Guerre en Irak : la stratégie du chaos permanent
Juin dernier, le mouvement djihadiste de l’État islamique en Irak et au Levant revendique le rétablissement du califat et s’autoproclame gouverneur des musulmans du monde entier, son porte-parole leur intimant de rejeter « la démocratie, la laïcité, le nationalisme et les autres ordures de l’Occident »[1]. Cette ambition guerrière s’illustre par des conquêtes militaires aussi soudaines que stupéfiantes : un quart du territoire syrien et près de la moitié du territoire irakien est désormais sous leur contrôle. La rapidité des événements a pris de court non seulement les diplomates occidentaux, mais également les autres organisations djihadistes qui n’ont pas su comment réagir. Cependant, il serait illusoire et dangereux d’expliquer les succès de l’État islamique seulement par la radicalité de leurs combattants. En vérité, la montée en puissance de ce mouvement haineux s’explique essentiellement par l’emploi systémique de la force et le rejet constant des solutions politiques de la part des États-Unis et de ses alliés dans la région pour protéger leurs intérêts économiques et géopolitiques.
L’État islamique : allié ou ennemi des Occidentaux ?
Créé en octobre 2006 à l’initiative d’Al-Qaïda, l’objectif du mouvement de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) est d’abord de lutter contre le gouvernement fantoche irakien mis en place par les dirigeants américains après la destruction et l’invasion du pays par ces derniers. En dénonçant le pillage des ressources pétrolières et en déstabilisant les forces d’occupation par une série d’attentats[2], l’État islamique leur apparaît donc dans un premier temps comme un ennemi. Cependant, sa participation au conflit syrien va radicalement changer la donne. Lorsque la guerre civile syrienne éclate en 2011, la stratégie des Occidentaux consiste à soutenir aveuglément tous les opposants à Bachar al-Assad, et ce dans le but d’isoler l’Iran, de maintenir l’alliance avec les monarchies du Golfe et de garantir les approvisionnements énergiques vers l’Europe[3]. Bénéficiant de la colossale manne financière des monarchies pétrolières, et notamment du Qatar – dont on estime son soutien à plus de 3 milliards de dollars depuis le début du conflit[4] – l’opposition armée parvient à entretenir son arsenal de guerre et à mener des offensives contre les forces du régime. Les insurgés peuvent également remercier la CIA et les services secrets français pour avoir contribué à l’approvisionnement d’armes en tous genres[5], Barack Obama ayant de nouveau annoncé en juin dernier débloquer 500 millions de dollars supplémentaires pour les rebelles[6].
Seulement voilà, s’il existe bel et bien quelques opposants modérés regroupés au sein de l’Armée Syrienne Libre, la majorité des rebelles sont précisément affiliés à des mouvements djihadistes, dont Al-Qaïda et l’EIIL[7]. Étant de fait les plus actifs sur le terrain militaire, ces organisations perçoivent une part considérable des financements et de l’arsenal acheminé depuis l’étranger. D’une manière générale, la livraison d’armes dans une région meurtrie par la guerre profite toujours aux groupes les plus radicaux[8]. Les Occidentaux ne peuvent prétendre ignorer cette loi du plus fort. D’ailleurs, un rapport confidentiel américain publié par le New York Times dès octobre 2012 confirme que l’état-major américain sait pertinemment que les djihadistes profitent du financement et des armes distribués[9].
N’y allons donc pas par quatre chemins : Barack Obama et ses supplétifs européens ont indirectement mais néanmoins sciemment participé au renforcement des groupes djihadistes, dont l’EIIL, car ces organisations constituent l’un des outils permettant la chute de Bachar al-Assad. Il peut être douloureux d’accepter l’idée que le chef d’un État dit démocratique puisse épauler en sous-main des organisations prônant l’établissement de la charia, mais il est cependant nécessaire d’admettre cette vérité si l’on veut se débarrasser des contes selon lequels les interventions occidentales se font au nom de la paix et de la démocratie.
S’étant renforcé grâce aux monarchies pétrolières et aux pays occidentaux, l’EIIL s’affranchit de la tutelle d’Al-Qaïda et prend son envol. Cela s’illustre par les conquêtes éclairs de plusieurs villes stratégiques en Irak, telles que Falloujah et Mossoul. Contrôlant un territoire désertique allant du nord-est de la Syrie jusqu’au nord-ouest de l’Irak, l’EIIL se considère désormais assez puissant pour bâtir un État et imposer ses volontés aux autres groupes djihadistes : c’est ainsi que le califat de l’État islamique en Irak (EI) est proclamé le 29 juin 2014. Cependant, ne nous y trompons pas, il ne s’agit en aucun cas d’un véritable État étant donné que l’EI rejette la notion même de frontière et d’institutions.
