Ne pas hurler avec les loups : faire face au racisme des biens-pensants
21 décembre 2022Le Poing publie cette contribution au débat d’idée proposée par un lecteur fidèle.
1 Enfermer des groupes humains dans une essence
On parle de « races » aux seins des « espèces » animales domestiquées (comme les chiens, les chevaux, les vaches ou les poules).
Il y a les races « de berger » ou de « chasse », « de course », « de traite », « de ponte », « à viande »… L’utilisation du mot « race » renvoie à un critère qui vise à décrire une diversité de fonctions domestiques ou alimentaires : une fonction sociale. Les caractères biologiques héréditaires, dus à la domestication, à la sélection et au croisement des animaux comme des plantes par les sociétés sur plus de 10 000 ans, relèvent d’une artificialisation du vivant. Ces critères « raciaux » ne sont plus utilisés en biologie, en agronomie ou en sciences vétérinaires, car ils recouvrent des regroupements artificiels, des concepts vernaculaires insuffisamment structurés qui invisibilisent ce processus d’artificialisation.
Appliqué aux humains, le terme de « race » est utilisé dès le XVIe siècle, il désigne alors l’ensemble des membres (ascendants et descendants) d’une même famille comme d’un même « peuple » (dans le sens où ils partageraient des ancêtres communs) pour distinguer des groupes humains. Les frontières relevant de la biologie par opposition à celles qui relèvent de la culture sont alors floues, et on confond souvent des éléments liés aux influences culturelles avec des éléments supposément liés à une hérédité biologique. Des différences définies comme « naturelles », mais plus exactement naturalisées, sont associées aux différences culturelles entre diverses populations. Cette représentation consiste à attribuer, sur la base de critères arbitraires supposément naturels comme la morphologie, l’ascendance supposée ou la génétique, une correspondance avec des critères d’ordre sociaux, culturels, politiques ou économiques.
Pour les racistes, les caractères renvoient à l’idéologie théologique ou scientifique de l’inné et de l’essence, du don et de la malédiction. Il conduit à isoler les groupes humains, de telle sorte qu’ils seront dotés de propriétés immuables. Qu’on leur prête des qualités exceptionnelles ou qu’on les considère comme un ennemi du genre humain, il s’agit dans les deux cas d’enfermer des groupes humains dans une essence, de les sortir de l’histoire et de les réduire à un mythe.
2 La déshumanisation de « l’autre » est indissociable de son asservissement.
Le rejet hors de l’humanité de toutes celles et ceux jugés trop différents pour en faire partie est un trait de comportement qui peut, de façon normale, se rencontrer au sein des groupes sociaux dominants. Trop souvent, dans l’histoire des sociétés, la notion d’humanité se restreint aux groupes d’êtres humains auxquels l’individu qui la définit appartient. Le plus souvent, le mot qui définit le concept d’être humain dans le vocabulaire du groupe considéré ne concerne que les membres dudit groupe. Les formes de xénophobie, de machisme ou simplement de mépris social sont des comportements socialement construits, changeants selon les époques et les lieux. L’esclave est, par exemple, étranger à la cité. Les stratifications en « classes sociales » sont accompagnées de jugement méritocratique sur les lignages des uns et des autres. On accorde aux personnes, essences, places et fonctions.
Durant la période coloniale, il convenait de définir les sociétés colonisées en les présentant comme des sociétés situées hors de la Civilisation, le mot civilisation ne désignant que l’aire culturelle de l’Occident Chrétien. Puis, avec la sécularisation, la civilisation s’est émancipée de dieu, et d’autres mots ont acquis un usage massif avec des penseurs de Lumières hiérarchisant l’humanité entre les « races », véhiculées par la science de leur époque.
L’habillage de l’idéologie raciste par le discours scientifique permit de développer un « paradigme racial » qui aboutit à une simple biologisation de l’immondice des anciennes typologies, empiriques ou théologiques, des peuples. Tel qu’il apparaît en Europe et dans ses colonies, le terme de « race » s’inscrit dans le registre du vocabulaire universel, transhistorique et trans-géographique, d’immémoriales structures d’asservissement. Ce terme accompagne la déshumanisation de l’autre pour légitimer sa domination, son oppression, son exploitation.
