Archives - International 1 janvier 2016

L’interminable processus de paix aux Philippines

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Le Poing, n° 22 – Le 8 décembre dernier, le président philippin Benigno Aquino III incitait les députés à relancer le processus de paix dans le pays. Durant deux semaines, les parlementaires ont négocié la création d’un statut de région autonome pour l’île de Mindanao, théâtre d’affrontements entre le gouvernement central et des groupes sécessionnistes musulmans depuis plus de quarante ans. Les débats se sont soldés par un échec et les négociations sont reportées à janvier et février 2016*. Retour sur un conflit moins connu que Nabilla.

 

Un demi-siècle d’affrontements meurtriers à Mindanao

Si la majorité des Philippins sont catholiques(1), une minorité importante de musulmans indigènes vit dans le sud de Mindanao, la deuxième île la plus importante de l’archipel philippin. Surnommés les Moros, certains d’entre eux ont refusé de participer à une opération visant à récupérer le nord de Sabah, territoire malaisien leur ayant appartenu par le passé. Les déserteurs sont exécutés par l’armée philippine en 1968(2).

Dès lors, des groupes indépendantistes se forment pour combattre le gouvernement central. Les plus connus sont le Front moro de libération nationale (MNLF), le Front moro de libération islamique (MILF) et le groupe Abu Sayyaf(3). Les deux premiers mouvements revendiquent la reconnaissance d’un Etat moro : le Bangsamoro. Ils sont des interlocuteurs du gouvernement, tandis qu’Abu Sayyaf et d’autres organisations refusent de participer au processus de paix. Depuis, le conflit n’a jamais cessé et on évoque le chiffre d’une centaine de milliers de morts(4). Pourtant, des accords de paix sont régulièrement signés et la région autonome musulmane de Mindanao (ARMM) a été créée en 1996.

En 2003, l’aéroport de Davao est la cible d’un attentat à la bombe attribué au MILF, ce qui légitime la défiance envers les indépendantistes. Pourtant, les véritables responsables étaient des militaires(5), apeurés à l’idée de céder aux leaders moros une région fertile et riche en minerais.

Le colonialisme aux racines des conflits actuels

Un recul historique s’impose pour comprendre ces tensions. Lorsque les Espagnols conquièrent les Philippines au XVIe siècle, ils diffusent une parole chrétienne uniformisée dans des îles pourtant composées de tribus hétérogènes, provoquant la résistance farouche de ces dernières. En 1898, le pays proclame son indépendance mais les Etats-Unis rachètent les Philippines à l’Espagne. En 1937, l’assemblée philippine décide de la création d’une langue nationale fondée sur le tagalog, le dialecte de la région de Manille (la capitale) et empruntant de nombreuses expressions au castillan. La seconde langue officielle devient l’anglais. De fait, le gouvernement central sous influence états-unienne choisit de privilégier une certaine ethnie et l’héritage colonial pour représenter la Nation, sans prendre en considération les populations minoritaires.

Les colons perdent leur pouvoir en 1946, après une guerre de résistance qui aura fait entre 200 000 et 600 000 morts(6). Loin de régler les problèmes, la décolonisation renforce un Etat catholique unifié, au mépris des régions sudistes musulmanes souffrant d’un isolement politique et économique à l’origine de la reprise du conflit en 1968. « Alliés et ennemis étaient définis comme tels sur la base de la religion. Les chrétiens sont devenus les amis et alliés des colonialistes ; ceux qui n’étaient pas chrétiens leurs adversaires et ennemis mortels. Cette catégorisation a fait naître une ligne de fracture religieuse et culturelle dans la société, qui n’a jamais été vraiment comblée à ce jour » souligne l’universitaire Carmen A. Abubakar(7).

Un accord de paix fragile

En 2014, le gouvernement philippin et le MILF ont signé « l’accord de paix global sur Mindanao », visant à créer une région autonome du Bangsamoro(8) administrée par la minorité musulmane(9). Ce traité assimile tous les habitants de cette région à des Moros sans prendre en compte les indigènes Lumads et les chrétiens. De fait, le MILF reproduit la logique des colons et des décideurs nationaux en considérant leur Nation comme le fruit d’une seule religion et d’une seule culture ; au risque d’engendrer d’autres conflits. Selon Amabelle Carumba, présidente de l’ONG Mouvement populaire pour la paix à Mindano, « les populations indigènes sont les sacrifiés de cet accord de paix. Car leurs territoires ont beaucoup de ressources naturelles auxquelles les autres voudraient accéder (…) Les autorités ont déjà dessiné un mini-plan Marshall pour le territoire de Bangsamoro : la région de Maguindanao va ainsi être un territoire dédié à l’agrobusiness et aux plantations. D’autres régions seront consacrées aux mines, enfin les dernières au tourisme. Dans ce plan, les autorités ne prennent pas en compte le sort des populations indigènes, qui sont, elles, plutôt favorables au développement durable. »(10)

L’accord doit maintenant être traduit par la loi, mais nombreux sont les députés nationaux refusant de le soutenir, comme en témoigne le report du vote au 5 février 2016. Le pays a encore en mémoire le massacre de quarante-quatre policiers par le MILF en janvier dernier(11). Le mandat du Président prendra fin en mai prochain, et le mouvement moro insiste sur la menace d’une reprise du conflit armé si la loi n’est pas votée sous Aquino(12).

Manille n’a jusqu’ici jamais pris au sérieux le conflit de Mindanao, et les médias philippins en diffusent une vision manichéenne selon laquelle l’entière responsabilité des échecs diplomatiques incombe aux guérilleros(13). « Il n’est jamais trop tard pour offrir des choses du moment que ça vient du cœur » affirme le vieux dicton philippin. Espérons qu’il soit entendu par tous pour qu’enfin, la paix ne soit plus un vain processus mais une réalité concrète.

Selma Clausen

* House failure to pass Bansgamoro Basic Law », Asian Journal, 23 décembre 2015. (1) Selon le Ministère des affaires étrangères, 84% des Philippins sont catholiques, contre 7% de musulmans. (2) « Jabidah and Merdeka : The inside story », Rappler, 18 mars 2013. (3) Le groupe Abou Sayyaf est d’obédience salafiste et a prêté allégeance à l’Etat islamique en août 2014, « Philippines : des insurgés musulmans condamnent l’EI », AFP, 28 août 2014. (4) « Philippines : le président Aquino veut entériner le processus de paix », RFI, 9 décembre 2015. (5) Carmen A.Abubakar, « Interminable conflit de Mindanao », Le Monde diplomatique, septembre 2003. (6) Maurice Lemoine, « Massacre aux Philippines », Le Monde diplomatique, mai 2003. (7) Carmen A. Abubakar, « Quatre siècles d’oppression », Le Monde diplomatique, septembre 2003. (8) Paula Defensor Knack, « Bangsamoro peace deal for Mindanao : where is the peace ? », The Diplomat, 9 avril 2014. (9) Tous les accords de paix sont disponibles sur le site du gouvernement philippin. (10) « À Mindanao, les populations indigènes grandes perdantes de l’accord de paix », entretien avec Amabelle Carumba sur ccfd-terressolidaires.org. (11) Prashanth Parameswaran, « Philippine peace pact in peril ? », The Diplomat, 27 janvier 2015. (12) Voir note 1. (13) Ibid. Dans cet article il est expliqué de façon simpliste qu’il faut blâmer le MILF et non pas le gouvernement. Lire à ce sujet Peter M.Sales, « Road to Nowhere? Peace Efforts in the Southern Philippines », The Diplomat, 29 octobre 2015.

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