Est-il possible de critiquer l’organisation de la société sans proposer d’alternative ?
Toute personne ayant un jour tenu des propos révolutionnaires s’est déjà heurtée à un « réaliste » qui, plein d’aplomb, lui rétorqua : « C’est bien beau de critiquer, mais qu’est-ce que vous proposez ? » [1]. Cette objection est souvent pratique pour l’adorateur du réel afin de se déculpabiliser d’avoir un esprit dépourvu d’idées nouvelles. Il n’en demeure pas moins qu’elle conserve un fond de pertinence : est-il possible de proposer une critique négative du système politique et économique en place ; en allant parfois jusqu’à lutter physiquement pour faire avancer cette critique, sans apporter de solution, c’est-à-dire sans proposer une organisation de remplacement ?
La possibilité de la seule critique négative : Révolution et destruction chez Bakounine
Pour se demander s’il est pertinent de critiquer négativement sans proposer d’alternative, il est possible de partir d’un texte célèbre du grand auteur révolutionnaire russe, Mikhaïl Bakounine. En 1842, dans La Réaction en Allemagne [2], Bakounine a ces mots qui contribueront largement à son renom : Die Lust der Zerstörung ist zugleich eine schaffende Lust. Cette maxime a été, dans un premier temps, traduite de la sorte : la volupté de détruire est en même temps une volupté créatrice [3]. Cette traduction du terme allemand polysémique lust par « volupté » ou « plaisir » a nui au mouvement anarchiste et révolutionnaire en général. Il a notamment permis aux défenseurs de l’ordre établi de faire passer les anarchistes pour des « casseurs » réalisant leurs forfaits par pure gratuité. Il a également conduit à une mauvaise interprétation dans certains rangs anarchistes eux-mêmes : croire que la destruction est bonne en elle-même, puisque nécessairement féconde.
Pour dissiper ces prénotions et idées reçues, Jean-Christophe Angaut propose une traduction plus fidèle au fond du propos de Bakounine en traduisant lust non plus par « plaisir » ou « volupté » mais par « passion ». La phrase de l’illustre révolutionnaire devient alors : La passion de la destruction est en même temps une passion créatrice [4]. Elle s’inscrit de la sorte avec bien plus de cohérence dans l’œuvre du russe puisqu’elle fait écho à la pensée dialectique du penseur allemand Friedrich Hegel, mentor philosophique de Bakounine [5]. Chez Hegel, philosophe idéaliste, la négation ou « antithèse » est d’une importance capitale. Reprise par Bakounine sous un angle plus matérialiste, la négation de la thèse (le réel, le système en place) par l’antithèse (la négation du réel, la destruction du système) entraînera la synthèse (la négation de la négation, la résolution, l’organisation nouvelle). Recentrée dans ce schéma de pensée, la phrase Bakounine n’a alors plus la saveur de la destruction pour elle-même et l’oxymore « destruction-créatrice » prend tout son sens.
Il n’en demeure pas moins que, selon Bakounine, le révolutionnaire doit se limiter à la phase de négation, c’est-à-dire à la phase de « destruction » : ce n’est pas à lui de proposer la synthèse puisque celle-ci est, par essence, un fruit historique inattendu. Suivant les traces de Hegel [6], Bakounine pense que la passion de l’homme est un moteur de l’histoire et la passion de la destruction en est un particulièrement puissant. La Révolution est une image passionnelle et, de facto, elle n’est jamais rationnelle. Pourtant, elle enfante systématiquement un système politique nouveau ou, du moins, un renouvellement de l’ancien. Contrairement aux mathématiques, au long de l’Histoire, de l’équation « un moins un » ne ressort jamais zéro, pour la simple raison que l’Homme est, par nature, un animal politique [7] : nécessairement, du chaos renaîtra l’ordre.
Le révolutionnaire ou tout esprit qui ne s’accommode pas de l’organisation politique en place est donc dans son bon droit lorsqu’il critique négativement sans nécessairement apporter de solution. La synthèse interviendra de toute façon et diffèrera des plans et espérances que le révolutionnaire aura pu avoir. Pour l’heure, « notre mission est de détruire et non pas de construire ; ce sont d’autres hommes qui construiront, meilleurs que nous, plus intelligents et plus frais [8]. »
Cependant, pour s’atteler à détruire, il faut comprendre en quoi consiste la destruction. La destruction ne peut être et ne doit être qu’une déconstruction.
