Immigration : « Qui donc inventera le désespoir ? »
« Vous pouvez commencer à étudier sérieusement l’emplacement, sur les ponts du Potomac, des nids de mitrailleuses et des tanks qui devront arrêter le déferlement des hordes affamées. »*
Au siège de la Banque mondiale, en ce triste mois de mars 1982 et devant un parterre de notables médusés, René Dumont vient de casser l’ambiance. Il s’en amuse. Face au silence et aux sourires crispés des plus grands économistes de ce monde, que peut-il faire d’autre ?
Une trentaine d’années plus tard, sa petite provocation résonne encore dans les allées de Washington, tant on vote allègrement de nouvelles fortifications aux frontières. C’est que les vagues migratoires, on ne s’en méfie jamais assez, ça peut vous changer un pays en un claquement de doigts ! Et en matière d’immigration, on sait de quoi on parle en Amérique.
Une trentaine d’années plus tard, dans une estivale insouciance, les derniers touristes finissent d’exhiber de prometteurs mélanomes sur les plages de la Méditerranée. Mais au fil des mois, les dizaines de migrants à tenter leur chance vers l’Europe sont devenus des centaines et des milliers. Jusque-là, tout n’était que télévisuel, lointain, à quelques miles nautiques des côtes africaines. Des corps sans vie effleuraient parfois le sol européen, mais rien que l’on ne puisse effacer d’ici l’été suivant.
Et soudain, cette image d’Aylan Kurdi… Insoutenable vision d’un enfant kurde, rescapé de Kobané, mais noyé au large d’une plage d’où sa famille tentait de gagner l’Europe. Par chance, son corps s’échoue en Turquie, évitant ainsi à une commune européenne de perdre son fameux Pavillon Bleu pour une vulgaire pollution organique. Doux Jésus ! Que se serait-il passé si des vacanciers étaient tombés sur un petit cadavre d’enfant en allant taper une pétanque en famille ? Le drame est évité de justesse, mais l’heure est grave.
Aux portes de l’Empire, des meutes d’envoyés spéciaux se hâtent de commenter la fracture du limes(1). Du jour au lendemain, la photo du frêle macchabée est partout, ornant les devantures des kiosques jusque dans la moindre des stations balnéaires occidentales. Les enfants commencent à poser des questions et l’on ne sait pas quoi leur répondre. On ne trouve plus ses mots, la banqueroute émotionnelle est proche. Dans les allées du pouvoir, on convoque en urgence les meilleurs trafiquants de paroles, on leur ordonne de composer de grandes tirades contre l’injustice de ce monde.
En Allemagne, on se fait tirer le portrait dans un camp de réfugiés, autant de travailleurs à bon prix, corvéables à souhait, providentielle contribution démographique dans un pays où l’on produit tellement qu’on ne baise même plus. Sur les conseils d’experts en communication, on insiste longuement sur le partage et la responsabilité.
En France, on expulse, on frappe, on arrache, on gaze un peu partout, mais l’on consent du bout des lèvres à accueillir vingt-quatre mille malheureux. Dans un pays de trente-six milles communes, c’est tout de même deux tiers de bouche à nourrir par patelin ! Et, c’est maintenant un proverbe, on ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Fidèle à son hypocrisie multiséculaire, le pays parle d’humanisme et de solidarité.
Et pourtant, on a encore rien vu. On n’a pas connu une moitié de son pays sur les routes ou à la guerre. On n’a pas non plus idée de ce que seront les vagues migratoires quand le climat sera en déroute. Et si le temps des conséquences était venu ?
Il est peut-être temps de relire ou de découvrir l’œuvre de René Dumont. Ou de prendre ses disques de Ferré et de filer vers les alpages.
Jack Alanda
*L’auteur de cette phrase, René Dumont, est un agronome connu pur son combat pour le développement rural des pays pauvres et son engagement écologiste. (1) Système de fortifications établi au long de certaines des frontières de l’Empire romain.
https://jackalanda.wordpress.com/
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