Ce « racisme scientifique » ou racialisme deviendra pendant plusieurs siècles l’idéologie prédominante dans les milieux savants. Il s’appuie sur des méthodes de mesure qui donnent naissance à autant de sous-disciplines et d’idéologies : l’anatomie comparée, l’anthropologie physique, les théories eugénistes ou l’évolutionnisme du darwinisme social. Comme un « organisme » quasi biologique, produit par la « sélection naturelle » opérant au sein du développement des sociétés humaines, des « peuples supérieurs » se donnent le « droit » d’imposer leur loi aux autres partout. L’histoire du racisme scientifique prend part au mouvement d’expansion du colonialisme européen initié au XIVe siècle pour remplacer les arguments théologiques justifiant les asservissements, ce racisme scientifique justifie et encourage indistinctement les guerres de conquête, les hiérarchies coloniales, le nationalisme et les génocides, l’extermination de classes dangereuses ou de marginaux.
L’ambiguïté du terme, le rôle joué par ces idées, et les influences néfastes, ne sont plus à énumérer. Les “races humaines” ne sont plus qu’un principe non démontré puis utilisé dans la construction d’une théorie qui a été abandonnée aujourd’hui par la science. Les présupposés “racistes” contiennent en germe des éléments qui conduisent nécessairement à des développements abjects et horribles. « La science » rappelle toutefois qu’il existe bel et bien des groupes biologiques, des « populations » différenciées à partir de caractéristiques biologiques. La modification génétique et cybernétique de corps humains sous prétexte de santé parfaite tend à un néo-eugénisme : une artificialisation hiérarchisée des corps humains organisée autour des moyens financiers qui permettent ou non d’avoir accès à ces technologies. Les fantasmes trans-humanistes, comme mouvement idéologique organisé, manifestent déjà un discours scientifique et éthique qui vise à justifier les horreurs de demain et accompagne déjà les actuelles remontées du racisme biologiste.
3 Nature/culture : le tour de passe-passe
Il n’est plus socialement acceptable, dans de nombreux milieux, de se définir soi-même comme raciste. L’extermination ou l’asservissement d’indigènes sur des territoires exotiques passait encore. Le nationalisme allait cependant frapper l’Europe en son cœur lors des boucheries et des massacres des guerres de masses des XIXᵉ et XXᵉ siècles. La radicalisation fasciste et le génocide industriel des juifs et des gitans n’ont pu prendre fin qu’avec la défaite de la droite patriotique et conservatrice a la fin de la seconde guerre mondiale. En Europe, ce courant politique resta en place dans certains États jusqu’aux années 80 (Espagne, Grèce) . Il revient aujourd’hui au pouvoir un peu partout en occident. Pourtant, les atrocités commises lors de la Deuxième Guerre mondiale notamment, le caractère raciste des génocides industriels ont (ou avaient) contraint à une prise de conscience quant à la dangerosité de cette notion de « race »
Après 1945, l’Organisation des Nations Unies rejeta le concept de « race », et l’on put dès lors continuer à parler librement d’ethnie, ou de Nation, de folklore obscurantiste, ou de Culture Universelle. Pour reconstruire une probité d’apparat, les plus inventifs des génocidaires repentis ont pu parler de civilisation, de culture, voire d’émancipation universelle comme d’un outil chimérique à partir duquel ils vont progressivement tenter de se racheter une conscience humaniste. Ils laisseront, depuis 1945, le racisme hors de leurs discours officiels. Ce racisme est présenté, dès lors, comme non fondé scientifiquement.
Il est aujourd’hui de bon ton de s’appuyer sur les traits de la personnalité, sur la culture, sur les mœurs ou les représentations et croyances, pour manipuler des catégories, des manières et des « bonnes intentions » qui, trop souvent, conduisent à des pratiques qui reproduisent la ségrégation spatiale, l’oppression sociale, l’exploitation économique et la domination du politique.
Par un tour de passe-passe lexical, on est passé de la race à l’identité, de la biologie à la culture, mais ces catégories, aussi fictives et changeantes soient-elles, sont porteuses des mêmes stéréotypes, et des mêmes caractéristiques néfastes. Il s’agit toujours des mêmes vieilles constructions sociales qui n’ont jamais servi à rien d’autre qu’à créer des hiérarchies entre les personnes et n’ont aucun autre fondement que les idéologies qui justifient ces hiérarchies.
Cet aveuglement, loin d’être une façon de se libérer du racisme, devient au contraire une arme, une idéologie qui légitime des pratiques qui persistent, opérant à travers une combinaison de structures sociales, économiques et institutionnelles. Ce sont alors ces pratiques qui sont niées par les néo-racistes qui ont quitté la biologie pour embrasser la culture.