L’intérêt de la destruction : Révolution et déconstruction
Plus tard, Bakounine précisera sa pensée en écrivant que « cette passion négative de la destruction est loin d’être suffisante pour porter la cause révolutionnaire au niveau voulu ; mais sans elle cette cause est inconcevable, voire impossible, car il n’y a pas de révolution sans destruction profonde et passionnée, destruction salvatrice et féconde parce que précisément d’elle, et seulement par elle, se créent et s’enfantent les mondes nouveaux. » [9]. Nous sommes définitivement, dans ce texte plus tardif de Bakounine, loin de la destruction par plaisir mais bien dans une réflexion constructive et prospective, bien que se limitant à une étape (révolutionnaire, négative) de la construction.
Mais, pour détruire la thèse et contribuer, par l’antithèse, à l’avènement de la synthèse, encore faut-il avoir compris ce que l’on entend par « détruire ». Il n’est en effet possible de détruire efficacement, tant sur le plan de la lutte physique que conceptuelle, quelque chose qu’en l’ayant fait sien. Pourquoi s’évertuer à casser un bloc de glace avec un marteau alors qu’il suffit de le soumettre à la chaleur ? Pourquoi critiquer par pur ressentiment les comportements capitalistes alors qu’il est bien plus efficace de comprendre le mode de production et l’idéologie – le libéralisme – qui en permet l’existence ?
En effet, la seule destruction efficace est la déconstruction : disséquer l’objet afin de démystifier son unité. Si le capitalisme survit, tant bien que mal, n’est-ce pas en grande partie parce que nous ne le comprenons pas ? Il nous est encore trop obscur : qu’est-ce que l’argent ? Que sont ces chiffres sur ce grand tableau ? Quels sont les liens entre entreprise et capital ? Pourquoi le salariat est un esclavage alors qu’il est en même temps notre seule garantie contre l’esclavage ? Tout cela est flou. C’est pourquoi les coups que l’on porte le sont aussi et de fait ratent, trop souvent, leur cible.
Il faut étudier le monstre et la manière dont ses membres s’articulent. Il sera alors possible de le coucher afin de lui trancher la gorge plutôt que de viser directement ses yeux avec des armes qui n’ont pas la portée de les atteindre.
C’est à nous, avec l’aide de nos prédécesseurs – Proudhon, Marx, Engels, Bakounine… – de déconstruire le système capitaliste. Nous pourront ainsi nous inscrire dans la phase de « destruction » que Bakounine appelait de ses vœux, et contribuer, modestement, au processus révolutionnaire. Pour ce faire, il faut suivre les mots d’un anarchiste des temps modernes – Lucio Bukowski – qui ne cesse de marteler au détour de ses chansons érudites qu’il faut, en toute circonstance, encourager l’éveil et la culture [10].
R.
[1] Sur le plan rhétorique, il est possible, afin de répondre à ces « réalistes », d’adopter une posture digne d’un idéaliste immatérialiste. George Berkeley écrivait par exemple que le monde n’existe que vu par un prisme subjectif : Esse est percipi aut percipere, “Être, c’est être perçu ou percevoir.” Traité sur les principes de la connaissance humaine, 1710. Le réel du « réaliste » n’existe donc pas en dehors de sa subjectivité.[3] Idem.[4] Sur ce point, voir Jean- Christophe Angaut, « La passion de la destruction est en même temps une passion créatrice ! », disponible gratuitement sur la toile.[5] Voir sur ce point Jean Préposiet, Histoire de l’anarchisme, Éditions Tallandier, 2005, p. 204-249.[6] Voir idem, p. 215 notamment.[7]Aristote, La Politique, I, 2, 1253a 3 et 7.[8] Mikhaïl Bakounine, cité par Jean préposiet, op. cit., p. 215.[9] Cité par Jean- Christophe Angaut, op. cit.
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