Répression : vers une militarisation de la police ?
Entretien avec Pierre Douillard, mutilé par la police
Le Poing, n°26 – Nantes, 20 février 2016. Après une semaine de résistances à base de conférences, de théâtres et de projections sur les révolutions à travers le monde, le temps des travaux pratiques était venu. Ni la pluie, ni les centaines de CRS ne sont parvenus à empêcher un bon-demi millier de personnes à défiler dans les rues nantaises pour s’opposer à l’état d’urgence et repeindre les locaux des banques et de la mairie. Il n’y a eu ni interpellé, ni blessé ; une fois n’est pas coutume. Lors de la manifestation du 22 février 2014 contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, trois hommes ont perdu l’usage d’un oeil suite aux tirs de la police. Pierre Douillard a quant à lui perdu le sien dès 2007 durant un mouvement étudiant. Regroupés au sein de l’assemblée des blessés, ces mutilés sont déterminés à lutter contre la militarisation de la police. Entretien avec Pierre et son acolyte Julien.
Quel est l’objectif de l’assemblée des blessés ?
Pierre : La police tire autour de 3000 munitions de flashball par an en France avec des dizaines de blessés. Généralement, les victimes sont isolées et n’osent pas porter plainte. Le premier objectif est donc de tenir à jour un bilan des blessés graves. On sait désormais qu’il y a une quarantaine de personnes blessées au visage par cette arme depuis 2007. Le but est est aussi de fédérer les blessés, leurs proches et leurs collectifs de soutiens à un niveau national pour pouvoir réagir ensemble et s’entraider. C’est un soutien judiciaire, notamment lors des procès, mais aussi politique, à l’image de la manifestation nantaise du 22 février 2015 dont le cortège a été ouvert par des blessés. Mais malgré ce travail, il existe encore de nombreux blessés qui ne sont accompagnés par aucun collectif et qui restent donc invisibles, notamment dans les quartiers populaires.
On sait que le parti prétendument socialiste fait la même politique que la droite sur le plan économique et social, mais qu’en est-il concernant la sécurité ?
Pierre : Sous Sarkozy, il y avait une sorte de gauche plurielle qui s’insurgeait de l’affaire Tarnac (militant libertaire inculpé pour terrorisme, ndlr) ou qui protestait contre les blessures au flashball. Mais dès qu’ils sont arrivés au pouvoir, les « socialistes » ont généralisé le lanceur de balles de défense, la nouvelle génération du flashball. C’est une arme militaire, plus précise, plus puissante. La droite l’a expérimenté, la gauche l’a généralisé. Lors des manifestations pour dénoncer le meurtre de Rémi Fraisse à Nantes, il y a eu de nouveaux blessés au visage. Et aucun « socialiste » ne s’en est insurgé. François Hollande est que Nicolas Sarkozy en matière de répression.
En tant que blessé, vous avez été auditionné par une commission d’enquête parlementaire après la mort de Rémi Fraisse. Pensez-vous qu’il existe un espace pour la contestation de la police au sein des institutions ?
Pierre : Cette commission confirme la gestion policière du parti socialiste. Le précédent d’un mort en manifestation, c’est Malik Oussekine. Il s’en était suivi la démission d’un ministre et la suppression des voltigeurs (peloton policier motorisé, ndlr). Pour la mort de Rémi Fraise, on a une commission d’enquête. Et elle conclut à la nécessité d’armer davantage les forces de l’ordre et d’interpeller préventivement les manifestants. Et on voit mal comment il aurait pu en être autrement car seuls des commandants de CRS, des colonels de gendarmerie et des préfets ont été invité à s’exprimer. En tant que blessés, et pour dénoncer cette mascarade, nous avons souhaité être auditionnés par cette commission. Ils ne nous ont bien évidemment pas écoutés.
La doctrine historique de la police française est de contenir les insurgés plutôt que de les neutraliser. Pourtant, on constate l’introduction récente d’armes dites à « létalité réduite » et la multiplication des véhicules blindés aux abords des manifestations. Assistons-nous à une rupture du paradigme français du maintien de l’ordre ?
Pierre : La police française est reconnue dans le monde entier pour sa capacité à mener des contre-insurrections, surtout depuis la guerre d’Algérie. Depuis 1968, la doctrine est d’arrêter de tirer sur les manifestants pour plutôt les contenir, raison pour laquelle la France est experte en gaz lacrymogène. Mais depuis l’introduction du flashball super-pro par Claude Guéant en 1995, on a changé de paradigme. On tire à nouveau sur la foule.
Julien : Ce changement fondamental a notamment été influencé par la stratégie étatsunienne de neutralisation stratégique qui consiste à considérer comme une menace toute personne ne collaborant pas avec la police. Cela permet de justifier l’encagement des manifestations et la répression qui s’ensuit. Alain Bauer (conseiller de Sarkozy et de Valls sur la sécurité, ndlr) a travaillé pour la CIA et a encouragé l’introduction de cette nouvelle doctrine en France.
Pierre : C’est d’ailleurs un mouvement mondial. De Ferguson à Nantes en passant par Gaza, ce sont les mêmes balles en caoutchouc qui sont utilisées. Il y a une différence d’intensité dans l’engagement des forces de l’ordre mais fondamentalement, en terme d’armement et en matière de doctrine, il y a une synchronisation mondiale. Tous les deux ans il y a un salon à Paris appelé Milipol qui réunit tous les acteurs du maintien de l’ordre et où sont exposés les nouveaux produits. Il y une globalisation de la militarisation de la police sous l’influence française, et anglo-saxonne.