La lutte contre le racisme est dévoyée dans un discours culturaliste et folklorisé. On nous dit qu’il faudrait embrasser l’universalisme à la sauce républicaine, ou à la sauce sous-libertaire des citoyens du monde, ou se voir rejeter dans l’identitarisme. L’état se sert de cet antiracisme biaisé comme d’une caution pour pouvoir pratiquer le déni vis-à-vis des horreurs d’hier et surtout d’aujourd’hui. Pour ces humanistes, le “racisme” deviendrait alors comme un « faux discours » dont le seul effet néfaste serait de classer, de diviser.
Ce ne sont pas les discours qui divisent l’humanité, ce sont les différents rapports de domination qui la traversent. S’éloigner du déni propre à l’universalisme du pouvoir, c’est prendre conscience que les formes du pouvoir ont produit (tout en les occultant) des technologies de mort, qui affectent de façons différentes les personnes et les tissus sociaux. Cette prise de conscience nous permet de comprendre que l’émancipation des opprimées et exploitées résultera de leur propre action.
On entend se plaindre du racisme d’un chef, d’un patron ou de collègues, du racisme de l’administration, mais aussi du racisme ambiant dans la société. La pratique sociale du racisme apparaît au quotidien dans les entreprises, les institutions, mais aussi dans le tissu social lui-même. Il est un poison pour toutes et tous, dans toutes les sociétés. Dans des interactions sociales habituelles, certains arrivent à être considérés comme des personnes, d’autres, en revanche, prennent très tôt conscience de l’assignation déshumanisante que l’autre rattache à sa personne. On peut dire qu’ils sont “racialisés” par le système de représentation d’un système social.
Le racisme n’est pas qu’une simple idéologie, mais un mot qui sert à désigner une réalité sociale organisée. Ce processus ne se réduit pas à un critère racial des modes de dominations. C’est un phénomène social qui consiste en un système d’assignation de populations catégorisées sur la base de leur origine ou de leur culture. Il ne devient effectif, dans la répartition de la division du travail comme du pouvoir social, que par des modes de reproduction économique et politique. La réalité du racisme, c’est peut-être avant tout la division mondiale du travail, de la consommation, du pouvoir et des bénéfices et pertes des guerres.
4 La civilisation est partie à la conquête du monde
On pourrait imaginer, comme le font les investisseurs du développement, les ONG humanistes ou les politiciens, que les écarts de richesses au niveau mondial sont dus à l’incompétence de populations qui n’ont pas su trouver en elles l’intelligence de la prospérité.
Pourtant, ce sont les formes de relations économiques et les moyens politiques (administratifs ou militaires) employés qui ont permis l’asservissement, la mise sous tutelle et ont favorisé le renforcement des inégalités au sein des sociétés et entre les sociétés.
Les institutions administratives et militaires des états-nations, leurs frontières, leurs hordes de policiers, de militaires, d’humanitaires, financés par des investisseurs avertis, interviennent ici et là pour (r)établir l’ordre de leur morale.
La logique de rentabilité propre au secteur financier prit au cours des siècles le dessus sur les rapports féodaux, d’extorsion ou esclavagistes, et les choix stratégiques de production se sont progressivement soumis aux exigences de rentabilité financière. Cette rentabilité consiste à exploiter au maximum les avantages comparatifs des différents secteurs et régions de l’économie monde. La division du travail représente la meilleure organisation possible des éléments constitutifs du système capitaliste dans le sens où elle vise à maximiser l’accumulation du capital à l’échelle locale ou globale.
L’accaparement des moyens de production, le travail forcé associé à la généralisation de la forme-marchandise renforcent des distorsions sociales dans les territoires du centre où elles ont été initialement imposées. Ces distorsions furent radicalisées dans les sociétés à la périphérie des centres de consommation et d’accumulation. On transfère la valeur extraite, via l’exploitation de populations périphériques, vers des centres de consommation, ce qui est un moyen efficace d’accumuler du capital. Ces territoires périphériques représentent toujours une possibilité d’expansion, via l’ouverture forcée de nouvelles zones d’exploitation. L’enjeu est d’accaparer quelque chose, soumettre une force de travail. C’est dans cet objectif que la « civilisation » est partie à la conquête du monde. Il n’y a pas de “sous-développement”, il n’y a que surexploitation, régimes autoritaires, guerres de butins et entrepreneurs avides.
