de reconquérir la majorité absolue de son parti au Parlement. La tâche lui devrait être sera d’autant plus facile qu’en ayant eu recours à la force, il a réussi l’exploit de faire passer la droite nationaliste pour de tendres agneaux.
Un pari risqué
Si le pouvoir turc semble pour le moment avoir avancé ses pions, son pari est cependant plus hasardeux qu’il n’y parait. Comme le rappelle Shwan Zuhal, professeur à Kings College et spécialiste du Kurdistan, le PKK dispose de « combattants très expérimentés (…), mobiles, agiles et très tactiques »(30). Du Vietnam à Cuba en passant par l’Afghanistan, l’Histoire enseigne que les armées nationales payent toujours un lourd tribut en s’attaquant à des guérilleros tapis dans l’ombre. Espérer pouvoir effacer un combat kurde vieux de plusieurs générations est une illusion. De plus, en ayant formellement déclaré la guerre à Daesch, même si ce n’est qu’une manipulation, la Turquie prend le risque de mettre en péril leurs alliances tacites. Au niveau militaire, la partie est donc loin d’être jouée d’avance.
Il en va de même du point de vue de la politique intérieure turque. Mais son espace politique reste fragile. Le mouvement protestataire de 2013, comparé aux Printemps Arabes, à Mai 68 ou bien encore au mouvement des Indignés, est encore dans tous les esprits. Né de la défense du parc Taksim Gezi contre la bétonisation, les insurgés comprenaient à la fois des partisans de droite, de gauche, des nationalistes turcs et des indépendantistes kurdes. Surprenante révolte qui se solda par la mort d’au moins 4 personnes et plus de 8 000 blessés(31).
De nombreuses questions ouvertes par cette séquence demeurent toujours d’actualité, et la guerre n’est pas une réponse durable. Dans ces conditions, le peuple turc pourrait se montrer plus enclin à écouter l’opposition kurde quand elle affirme ne pas vouloir d’un État indépendant, mais simplement de plus d’autonomie. Il peut aussi se laisser séduire par le discours guerrier de Reycip Erdogan et vouloir en découdre avec les « traîtres » à la Nation. Bien malin est celui qui peut prédire de quel côté penchera l’Histoire.
Jules Panetier
(1) « Rebel Arms Flow Is Said to Benefit Jihadits in Syria », New York Times, 14 octobre 2012 (2) « Turquie : 31 morts dans un attentat à la frontière de la Syrie, attribuée à l’EI », Le Point, 20 juillet 2015 (3) « Turquie : l’identité de l’auteur de l’attentat-suicide de Suruç confirmée », Agence France Presse, le 22 juillet 2015 (4) « Le PKK revendique le meurtre de policiers turcs », Le Figaro, 22 juillet 2015 (5) « Turquie : Fuat Avni affirme qu’Erdogan est derrière l’attaque de Suruç pour semer le chaos dans la société », Wikileaks Actu Francophone, le 24 juillet 2015 (6) « Turquie : arrestation du rédacteur en chef d’un des principaux quotidiens, critique d’Erdogan », Le Huffington Post, le 14 décembre 2014 (7) « Fuat Avni, le mystérieux twitto qui fait trembler le pouvoir turc », L’obs Rue 89, le 9 avril 2015 (8) Il suffit, pour s’en convaincre, de consulter la page « Fausse bannière » de Wikipédia dans laquelle sont répertoriées les actions menées avec utilisation des marques de reconnaissance de l’ennemi. (9) « Le jeu trouble de la Turquie face à la guerre en Syrie », La Croix, le 8 octobre 2014 (10) « Erdogan tombe le masque et désigne son ennemi : les Kurdes », l’Humanité, le 29 juillet 2015 (11) « US deal with Turkey over Isis may go beyond simple use of an airbase », The Guardian, le 24 juin 2015 (12) « La double guerre d’Erdogan », Libération, le 26 juillet 2015 (13-14) « Lutte contre le terrorisme : pourquoi la Turquie s’en prend-elle aux Kurdes », Metronews, le 6 août 2015 (15) « Le PYD gagne la bataille politique et symbolique », Libération, le 27 janvier 2015 (16) « Le municipalisme libertaire, une alternative kurde pour le Moyen-Orient ? », Le Poing, novembre 2014 (17) « Abdullah Öcalan, le chef du PKK, appelle son mouvement à déposer les armes », France 24, le 1er mars 2015 (18) « Why Massoud Barzani of Kurdistan is Part of the Failure of US Policy in the Middle East », Foreign Policy Journal, le 13 mai 2013 (19) « Kurdes : les oubliés du “printemps arabe”», Le Monde, le 3 août 2012(20) « Irak : les forces kurdes à leur tour en difficulté face aux jihadistes », Agence France Presse, le 5 août 2014 (21) « Au Kurdistan attaqué : ‘‘Montrer au monde la brutalité turque’’ », Le Monde, le 4 août 2015(22) « Malgré les morts de Zergele, Ankara va continuer à bombarder le PKK », Radio France International, le 2 août 2015 (23) « PKK Claims Responsability of KRG-Ceyhan Pipeline Attack », Bas News, le 30 juillet 2015 (24) « Turquie : attentat contre le parti pro-kurde », Le Figaro, le 18 mai 2015 (25) « Turquie : Erdogan, le président qui oulait être un sultan », Europe 1, le 7 juin 2015 [ndlr : l’article est médiocre ; le projet d’Erdogan de réforme constitutionnelle ne lui attribuerait pas plus de pouvoir que le Président français] (26) « Turquie : le pouvoir s’en prend au leader prokurde après de nouvelles attaques de la rébellion », La Dépêche, le 30 juillet 2015 (27) « Turquie : le HDP demande la levée parlementaire de ses députés », Anadolu Agency, le 29 juillet 2015 (28) « Le HDP dénonce des ‘‘exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires’’ et saisit les Nations unies », Aujourd’hui la Turquie, le 7 août 2015 (29) « L’union sacrée des Kurdes sauve les yazidis d’Irak », France 24, le 15 août 2014 (30) « Turkey protests spreads after violence in Istanbul over park demolition », The Guardian, juin 2013 (31) « Manifestants jugés, policies impunus », Amnesty Interntional, le 10 juin 2014
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