J’ai vu une ambulance partisane et des manifestants porter des boucliers lors de la manifestation du 20 février dernier à Nantes. Ces outils sont-ils efficaces face aux forces de l’ordre ?
Pierre : Nous invitons toujours les manifestants à se protéger. Avoir nos ambulances est essentiel car souvent les forces de l’ordre bloquent les ambulances, contrôlent les blessés dans les camions de pompiers et vont les chercher dans les hôpitaux. Il faut donc construire les moyens de notre autonomie. Les boucliers et les casques sont aussi des moyens non violents de se prémunir des charges. D’ailleurs, la BAC (brigade anti-criminalité, ndlr) a toujours dû mal à rentrer lorsque nous sommes bien protégés.
Julien : Cela permet aussi de donner de la cohésion à un cortège. Avec des boucliers, les éléments les plus déterminés se responsabilisent en assurant l’autodéfense collective et permettent à ceux qui préfèrent jouer de l’accordéon plutôt que de s’en prendre aux banques de ne pas subir les assauts de la police.
Les interventions militaires sont de plus en plus considérées comme des opérations de maintien de l’ordre avec l’idée selon laquelle les éléments subversifs doivent être neutralisés au sein des classes populaires. Doit-on s’attendre à voir l’armée réprimer les insurrections ?
Pierre : Nos gouvernants ont théorisé le concept de guerre permanente et globale à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. Pour les puissants, faire des milliers de perquisitions en France et bombarder la Syrie relèvent de la même logique. Lors de la manifestation du 22 février 2014 à Nantes, le GIPN (groupe d’intervention de la police nationale, ndlr) a été envoyé. Ce sont des troupes en noir, avec des boucliers en fer, ni vraiment militaires, ni vraiment policières. Le RAID (recherche, assistance, intervention, dissuasion, ndlr) peut aussi bien être envoyé sur un braquage, une manifestation ou une attaque terroriste. La distinction entre militaires et policiers va s’effacer dans les années à venir.
Une partie de la gauche a considérée la fin du service militaire comme une conquête sociale et non comme le résultat de la contre-révolution néolibérale des années 80. Pour que l’armée et la police ne répriment pas le peuple, ne doivent-ils pas devenir eux-mêmes le peuple ?
Pierre : C’est l’idée défendue par la constitution américaine qui prévoit que les citoyens doivent être armés pour éviter tout despotisme du gouvernement. Je suis sceptique car c’est la voie vers une militarisation généralisée. Pendant le XIXe siècle en France, l’armée était de gauche, c’est le mythe républicain de l’armée de conscrits, de citoyens soldats. Aujourd’hui, on est face à une armée de mercenaires, de miliciens et de salariés. Et je ne pense qu’il faille tous se militariser pour lutter contre la militarisation.
Julien : De plus, il ne faut pas oublier que l’armée dépend d’un projet politique et obéit à ce projet, et le fait qu’elle soit issue du peuple ou pas ne change pas grand chose.
Pierre : Les anarcho-syndicalistes du début du siècle avaient prévenu que le but n’était pas fondamentalement de casser du flic, mais de bloquer le pays par la grève générale insurrectionnelle. Nous voulons construire notre autonomie, et cela passe par l’autodéfense, mais nous ne voulons pas pour autant devenir des petits soldats et participer à la militarisation généralisée. Et lorsque le mouvement social est plus combatif, ces questions ne se posent pas. Quand les mères, les anciens sortent massivement dans la rue, l’Etat ne peut plus faire grand chose. Il faut bloquer les flux et garantir l’autodéfense collective, mais cela ne sert à rien de rentrer dans une logique frontale car nous ne sommes plus au XIXe siècle, il n’y a plus d’équivalence entre les forces des insurgés et celle des forces de l’ordre.
Ne pensez-vous pas que l’Etat soit un outil pour combattre le néolibéralisme ?
Julien : L’Etat ne s’oppose pas au néolibéralisme, il le sert. La matrice fondamentale de l’Etat, c’est la défense de la propriété privée. Le grand paradoxe, c’est l’affaiblissement de l’Etat providentiel et social mais le renforcement de l’Etat régalien et sécuritaire.
Pourquoi les partis politiques, même ceux qui se présentent comme antisystèmes, ne s’en prennent jamais à l’institution policière ?
Pierre : La police est un Etat dans l’Etat. Les syndicats policiers donnent leur aval avant la nomination d’un ministre de l’Intérieur. Les collègues du policier qui a tué Amine Bentounsi en 2012 se sont permis de défiler sur les Champs Elysée avec leurs armes et se sont rendus devant le tribunal pour réclamer un non-lieu. Les policiers sont les seuls qui connaissent une progression des droits sociaux malgré l’austérité généralisée. C’est beaucoup trop risqué de s’en prendre aux forces de l’ordre. La police n’a pas été épuré après Vichy, elle est restée très puissante et aucun parti politique, du Front de Gauche au Front national, n’ose s’y attaquer.
Un petit mot pour nos amis de Montpellier ?
Pierre et Julien : Construisez la résistance les amis, nous avons besoin de vous !
Propos recueillis par Jules Panetier
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