La concentration des activités économiques vouées entièrement au besoin des centres et des classes dominantes au niveau mondial se fait au détriment des nécessités des populations des sociétés périphériques. Les idéologies, l’organisation des territoires, les infrastructures politiques, économiques, techniques ou culturelles que les métropoles mettent en place désarticulent les formations sociales sur tous les continents et sont dès lors utilisées comme fournisseur de main d’œuvre (esclave/servile puis prolétarisée) surexploitée qui assure une production diversifiée de biens miniers, agricoles puis manufacturiers, destinés à l’exportation vers de centres de consommations ou aux classes dominantes locales.
Il en résulte que la division sociale et internationale du travail évolue, mais le façonnement des sociétés est dicté par les besoins de l’accumulation du capital qui assigne les populations des périphéries aux fonctions subalternes du système de division du travail.
Avec l’interconnexion des marchés financiers, la libéralisation financière et l’ouverture des frontières aux capitaux, l’afflux des investissements utilise les opportunités que lui offre la spécialisation dans le marché international.
Il existe aujourd’hui un « marché » mondial dans lequel différents territoires sont intégrés. La structure des prix largement imposée qui renforce les écarts de rentabilité entre les secteurs de l’économie et branches de production se fait au détriment de la population
L’augmentation de l’usage intensif du capital s’oriente prioritairement vers les secteurs à forte rentabilité. Dans les périphéries, les investissements visent à importer des produits à forte valeur ajoutée (difficilement accessible pour une majorité de la population) ou à exporter ce qu’il y a de plus rentable pour obtenir des devises des centres impérialistes, ainsi la production n’a jamais reposé sur une logique de besoins des populations de la périphérie. Le capitalisme crée ainsi, dans les périphéries, une distorsion essentielle dans le processus d’allocation des ressources au détriment de la production de biens de consommation accessibles au plus grand nombre, cela organise ainsi la reproduction de la pauvreté structurelle, au détriment des secteurs les plus exploités, ce qui complique les possibilités d’auto-subsistance de la majorité des foyers de salariés ou de travailleurs indépendants.
Au niveau mondial et local, la forte dispersion des rémunérations amène à la juxtaposition de deux réalités économiques : l’une est prédominante, “intégrée”, et capte l’essentiel de la sur-valeur et l’autre se retrouve tributaire, soumise au commandement du capital et économiquement réduite à la survie.
La réalité de l’exploitation est une réalité stratifiée, l’unité de classe sur le plan de la critique de l’économie politique élude un problème majeur de la lutte pour l’émancipation, car elle dissimule des réalités extrêmement contrastées, localement et mondialement.
Le fait est que des exploités cèdent la valeur qu’ils produisent à des personnes qui reçoivent une sur valeur qu’elles ne produisent pas elle-même. Les prolétaires des périphéries, l’essentiel des unités sociales autonomes ou d’auto subsistance (généralement en partie salariés et produisant des biens marchands) transfèrent d’une manière ou d’une autre de la plus-value qui sera consommée par un prolétaire du centre puis accumulée par des capitalistes aux quatre coins du monde.
À partir d’un certain niveau de revenu et de droit, un exploité, salarié, indépendant ou même précarisé, vit aussi de la plus-value produite par des sur-exploités, ce qui a un effet immédiat sur une éventuelle conscience collective émancipatrice des exploités.
La surexploitation de la force de travail permet un transfert de plus-value consommée par d’autres. Ceux-ci bénéficient de transferts de valeurs à la source de la marchandise comme seul horizon des sociétés de consommation. Les structures et les alliances de classes dans les centres sont au mieux stabilisés autour de la « démocratie sociale de marché ». Notons que l’impérialisme a eu un effet déterminant sur la structure de classe du prolétariat occidental avec l’émergence des sociétés de consommations, corrélative a l’optimisation de la division internationale du travail. Ironiquement largement inentamée par la décolonisation. La domestication “social de marché” des mouvements de résistance ouvrière dans les centres n’aurait pas pu exister sans cette division internationale du travail et ses récompenses.
5 Le butin de la guerre en cours, c’est le monopole de la guerre aux pauvres
L’apparition d’un nombre croissant, dans les ex-périphéries, de classes supérieures de consommateurs qui n’ont rien à envier au mode de vie des centres capitalistes initiaux est le reflet de l’émergence de puissances politico-militaires et de centres capitalistes régionaux, avec leurs propres champs, mines, usines et prolétaires dédiés à l’accumulation de capitaux propres et à la reproduction du confort et à la consommation de classes dominantes ou émergentes.
