Chronique ” Gaza Urgence Déplacé.e.s” | Un camp au bord de la douleur : ce qu’il reste de la vie
10 décembre 2025Le compte rendu de la deuxième initiative pour que l’hiver à Gaza soit “chaleureux” 9 Décembre
Même les cauchemars les plus sombres n’auraient pu imaginer ce qu’a laissé derrière elle cette guerre dévastatrice qui a duré près de deux années entières : deux ans de feu, de cendres et d’effondrement répété du sens même de la vie. Une guerre qui n’a rien laissé intact ; elle a détruit l’être humain avant la pierre, écrasé les personnes avant les bâtiments. Même les petits rêves qui habitaient la poitrine des enfants sont devenus des cendres dispersées par le vent, et les souvenirs qui réchauffaient les longues nuits des familles se sont évanouis sous les décombres des maisons. L’histoire même de la ville n’a pas été épargnée de l’effacement, comme si elle n’avait jamais existé, comme si une main brutale avait éteint la lumière d’un siècle entier en une seule nuit.
Malgré mes longues années de travail humanitaire, et malgré les scènes dont je croyais avoir vu les pires, jamais je n’aurais imaginé voir un seul camp rassembler toutes les tragédies pouvant frapper les humains d’un seul coup. Jusqu’au jour où nous avons reçu un appel de détresse provenant d’un camp isolé dans les bois de la région d’Al-Nuseirat : le camp Al-Mukhtar . Un camp devenu à la fois symbole de perte et de survie, et qui abritait plus de quarante-cinq familles déplacées de Gaza, ayant perdu plus de cinquante membres de leurs proches durant la guerre. Elles avaient fui, pour se réfugier dans cet endroit reculé, où les arbres cachent la lumière, où le ciel paraît lointain, où la vie semble plus proche de l’absence que de la présence.
Dès que nous avons franchi les limites du camp, la stupeur nous a coupé le souffle. Nous n’étions pas face à une simple situation difficile, mais devant une véritable catastrophe humanitaire dans toute son ampleur. Les eaux usées s’étalaient partout, coulant entre les tentes comme des rivières de misère, s’infiltrant sous les pieds, pénétrant même dans les tentes où l’on dort, se mêlant à une odeur de moisissure et de tristesse dans l’air. Les latrines dégageaient une odeur suffocante qui envahissait tout le camp, une odeur à laquelle il était impossible de résister plus d’une minute sans sentir l’étau de l’asphyxie. Même nos équipes, pourtant bien entraînées, durent interrompre leur travail plusieurs fois, sortant toutes les dix minutes pour respirer à l’extérieur du camp, non pas en raison de la charge de travail, mais parce que les odeurs étouffantes fermaient la gorge et serraient la poitrine.
Au milieu de ces odeurs, les yeux des enfants se dessinaient comme des ombres cherchant une lueur. Des enfants pieds nus marchant dans les eaux usées, leurs pas fragiles s’enfonçant dans la boue, leurs yeux cherchant quelque chose qui n’existe plus : la sécurité. Les images étaient si douloureuses que le cœur ne pouvait les supporter : des enfants qui ont davantage appris la peur que le jeu, davantage appris les larmes que le rire, et dont les visages portent les traces d’années qu’aucune autre que des villes détruites ne devrait vivre, et encore moins des enfants.
Pendant que nous évaluions la situation, les femmes nous racontaient des histoires semblant tout droit sorties d’un livre écrit à l’encre de la tristesse : des nuits de bombardements incessants, des mères courant avec leurs enfants au milieu des flammes, des hommes sortis et jamais revenus, des maisons rasées au sol, des souvenirs qui se sont éteints comme s’éteint la dernière braise dans un foyer oublié. Chaque femme portait une histoire, chaque histoire portait un cri, et chaque cri était comme une main suppliant que l’on n’oublie pas ce que nous avions vu. Quant aux tentes, elles n’étaient guère dignes d’être appelées abris : déchirées, usées, certaines n’étaient que de simples morceaux de tissu qui ne protégeaient ni du soleil, ni du froid, ni même des insectes. L e vent pouvait les arracher sans le moindre effort.
Dans cet environnement sombre, la nécessité d’une intervention urgente est devenue évidente. C’est là que s’est manifesté le rôle humanitaire des initiatives tentant de suturer tant bien que mal des blessures ouvertes. L’initiative Un hiver chaleureux , lancée par l’UJFP et visant à fournir des équipements d’hiver aux familles déplacées dans les camps de Gaza, ciblait de nouveau ce camp après avoir constaté l’ampleur croissante des besoins. Une initiative venue dire que la main qui tente d’alléger la douleur existe encore, et que la chaleur en hiver peut être plus qu’une couverture : elle peut être un message de vie.
Nous avons commencé à installer des tentes : sept nouvelles tentes furent montées, et trente bâches en plastique distribuées pour couvrir les tentes qui ne pouvaient plus protéger leurs habitants de la pluie, du vent, ou même des insectes. Une fois rentrés à notre bureau, les images du camp nous poursuivaient comme une ombre inséparable. Nous avons alors décidé de retourner sur place, car les besoins ne pouvaient attendre, et parce que les familles là-bas méritaient plus que ce que nous avions donné.
Lors de cette seconde visite, nous avons apporté trois tentes supplémentaires et dix nouvelles bâches, portant le total à dix tentes et quarante bâches. Des chiffres modestes face à l’immensité de la souffrance, mais qui représentaient pour les familles une fenêtre laissant entrer de l’air pur pour la première fois depuis longtemps.
Les familles ne s’attendaient ni à une réponse aussi rapide, ni à ce que nos équipes reviennent aussitôt. Mais lorsqu’elles nous ont vus, leurs visages se sont emplis d’une gratitude que les mots ne pouvaient exprimer. Certaines personnes pleuraient en silence, un silence semblable à une fracture mêlée d’espoir : l’espoir que le monde ne les ait pas totalement abandonnées. Nous leur avons fourni nos numéros de contact, et elles nous ont salués avec une chaleur qui a rendu l’instant du départ plus lourd que tout ce que nous avions vu, comme si elles retenaient les bords de nos cœurs pour nous empêcher de partir, comme si l’endroit lui-même nous suppliait de revenir.
Sur le chemin du retour, tout était silencieux, hormis le vacarme des images encore suspendues dans nos mémoires : des tentes déchirées, des enfants pieds nus, des femmes chargées d’histoires, des hommes tentant de paraître forts tandis que la perte leur rongeait la poitrine, des odeurs inoubliables, et un espoir refusant de mourir alors que tout autour annonçait la mort. Une question ne nous quittait pas : combien d’autres camps attendent encore qu’une main se tende vers eux ? Combien d’âmes ayant échappé à la guerre luttent encore pour survivre à la pauvreté, au froid et à la maladie ? Quelle part d’obscurité essayons-nous de combattre avec ce simple fil de lumière ?
Lien vers les photos et vidéos
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