Chronique ” Gaza Urgence Déplacé.e.s” | Quand le génocide se gère depuis des stations balnéaires de luxe
24 décembre 2025Abu Amir ironise subtilement et politiquement dans un texte du 23 Décembre : Gaza sur la table de relaxation
À une époque où les tragédies humaines se mesurent au nombre de communiqués publiés à leur sujet plutôt qu’au nombre de leurs victimes, il n’est guère surprenant qu’une rencontre politique « importante » soit annoncée pour la fin décembre. Une rencontre censée aborder l’une des catastrophes les plus sanglantes du XXIᵉ siècle, mais dans un lieu parfaitement adapté à la légèreté du sujet : un complexe touristique de luxe sur les côtes de la Floride. Là-bas, où le sable est doux, la mer bleue et les fauteuils suffisamment confortables pour éviter tout sentiment de culpabilité, Gaza sera discutée à distance sécurisée,une distance soigneusement calculée pour empêcher l’odeur des décombres de pénétrer dans les salles de réunion, et pour que les cris sous les gravats ne troublent ni le café ni l’ambiance des photos souvenirs.
Dans ce cadre civilisationnel raffiné, Netanyahou s’assiéra avec le président américain et son administration pour échanger inquiétude profonde, sollicitude sincère et engagement indéfectible, en paroles, bien sûr. Quant à la réalité, elle restera hors des murs, là où l’accès à Internet est insuffisant pour être diffusé, où le décor ne convient pas pour être exposé.
Là, au cœur de cette atmosphère de détente politique, Gaza sera une nouvelle fois reformulée comme un « dossier complexe », expression magique utilisée lorsque l’on souhaite suspendre la conscience morale à un portemanteau analytique. « Dossier complexe » signifie tout simplement : ne posez pas trop de questions, n’attendez pas de résultats, et ne réclamez aucun engagement moral réel. La complexité, comme chacun le sait, est une excuse élégante à l’impuissance, une couverture respectable pour la complicité.
Les États-Unis, parrains éternels d’un processus qui n’aboutit jamais, ont annoncé avec un enthousiasme soigneusement dosé que l’objectif est désormais de passer à la « deuxième phase ». Une phase qui suggère un mouvement vers l’avant, mais qui, en réalité, ressemble fort à un piétinement sur place avec un changement d’enseigne. Une phase présentée comme une évolution logique, alors qu’elle n’est guère plus qu’un vide emballé dans un nouveau langage administratif adapté aux conférences de presse.
Cette phase inclut ce que l’on appelle la « réhabilitation civile », comme si Gaza sortait tout juste d’un atelier de maintenance après une simple panne technique, et non d’une guerre d’extermination. Comme si le problème se résumait à quelques fissures dans les murs, à une mauvaise planification urbaine, et non à la destruction d’une ville sur la tête de ses habitants, à l’effacement de quartiers entiers , ou à la transformation d’êtres humains en chiffres provisoires dans des rapports de dernière minute.
Vient ensuite le discours sur un « système de gouvernance alternatif », comme si le pouvoir à Gaza était un meuble défectueux que l’on peut remplacer par un modèle plus récent, sans consulter la population, ni même reconnaître son existence. Comme s’il ne s’agissait pas d’un peuple sous occupation, mais de la gestion d’une entreprise déficitaire dont le conseil d’administration aurait besoin de changer les visages plutôt que les politiques.
À ce tableau s’ajoute la proposition d’une présence internationale « certaine », un terme d’une précision remarquable dans son ambiguïté. La communauté internationale, lorsqu’il est question de Gaza, excelle dans la production de qualificatifs flexibles qui lui permettent d’être présente dans le langage, absente dans l’action, rassurée par le fait que personne ne la tiendra responsable de cet équilibre subtil entre discours et inaction.
Israël, pour sa part, n’a pas perdu de temps en politesses et est entrée dans le débat armée d’un dictionnaire réduit à un seul mot : « sécurité ». Un mot utilisé ici non pas comme un droit réciproque, mais comme un privilège exclusif, accordé à une seule partie, tandis que l’autre est sommée d’en payer le prix. Israël ne rejette pas la deuxième phase en principe, mais veille, avec un professionnalisme sécuritaire exemplaire, à la vider de tout contenu susceptible de la déranger.
Les conditions commencent par le désarmement total de l’adversaire et se poursuivent par le contrôle de ce que l’on appelle les « zones de sécurité » une appellation aimable pour une réalité brutale : Israël ne se sent en sécurité que lorsqu’elle se trouve sur la terre d’autrui, et ne s’apaise que lorsque l’autre partie se retrouve sans terre, sans armes, et même sans la capacité de protester.
Lorsque ces conditions s’accumulent, tous sortent pour parler d’un « écart » entre les parties, comme s’il s’agissait d’un différend technique sur la formulation d’un article, ou d’un malentendu que l’on pourrait surmonter par une réunion supplémentaire et un nouveau gâteau. L’écart réel est bien plus profond : un écart dans la définition même de l’être humain, et dans la détermination de ceux qui méritent la sécurité, et de ceux à qui l’on exige des garanties alors qu’ils sont sous les bombes.
L’absurdité atteint son paroxysme lorsqu’il est affirmé, avec le plus grand sérieux, que le passage à la deuxième phase est conditionné à des garanties empêchant la répétition du 7 octobre. Comme si cet événement était tombé du ciel, sans histoire, sans contexte, sans occupation. Comme si Gaza, assiégée, dépourvue de souveraineté, sans armée, sans aéroport ni port, était tenue de promettre une bonne conduite et de fournir un certificat de moralité dans un monde qui ne reconnaît même pas son existence.
La question qui n’est pas posée, parce qu’elle est inconfortable : des garanties de qui ? Et par quels moyens ? Mais la réponse est toujours présente, même sans être formulée : la seule garantie acceptable est la poursuite du contrôle militaire et le maintien dans les zones tampon autrement dit, la solution géniale à l’insécurité consiste à l’approfondir, mais pour une seule partie seulement.
C’est ici qu’apparaît la contradiction que le discours international évite avec une habileté professionnelle : qui garantira la sécurité de Gaza ? Qui garantira que les « garanties sécuritaires » ne se transformeront pas en permis illimité de bombardement ? Qui garantira que la première phase ne sera pas reproduite chaque fois qu’Israël aura besoin de « restaurer la dissuasion » ou de tester l’efficacité d’une nouvelle arme ?
Ces questions n’ont pas leur place dans le débat officiel, car elles exposent sa structure profondément déséquilibrée : on exige de la victime ce que l’on n’exige pas du bourreau, et la sécurité devient un concept sélectif, invoqué pour justifier la domination plutôt que pour y mettre fin, pour légitimer la violence plutôt que pour l’arrêter.
Ainsi, nous parvenons à une conclusion froide mais précise : il ne s’agit plus de résoudre un conflit, mais de le gérer. Il ne s’agit plus de rechercher la paix, mais d’organiser la violence. Il ne s’agit plus de réclamer la justice, mais d’améliorer les conditions de l’injustice et de la rendre plus commercialisable.
Dans ce contexte, Gaza n’est pas traitée comme une entité humaine vivante, mais comme un cas d’expérimentation permanent, transféré d’une phase à l’autre, d’un plan à l’autre, d’une promesse à l’autre, tandis que tout cela est administré dans un langage élégant, dans des lieux confortables, loin du seul endroit qui paie le prix de ces « plans par étapes » en sang, et non en encre.
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