Cette émergence de nouveaux centres ne remet pas en cause les phénomènes de polarisation et pauvreté structurelle à l’échelle globale et locale. La naissance d’autres centres capitalistes intensifie l’exploitation. La concurrence entre les capitalistes entraîne aussi une multiplication des intrigues et des guerres pour accaparer les ressources et la force de travail disputée. Les guerres opposent plusieurs factions pour défendre les intérêts de tel ou tel centre ou puissance afin de monopoliser des aires d’influence qui se concurrencent sur toute la planète. Ce qui se joue, c’est l’intensification de l’exploitation dans tous les segments de classe, à commencer par les plus exploités.
Les pseudo-analyses du tiers-mondisme d’ambassade selon lesquelles il faudrait, au nom du « soutien aux peuples opprimés » ne pas critiquer les régimes qui les gouvernent, sont dénués d’intérêts et tout simplement dangereuses. Soutenir Xi, Poutine, El Assad, Ahmadinejad ou Maduro c’est croire que les guerres contre la population menée par les armées qui défendent les intérêts de nouveaux centres capitalistes sont plus émancipatrices que les armées qui défendent les intérêts des vieux centres impérialistes américains ou européens.
Les centres historiques d’accumulation capitaliste, bien que menacés par la crise que représente l’émergence de conquérants à prétention mondiale, entendent se donner les moyens de perpétuer leurs règnes… la violence des vieux États est aujourd’hui la violence d’un monopole offusqué. Celle qui se prétend être du bon camp du choc des civilisations. Ce pseudo-choc d’idéologies masque les concurrences ou alliances d’intérêt aux seins des classes selon les pôles d’accumulations et puissances militaires qui se reconfigurent, de guerre en guerre.
Dans les vieux centres impérialistes, des hordes de consommateurs se convertissent en masses aux idéologies plus que douteuses, jusque-là qualifiées de droite, plus ou moins extrêmes. Se trompent-ils d’intérêt ? Défendent-ils leurs intérêts égoïstes ? Des intérêts réels, objectifs ou subjectifs ? Ceux du bon camp de la civilisation ou ceux de leurs sociétés de consommation ?
Le jusque boutisme identitaire (à vocation universelle) voudrait se justifier comme une peur de la décadence dans le vide des sociétés de consommation : réenchanter le supermarché pour mieux le défendre face à des ennemis fantasmatiquement barbarisés.
Des thèses aberrantes circulent sur les risques de fragmentation des sociétés, liés aux revendications « identitaires, communautaires, et obscurantistes » des immigrés. Ils menaceraient l’indivisibilité et l’unicité de la culture de « l’humanité » voire la rationalité ou même l’émancipation !
Aujourd’hui la défense de l’Occident n’est plus un mot d’ordre « communautaire » ou ethnique, c’est un mot d’ordre universel à prétention presque libératrice, grâce auquel on peut s’opposer, parfois même avec acharnement, à toute forme de différence considérée alors comme une expression d’hostilité, de repli ou d’archaïsme.
Depuis des années, un virage intellectuel s’opère, il parvient à son paroxysme, en dévoilant cette nouvelle manière d’être un raciste respectable, un raciste qui rejette l’obscurantisme et le communautarisme des autres. La cerise sur le gâteau consiste à qualifier l’antiracisme de racialisme, au prétexte que la reconnaissance du racisme ferait renaître la notion de race, en connivence avec l’extrême droite et l’idéologie postmoderne. La boucle est bouclée.
La gauche, même radicale, n’a pas été étrangère à ces manigances. Rappelons-nous qu’en 1914 , c’est au nom de la lutte contre ” l’obscurantisme” germanique que des anarchistes comme Kropotkine embrassèrent l’union sacrée. Aujourd’hui, tout un discours de gauche se prête au choc des civilisations (tout en prétendant le combattre) préparant ainsi les guerres à venir.
Il est su que la politique dont les professionnels ou amateurs sont bien évidemment friands sert avant tout à justifier des rôles de spécialistes, gourous et autres dilettantes. Les postures populistes, communistes, anti système, autonomes, antiracistes, féministes, LGBTQIA+, libertaires et autres écologistes peuvent servir les intérêts bien compris et les carrières de quelques personnes.