Une lutte pour le contrôle du pétrole
Si l’EIIL a pu constituer en Syrie un outil utile aux yeux de l’Oncle Sam pour combattre Bachar al-Assad, son expansion en Irak représente cependant un danger pour ses intérêts, notamment pétroliers. C’est pourquoi Barack Obama s’est empressé de bombarder les djihadistes, pour finalement reconnaître ne « pas encore [avoir] de stratégie »[10]. Un aveu de faiblesse surprenant qui en dit long sur la doctrine de son état-major : taper d’abord, réfléchir ensuite. Et même lorsqu’ils réfléchissent, c’est pour taper. C’est ainsi que le président américain a fini par nous révéler sa vision profonde pour l’avenir de l’Irak, à savoir « détruire l’EIIL […] le frapper où qu’il soit », et ce ni plus ni moins dans le but d’arrêter « un génocide ». Une déclaration toute en subtilité qui lui vaut bien son prix Nobel de la paix. Après tout, il est vrai que les dirigeants américains s’y connaissent bien en « génocide », les experts les plus timorés estimant à plus de 100 000 le nombre de civils tués en Irak à l’occasion de la « guerre contre le terrorisme » initiée par George Bush[11].
La protection des populations, en l’occurrence des chrétiens irakiens et des Kurdes, est évidemment le dernier de leurs soucis[12]. S’ils insistent sur la nécessité d’armer les combattants kurdes persécutés par les djihadistes, ce n’est pas car ils sont attristés par leur sort, mais car le Kurdistan irakien constitue un pactole économique considérable. Les réserves pétrolières de cette région s’élèvent à plus de 40 milliards de barils, soit environ le tiers du stock irakien[13] – d’où l’acharnement de l’EIIL à s’en emparer. Seulement voilà, les Occidentaux ne toléreront jamais que l’on puisse remettre en cause l’implantation de leurs sacro-saintes multinationales dans cette région, comme ExxonMobil, Total ou bien encore Chevron. Ils ont tout intérêt à œuvrer à l’indépendance d’une région kurde non plus sous la mainmise d’un État irakien difficile à contrôler, mais qui serait hypothétiquement intégrée à une zone d’influence sous leur domination[14].
L’ancien Premier ministre irakien Maliki avait d’ailleurs bien compris ce risque de démembrement de son État. En 2011, il avait pointé du doigt le fait que la multinationale américaine ExxonMobil tente de signer des accords directement avec la région kurde en court-circuitant le gouvernement de Bagdad[15]. Son représentant avait alors parlé d’une « initiative très dangereuse qui pourrait mener à l’éclatement de guerres et mettre un terme à l’unité irakienne » et affirmer être prêt « à utiliser tous les moyens pour préserver la richesse nationale […], en particulier dans le domaine pétrolier ».
Dans ce contexte, les djihadistes constituent alors un « monstre providentiel »[16] : toute personne censée ne peut qu’être révulsée par les exactions commises par ces extrémistes. Il sera alors d’autant plus facile de faire accepter l’idée d’une guerre salvatrice n’ayant non pas pour objectif de permettre l’expansion du marché des multinationales occidentales et de consolider le dollar, mais plutôt d’œuvrer pour la paix dans le monde.
Une coalition internationale n’offrant aucune solution politique
En moins d’un mois, les États-Unis sont parvenus à ériger une coalition comprenant une quarantaine de puissances, dont l’objectif se cantonne officiellement à « sauver des vies »[17]. Au-delà du mensonge grossier d’une telle déclaration, la fable selon laquelle il suffirait de commencer par tout raser pour que tout aille mieux demain ne s’est jamais vérifiée. En Afghanistan, il s’agissait officiellement de se protéger face aux talibans : la lapidation est désormais au cœur du débat politique[18]. En Libye, il fallait chasser un dictateur sanguinaire… et ce sont dorénavant les milices extrémistes qui ravagent le pays pour conquérir le pouvoir.[19]
La stratégie des dirigeants Yankees ne laisse que peu de place aux solutions politiques, il s’agit toujours de privilégier la force. S’étant octroyé un mandat naturel à régler les affaires du monde, ils vont une nouvelle fois agir seuls – les puissances européennes étant ici relayés au statut de sous-traitants. Les États-Unis préfèrent l’option du chaos généralisé à une paix négociée qui viendrait à remettre en cause leur hégémonie. Sa supériorité par rapport aux autres puissances du monde est désormais essentiellement d’ordre militaire, le dollar étant de plus en plus menacé comme monnaie de réserve universelle. Refusant d’admettre cette transition à venir, la guerre est donc devenue le mode de gouvernance privilégiée pour asseoir leur domination mondiale. Voilà pourquoi on peut effectivement parler d’une « stratégie du chaos permanent ».
