Archives - International 23 novembre 2015

Cambodge : le nationalisme aux sources du génocide Khmer

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Le Poing, n°20 – Entre 1976 et 1979, les Khmers rouges établissent un régime révolutionnaire d’une violence inouïe et déciment un quart de la population cambodgienne. Profondément influencé par le marxisme stalinien de l’époque, il est commun d’attribuer ces massacres à la seule folie communiste. En réalité, ce régime est empreint d’un fort nationalisme importé par les colons français. Retour sur la construction de l’identité Khmer et ses conséquences dramatiques.

La colonisation française aux racines du nationalisme khmer

À l’arrivée des Français en 1863, le royaume du Cambodge est affaibli. À l’est comme au nord, les Thaïlandais grignotent le territoire Khmer. Aucune bureaucratie ni pouvoir étatique central n’est en place. L’arrivée du protectorat français et l’élévation sur le trône d’un monarque favorable à la colonisation en 1904, Sisowath, marquent le début de nouveautés. Les colons ambitionnent, avec le concours des élites locales, de rassembler les khmers d’Indochine autour d’un projet national pour renforcer leur contrôle sur la région. Si le royaume du Cambodge existait en tant qu’Etat jusqu’ici, c’est à ce moment-là qu’émerge une véritable Nation. Avec le développement du protectorat, tous les moyens techniques disponibles sont mis en œuvre par les colons et les élites dominantes de l’époque pour assurer la création d’un Sangha unique. « Il existait auparavant une multitude de Sangha – ou ordre des moines – dont les lieux d’identités étaient le village, le district ou le centre provincial où se trouvaient les pagodes et non pas la nation » détaille Jean Michel Philippi, chercheur spécialiste du Cambodge. Les Pagodes – des monastères en bois faisant office d’écoles – transmettent jusqu’alors un enseignement local et désuni. Sous la pression de la machine étatique, les manuscrits anciens sont collectés, supprimés et remplacés par un texte commun. L’ensemble des Pagodes et Sangha autrefois pluriels et sans liens avec une quelconque unité nationale deviennent désormais le cœur d’une nouvelle Histoire commune.

La dynastie angkorienne : nouveau symbole d’unité nationale

La redécouverte et la médiatisation des temples angkoriens par le protectorat participent à ce processus identitaire. « [Les] Khmers qui vivaient dans le voisinage du temple n’identifiaient pas Angkor à un monument de la nation khmère ou à un réceptacle de l’orgueil national mais plutôt à un site religieux… » note Penny Edwards, spécialiste de la colonisation cambodgienne. Les colons encouragent les fouilles archéologiques dans les temples et diffusent une histoire commune aux Cambodgiens pour réveiller « l’orgueil » khmer. Bâti à la même époque à Phnom Penh – capitale du Cambodge – le Musée National témoigne de cette volonté de construire un récit national en présentant les différentes dynasties angkoriennes. Il ne s’agit plus d’un simple lieu religieux mais de l’histoire des ancêtres du « peuple » Cambodgien.

Les séquelles d’une construction nationale importée

Avec l’arrivée des Khmers rouges au pouvoir dans les années 1970 – soit vingt ans après la fin de la colonisation – le nationalisme et l’ « orgueil » khmer se transforment en obsession. Il faut désormais éliminer le « peuple nouveau », la population urbanisée et capitaliste, et promouvoir le « peuple de base », les paysans proches du parti. Le pays tout entier est alors tourné vers un projet politique autarcique délirant. Afin de multiplier par trois la production de riz et d’atteindre l’autosuffisance, l’ensemble de la population est envoyé aux champs. Les cadres du parti, fascinés par la grandeur de l’époque angkorienne, sont persuadés de l’efficacité de vielles techniques d’irrigation. La plus célèbre d’entre-elles, les barays, grandes retenues d’eau aux abords des temples, se révèlent inefficace. Inadaptée à la grandeur du projet, cette politique conduira le pays à la famine. Les bases posées par la colonisation n’ont ni mené les Khmers Rouges au pouvoir ni au génocide. Il serait simplificateur de considérer le protectorat français comme seul responsable de ces tragédies. Toutefois, interroger les mythes et les symboles nationaux reste nécessaire pour obtenir une lecture honnête de l’histoire d’un pays, en particulier quand ils sont importés d’un pays étranger.

 

Adrien Wagner

 

(1) Le processus de construction étatique s’est poursuivi sur plusieurs siècles avant que l’idée d’une nation ne jaillisse dans l’imagination des intellectuels et des peuples. Juan Linz. (2) et (3) Penny Edwards cité par Jean Michel Philippi.

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