Archives - Politique 20 avril 2015

Commémoration, ennemie de la réflexion

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Notre société adore les célébrations en tout genre et particulièrement les machins historiques qui en jettent. 2014 a vu la danse du ventre lèche-pompes des dirigeants européens pour les 70 ans du débarquement yankee sur les plages normandes ; les près de 11 millions de soldats soviétiques tués dans le même temps quant à eux repasseront. 2015 est consacrée à la libération des camps, mit oeil grave, mouchoirs de circonstance et discours plusjamaisçaoulala. Je sens ton petit cœur se froisser d’indignation, cher lecteur(ice) au goût sûr (hé oui puisque tu lis Le Poing), aussi je te rassure, cet article ne contient nul négationnisme terrifiant de vacuité et autre débilités soraliennes vaseuses.
Selon Aristote, tout discours se fonde sur trois piliers : logos (le raisonnement), ethos (l’attitude, le style de l’orateur), pathos (l’émotion). Or le discours actuel sur les camps ne relève quasiment plus que de ce dernier registre. Et cela est grave, très grave. Pourquoi ?

Trop de pathos tue le pathos.

Soyons clair : le droit de parole et la volonté de témoigner des victimes sont fondamentaux, nécessaires, et ne peuvent ni ne doivent être niés. D’autant plus que ces personnes s’expriment au nom des millions qui ne sont plus là.

Toutefois, l’intérêt qui leur est accordé n’est pas toujours motivé par de nobles raisons et frôle parfois un voyeurisme honteux. Adorno affirmait que la poésie n’était plus possible après Auschwitz, en ce sens que l’innommable ne peut être décrit, et encore moins par l’art. Et pourtant, des œuvres sincères et de grande qualité ont vu le jour, quoique nombreuses à être tombées dans l’oubli ; tandis que Si c’est un homme a mis des années à obtenir la reconnaissance, des fictions vulgaires au contenu racoleur (Sophie’s Choice, L’Oiseau bariolé) voire inventées (Survivre avec les loups) connaissent un succès rapide, joyeusement exploité à des fins commerciales.

La fréquentation assidue de lieux, dits, de mémoire (la maison d’Anne Frank, la cellule de Jean Moulin), n’est pas due qu’à une volonté de recueillement ; elle s’apparente pour certains à un tourisme morbide, un peu comme ces types qui visitent Tchernobyl pour se donner des frissons.

L’émotion est durablement édifiante si et seulement si elle est accompagnée d’explications.

Appréhender l’énormité et la spécificité de la Shoah, du Porajmos(1) et du Nacht und Nebel(2) ne peut se faire par le seul choc émotionnel, car celui-ci est passager et non-constructif à long terme. Il n’y a que le rescapé(e) qui puisse saisir l’horreur de sa situation, parce que lui l’a vécue. Se confronter à son témoignage, se rendre au musée, n’est pas suffisant, car c’est déjà du a posteriori, de l’indirect. Être bouleversé(e) est une réaction saine mais incomplète.

Exemples tristement célèbres : les procès de Klaus Barbie ou Adolf Eichmann, semblables sur plusieurs points. Deux anciens officiers SS en fuite, réfugiés en Amérique Latine sous une fausse identité, l’un expulsé et l’autre enlevé afin d’être jugés des années après dans un pays qui n’est pas le leur, pour des exactions ayant servi à l’asservissement de l’Europe et un massacre à grande échelle. Cela soulève plusieurs problématiques essentielles : les notions d’extradition, de crime contre l’humanité, l’imprescriptibilité etc. Or, ce qu’on cherche avant tout à exposer au grand public, ce sont les descriptions des sévices et les malaises des témoins revivant leur traumatisme. Pourtant s’intéresser par exemple à la défense – pitoyable – de Eichmann permettrait d’exposer la notion de banalité du mal, le mutisme de Barbie soulignerait la déresponsabilisation de l’individu provoquée par l’installation de l’idéologie nazie comme religion civile, etc. Autrement dit, nous avons les clés pour approcher ces évènements et les témoignages pour attester de leur caractère horriblement concret, mais cette année encore, on servira au citoyen une commémoration larmoyante et superficielle, qui fera étalage de faits terribles avec les images d’archives habituelles et de petites mamies survivantes aux voix tremblotantes, sans jamais en chercher le comment ni le pourquoi.

Un discours purement émotionnel ne fait que jouer le jeu des négationnistes et autres conspirationnistes

Ces derniers ne jurent que par le fait et le chiffre. Ce type de discours est efficace car bien que faux il sait jeter le doute, et apparaît d’autant plus tentant dans une société dominée par le logos (la logique donc), où l’émotion surgit et s’oublie au fil des faits divers, et se consomme comme un produit.

Elie Wiesel déclarait au procès Barbie en 1987 : « Le tueur tue deux fois. La première fois en tuant, et la seconde fois en essayant d’effacer les traces de ce meurtre. On n’a pas pu empêcher leur première mort, il s’agit maintenant d’empêcher leur seconde mort. »(3).

L’actuelle montée des fascismes sur fond de malaise social et la stigmatisation de certaines communautés prouve que le devoir c’est aussi la vigilance : les crimes du passé peuvent se répéter, et il s’agit maintenant de prévenir une troisième mort.

 Eva

(1) Le génocide tzigane.
(2) Nuit et brouillard, nom de l’opération de déportation des résistants et opposants au nazisme de toute l’Europe.
(3) Paul Lefèvre, Le procès Barbie, justice pour la Mémoire et l’Histoire, 1987.

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