Même les bien-pensants prétendent toujours, par un rituel douteux, fermer les portes du temple de l’émancipation aux hérétiques, aux barbares, aux pauvres, aux femmes, aux marginaux. L’émancipation devient le monopole des gardiens du temple de l’émancipation.
Parachutés pour être la voix des sans voix, ayant prononcé votre mort au nom de la préservation de valeurs qu’ils transgressent sans cesse, mais dont ils s’érigent en gardiens, ils fournissent la base de la production intellectuelle, parfois marchande, d’une “Pascal Praud isation” du débat public.
Au fil de la guerre en cours, celle de la « civilisation contre la barbarie », c’est-à-dire in-fine celle de la reproduction de la guerre aux pauvres, certaines agressions et certains attentats sont dénoncés comme une attaque contre l’« humanité », et l’on voit accourir les officiels pour affirmer leur soutien aux victimes de ces agressions ; les agressions quotidiennes, ici ou ailleurs, notamment les actes de violence d’état, de guerres (selon qui attaque ou est attaqué), suscitent des réactions moins vives et si elles ne sont que rarement condamnées, elles ne donnent pas lieu aux mêmes marques de soutien dans la population.
De là, on crée des discours légitimes ou illégitimes. On fait, ou pas, partie d’un club national, voire civilisationnel. On peut nier publiquement les drames contemporains ou passés, les rejeter hors de la sphère du discours légitime, puis les invisibiliser.
Après l’esclavage des nègres, la colonisation des indigènes, le génocide des gitans et des juifs, les drames de l’histoire se poursuivent dans ces guerres qui structurent la surexploitation des populations des périphéries, voir celle de migrants dans les centres.
“C’est quoi ces Chinois autoritaires qui nous volent nos noirs obscurantistes” : au-delà de sa fausse conscience de bien pensant, voilà en substance, un aspect de l’inconscient cru du consommateur occidental convertit au néo-racisme. L’actuel élan raciste en Occident n’est pas sans rapport avec l’apparition de nouveaux centres capitalistes dans les ex-périphéries. Ce racisme prépare les populations des centres à une nouvelle alliance de classe où le maintien du niveau de vie des consommateurs occidentaux sera défendu face aux barbares qui “volent notre pain quotidien”, pillé honnêtement depuis plusieurs siècles sur tous les continents.
Les frontières des sociétés de consommation sont des frontières de sang, le massacre est externalisé au loin, loin des supermarchés et parc récréatif de luxe. On négocie dans les guerres la possibilité de maintenir les migrants loin des frontières. Les lois de la civilisation trient les survivants puis désignent les méritants.
Les scénarios guerriers se multiplient aussi rapidement que le langage raciste se délie.
Nul ne sait jusqu’où peut aller cette logique mortifère.
6 Contre les catégories du pouvoir
Il a toujours existé des catégories qui ont n’ont pas pour but de décrire la réalité sociale, mais de justifier un ordre social. Ces catégories sont celles du pouvoir et participent d’un rapport de force.
Ces catégories, parfois juridiques, entendent régir l’ensemble des pratiques sociales pour leur imposer un “conformisme” qui malheureusement n’est pas que théorique.
Ces catégories réduisent les sujets et les objets à des critères relatifs aux illusions du pouvoir et n’ont jamais servi à rien d’autre qu’à créer des hiérarchies et des inégalités entre les personnes. Afin de perpétuer « la paix, la loi et l’ordre », c’est-à-dire la guerre aux exploité-e-s, les imaginaires du pouvoir développent des analyses visant à catégoriser la société. Le pouvoir projette sur la société des critères qui brouillent les repères et les projets des personnes, qui diffusent le chacun pour soi et la haine de l’autre.
Malgré leurs pluralités historiques et conceptuelles, ces catégories, aussi rationnelles ou contemporaines soit-elle, sous-tendent une proposition commune : au-delà de leur complexité presque ésotérique, ces acrobaties théoriques n’ont rien à envier au mystère de l’Égypte Antique qui justifiait Pharaon et sa hiérarchie.
Le monde social serait le fruit d’un ordre spontané, dans le sens où il résulte de l’actuation libre de tous ces composants, et d’un ordre naturel, dans le sens ou l’harmonie de ses interactions ne peuvent être que l’expression d’un ordre supérieur.
Chaque sujet y transforme, reforme ce monde en partant de la certitude de soi, c’est-à-dire de la certitude de sa liberté.