Bien évidemment, rien n’est inéluctable. Nous ne sommes pas condamnés à assister les bras ballants à la recrudescence des guerres impérialistes et au renforcement d’obscurs groupes intégristes se nourrissant précisément de ces conflits. La voie du dialogue est la seule alternative à la guerre car elle impose à tous de profondes remises en question. Cela permettrait ainsi de mettre à nu les volontés belliqueuses des États-Unis d’Amérique, mais surtout de mettre sur la table les solutions politiques permettant une paix durable. Ces discussions doivent évidemment inclure tous les acteurs du conflit, et ce d’autant plus que les États-Unis, la Russie, l’Iran et la Syrie ont un intérêt commun à éradiquer la présence de l’EI en Irak. L’occasion historique de les voir se réunir aurait ainsi permis de travailler également à la résolution de problèmes plus larges, y compris sur le cas de la transition politique syrienne. De telles négociations doivent avoir lieu au sein de la seule institution légitime à autoriser le recours à la force, à savoir l’Organisation des Nations Unies. Ne nous résignons pas à voir cette institution sombrer dans l’oubli. Notre capacité à résoudre pacifiquement les grands défis de l’Humanité à venir dépendra de notre volonté d’imposer le dialogue face à la guerre.
Jules Panetier
[1] Yves BOURDILLON, « Les djihadistes prétendent rétablir le califat en Irak », Les Échos, 30 juin 2014
[2] Benoît THEUNISSEN, « Irak : l’historique des attaques djihadistes en chiffres », Les Échos, 18 juin 2014
[3] Mehdi LAZAR, « Axe sunnite et gazoduc : quand les Qataris interviennent en Syrie pour le plus grand bonheur des Occidentaux », Atlantico.fr, 26 août 2012
[4] Roula KHALAF et Abigail Fielding SMITH, « Qatar bankrolls Syrian revolt with cash and arms », Financial Times, 16 mai 2013
[5] Christophe AYAD, David REVAULT D’ALLONNES, Thomas WIEDER, « Hollande : la France a bien livré des armes aux rebelles en Syrie », Le Monde, 20 juillet 2014 »
[6] Par l’AFP, « Obama veut donner 500 millions de dollars à l’opposition », Le Monde, 26 juin 2014
[7] Georges MALBRUNOT, « Syrie : la poussée djihadiste », Le Figaro, le 18 septembre 2013
[8] Jean-Philippe REMY, « Trois ans après la chute de Tripoli, la Libye au bord du chaos », Le Monde, 28 juillet 2014
[9] David E. SANGER, « Rebel Arms Flow Is Said to Benefit Jihadits in Syria », New York Times, 14 octobre 2012
[10] Par l’AFP, Saul LOEB, « Syrie : Obama n’a “pas encore de stratégie”», Les Echos, le 29 août 2014
[11] Par l’AFP, « 162 000 Irakiens tués depuis l’invasion américaine de 2003 », Le Monde, le 2 janvier 2012
[12] Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est placée sur la liste officielle des organisations terroristes du Canada, des Etats-Unis d’Amérique, de l’Union européenne, de l’Australie, de la Turquie, de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni, « Journal officiel de l’Union Européenne – Décision du conseil du 15 juillet 2008 »
[13] Stéphane LOIGNON et Allan KAVAL, « International : le Kurdistan irakien : un eldorado en péril », Le Parisien, 3 septembre 2014
[14] Par REUTERS, « Analysis : Iraq’s Nuri al Maliki vs. Exxon Mobil », The Jerusalem Post, 23 novembre 2011
[15] Par l’AFP, « Irak : crainte d’une guerre pour le pétrole », Le Figaro, 19 juin 2012
[16] Peter HARLING, « Etat islamique, un monstre providentiel », Le Monde diplomatique, septembre 2014
[17] « Irak : frappes américaines, aide aux civils », Les Echos, 9 août 2014
[18] « Afghanistan : lapidations, amputations et autres châtiments de l’ère talibane ne doivent pas être rétablis », Amnesty International, 27 novembre 2013
[19] « Tiraillé entre milices, le pays s’installe dans le chaos », l’Humanité, 2 septembre 2014
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