Puis cette formation du monde implique le travail et l’effort.
Mais cet effort serait librement accepté, car il est la condition de la maîtrise du monde d’une société qui le représente avec autant d’objectivité que celle-ci objective le cosmos.
Cette acrobatie métaphysique forme les mythes de justification du pouvoir moderne, émancipé de la justification théologique, pharaonesque ou autre.
Pourtant l’effort, bien loin de n’être qu’un temps douloureux, mais nécessaire, de sa propre maîtrise du monde, donne en réalité à d’autres (les puissants : politiciens ou capitalistes) le pouvoir de régner sur notre propre devenir.
Les éléments qui constituent la conjoncture sociale ne sont alors plus du tout à considérer comme des données transcendantales.
Ne sont-elles pas alors des forces, des témoins, de conflits internes dans les sociétés, de rapports de force réels, des rapports de domination, d’exploitation, d’oppression face à une volonté de reprendre sa liberté.
Ce sont ces affrontements qui forment les caractéristiques des réalisations humaines dans le réel. Le moteur de la formation-transformation du “monde” est notre production (sociale ou matérielle) et la forme de cette production dépend de l’état des affrontements.
il s’agit de mettre à nu cette réalité pour comprendre ce qui avait été laissé dans l’ombre pour réaliser sa liberté dans la pratique
Les “cultures”, ‘organisations” et “technologies” présentes dans nos sociétés ne sont pas des faits « naturels » : ce sont des constructions sociales. Des constructions sociales qui, non seulement, peuvent être celles des dominants, mais qui sont des constructions qui peuvent aussi garantir la reproduction des dominations.
Les représentations cultuelles relatives aux différentes stratifications sociales, comme fixations juridiques, usuelles ou mentales, sont celles de la pensée pratique d’un mode de production de l’exploitation, et sont une justification, une rationalisation de la structure sociale : elles sont le résultat d’une idéologie dominante qui ne permet pas de comprendre les relations sociales concrètes. Derrière la réalité illusoire se cachent de vrais rapports de domination, d’exploitation, d’oppression. Les confusions idéologiques servent des intérêts bien établis autour de valeurs liberticides.
Ces mythes liberticides conduisent à aborder les enjeux de la catégorisation sociologique, au travers d’un prisme “méritocratique” qui aborde tous les secteurs : cultures, mœurs, organisations familiales ou sociales, préférences linguistiques, sexualités, orientations philosophiques et spirituelles, origine ou qualités génétiques (pour les plus essentialistes). Cette catégorisation détermine la place qui correspond à chacun dans les hiérarchies économiques, politiques, ou sociétales. Ce phénomène social consiste en un système d’assignation des populations dans la répartition de la division du travail comme du pouvoir social qui ne devient effectif que par des modes de reproduction économique et politique.
Il nous faudra abandonner toutes ces catégories du pouvoir pour anéantir l’économie de l’exploitation, la domination du politique, et toutes les oppressions.
7 Démystifier les hiérarchies, les analyser pour les détruire : nous voulons des milliers de canots qui puissent attaquer ensemble.
Loin de croire simplement qu’il suffirait de nier toute possibilité de compréhension des réalités sociales, de toute catégorisation sociologique, pour toute pensée qui critique ce qui nous opprime, les harmonies universelles de la doctrine du pouvoir se transforment en un lieu chargé d’antagonismes tant matériels que sociaux, tant objectifs que subjectifs. Cet antagonisme exprime des formes concrètes des luttes pour la liberté, et non sa forme idéologique ; certaines contradictions idéologiques revêtent le caractère de cet antagonisme, d’autres sont de simples différences.
Face à des catégories ayant pour enjeu la représentation de la réalité sociale en vue du maintien de la domination, se sont développées d’autres catégories qui prétendent démystifier les hiérarchies sociales pour les analyser et les détruire.
Démystifier, c’est investir la réalité sociale depuis nos propres vies et comprendre comment nos relations sociales sont médiatisées ou institutionnalisées à travers des structures technologiques, économiques ou politiques. Démystifier, c’est analyser comment nos imaginaires culturels sont médiatisés par les états, par les pôles d’accumulation capitalistes, le patriarcat, le racisme, les dogmatiques de tout ordre et domestication en tous genres.
Cette critique amène à une catégorisation peut être définie par l’emplacement objectif des agents au sein d’une structure sociale, ces théorisations concernent fondamentalement la répartition du pouvoir et de ses intérêts, politiques, économiques, socioculturels, elles démystifient l’emplacement objectif des agents.
Si certaines théories sont nées face à l’exploitation capitaliste, la révolte contre la domination politique, l’exploitation économique, et l’oppression sociale, patriarcale ou raciste, date des premières sociétés hiérarchisées et hérite de catégories et d’interprétations fondées au fil d’une résistance immémoriale. Cette aspiration à une société libérée est une aspiration universelle.
Toute pensée ou pratique de rupture avec toute forme d’exploitation n’est pas une simple question de discussion théorique et d’opinions. La résistance est la réponse humaine à la déshumanisation. La condition d’exploiteur, d’oppressé, de dominé peut conduire de la défense de ses propres intérêts à la défense d’intérêts communs vers un affrontement direct avec les intérêts de l’ordre existant. De telles luttes surgissent continuellement.
Ces luttes n’existent qu’à partir des personnes concrètes et se développent dans l’ensemble des tissus sociaux qui correspondent à la réalité des relations, qui, toutes, nous lient au monde. On ne participe à une lutte que parce qu’on appartient, à minima par affinité et à fortiori par réalité de vie, à une collectivité qui y est impliquée.
Les tissus sociaux comme les cultures qui les peuplent se recréent autour des liens face aux nécessités de la vie. Ces liens se recréent autour de conditions propres aux rapports de production tant économiques que politiques ou culturels. Ces liens prennent eux-mêmes racine dans un état de fait propre non seulement aux enjeux de la domination, de l’exploitation, de l’oppression, mais aussi aux moyens de les détruire.
Les « conditions » de mécontentement social présent jusqu’à ce jour, amènent à une activité de solidarité et de révolte, partagée par beaucoup, car nous n’avons été ni ne sommes pas seul-e-s.
Les espaces de relation propres, avec ces manières d’être particulières, nous conduisent à adopter tel ou tel type de réaction, ou de comportement. Ces espaces de relation sont un champ de bataille sur lequel les formes de sociabilité qui peuvent développer des solidarités, des luttes et des autonomies, comme elles peuvent entraîner la reproduction du pire : guerres de tous contre tous, subordination passive ou cannibalisme social…
Le pouvoir et son horreur sont présents dans nos vies, en nous, dans notre manière de relationner et c’est l’authentique champ de bataille sur lequel se livre la guerre sociale. Rien ne sert de se limiter à l’examen de conscience ou à l’expiation jusqu’à l’autoflagellation new age pour enfant gâté, au « silence de l’âme », ces formes de vie, affects, changements personnels, assortiments, thématiques recroquevillées sur la sphère privée.
Des personnes se penchent sur des stratégies de révolte et de solidarité collectives pour défendre leur individualité, ce à l’opposé des stratégies individualisées d’inféodation qui sont d’habitude plus valorisées. L’identification à un projet émancipateur relève plutôt de l’exception que de la règle, et donc l’absence de révoltes individuelles, de consciences collectives ou de relations émancipatrices, n’est pas une déviation, mais la norme. La situation visée est alors celle d’un retournement dans l’orientation normative : de la soumission à la révolte, de l’individualisme à la solidarité.
En mettant en mouvement des relations et des actes différents de ce que génère le système, on ne s’isole que du système lui-même. L’attaque la plus grave qu’il a commis est cette tentative de faire disparaître les multiples tissus de relation qui est le seul espace dans lequel nous pouvons vivre. Ce qui est le plus difficile et le plus laissé de côté dans une société qui disparaît est de rentrer en relation alors que les problèmes sociaux s’aggravent.
Il faut être désintéressé par « l’avant-garde » qui contemple sa propre vie depuis un « en haut » et qui s’empêche de se poser des questions depuis sa réalité sociale. D’autres stratégies, consistent simplement à décider de que faire avec ces relations et forces qui sont autour de chacun de nous. Il faut se défaire de cette illusion qui peut être très préjudiciable à la subversion ; nous ne voulons pas faire monter nos compagnonnes dans notre bateau, nous voulons des milliers de canots voguant dans de multiples directions, qui puissent attaquer ensemble. Rien ne sert de modeler les gens pour en faire « des rebelles comme nous » Les exploités n’agissent pas comme révoltés parce qu’ils seraient conscientisés ou unis par les sujets hors du monde, des révolutionnaires sans révolution.
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