(Re)penser les fondements de l’écologie politique (Épisode 3)
En finir avec l’écologie anthropocentrée ? (2/4)
Le Poing, n°20 – Le mois dernier(1), nous exposions comment l’Histoire de la pensée occidentale a été essentiellement marquée par un credo de domination de l’Homme sur la Nature et comment – paradoxalement – l’écologie politique elle-même est encore largement guidée par un point de vue anthropocentré (centré sur l’Homme). Il existe pourtant des alternatives théoriques particulièrement intéressantes qui méritent d’être connues et discutées.
Anthropocentrisme, biocentrisme, écocentrisme, pragmatisme
Longtemps paralysées et méconnues à cause d’un procès malhonnête (v. infra), il existe des alternatives à anthropocentrisme majoritaire – ce schème de pensée qui place l’homme au centre de l’univers considérant que toute chose se rapporte à lui(2). En 1973, le philosophe Richard Routley (alias Sylvan) proposait une hypothèse fictive qui allait mettre à mal la morale anthropocentrique. Suite à une catastrophe planétaire, le dernier homme à survivre sur Terre, « Mr Last Man », s’emploie à détruire méthodiquement tout ce qui l’entoure avant de disparaître : animaux, paysages, plantes, etc. Si l’on s’en tient à l’éthique dominante en Occident – anthropocentrée, pour laquelle il n’y a de droits et de devoirs qu’entre les hommes – Mr Last Man ne fait rien de mal puisqu’il ne lèse aucun être humain. Pourtant, nous avons l’intuition que l’action de ce dernier homme est moralement condamnable(3).
C’est suite à cette interpellation, dans les années 1970, que « l’éthique environnementale »(4) va se développer. Elle va nommer « anthropocentrique » « cette position qui ne reconnaît de dignité morale qu’aux humains, et laisse en dehors de son champ tout le reste, c’est-à-dire la nature, vue comme un ensemble de ressources, ou de moyens, à la disposition de l’humanité »(5). L’alternative se constitue autour de l’idée de « valeur intrinsèque » : chaque individualité (animale, végétale etc.), dès lors qu’elle déploie des moyens de conservation, vise nécessairement une fin. Toute vie est donc une fin en soi et mérite d’être respectée pour cela(6). Cette première théorie alternative à l’anthropocentrisme sera nommée « biocentrisme » (centrée sur la vie). Le mois dernier(7), nous expliquions qu’Emmanuel Kant était pour beaucoup dans le développement de l’éthique anthropocentrée. Dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs, le philosophe écrit en effet que « les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme les choses »(8). Selon Kant, il n’y a que l’Humanité qui n’est pas une « chose », elle est donc la seule à pouvoir être traitée comme une fin en soi, comme ayant une valeur intrinsèque, tout le reste n’ayant qu’une valeur instrumentale. Pour Kant, l’Homme est le seul récepteur de la morale(9).
Le biocentrisme, en reprenant l’idée de « valeur intrinsèque », joue donc la carte de Kant contre Kant en élargissant sa proposition(10) : non, il n’y a pas que l’homme qui ait une valeur intrinsèque, la vie en général, doit être moralement respectée.
Si le biocentrisme a l’immense mérite d’avoir lancé le débat, il demeurait pourtant critiquable et lacunaire. Critiquable car il remplace en quelque sorte l’individualisme moderne anthropocentré par un individualisme « élargi » en prônant le respect de chaque entité naturelle, considérée individuellement. Lacunaire car il ne prend en compte que les éléments « vivants » de la Nature. Cette dernière analyse émane du courant alors nommé « écocentrisme » représenté essentiellement par Aldo Leopold et John Baird Callicot(11). Pour Callicott, « il faut accorder de la valeur non pas à des éléments séparés, mais à l’ensemble qu’ils forment, à la communauté biotique »(12). À la vision encore trop particulariste et individualiste du biocentrisme, l’écocentrisme propose une vision holiste(13). Le terme « holisme » vient du mot grec holos signifiant « la totalité, l’entier ». Appliqué à l’éthique environnementale, le holisme propose d’accorder une valeur non pas aux différentes individualités du vivant mais au Tout qu’elles constituent, à leurs relations. Cela inclut également le non-vivant (abiotique) comme la structure du sol par exemple, puisqu’il y a une interdépendance non seulement entre les différents éléments du vivant mais aussi entre eux et les éléments abiotiques. On parle d’égalitarisme biosphérique(14). L’éthique environnementale doit donc s’efforcer de « penser comme une montagne »(15), de comprendre et de protéger l’ensemble de celle-ci comme un Tout et non uniquement comme un agrégat d’individualités éparses. Callicot a alors cherché à élaborer un condensé de l’écocentrisme (également appelé Land Ethic) : « Une chose est juste lorsqu’elle ne tend à perturber la communauté biotique qu’à des échelles temporelles et spatiales normales(16). Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse »(17).
L’écocentrisme, s’il advenait à percer dans les consciences, aurait un mérite pratique considérable puisqu’il propose une éthique conséquentialiste, c’est-à-dire que la validité d’une action se mesure selon ses effets sur les écosystèmes. L’action « sur » la Nature n’est donc pas proscrite a priori (comme le sous entendait le biocentrisme), mais il existe à présent l’injonction morale de se demander si cette action aura ou non des conséquences dommageables.
Il y a enfin une autre éthique environnementale qui s’est attelée à démontrer la relative stérilité du débat entre anthropocentrisme, biocentrisme et écocentrisme(18). Le courant pragmatique(19) estime en effet que chercher à sortir de l’anthropocentrisme est une perte de temps : au lieu de discuter, nous devrions plutôt agir. Et peu importe qu’elle soit guidée par une éthique anthropocentrée ou écocentrée, seule l’action en faveur de la Nature compte. Le pragmatisme affirme notamment que valoriser l’Homme (anthropocentrisme) n’implique pas nécessairement de dévaloriser la Nature et essaie de concilier les points de vue à l’aide d’un anthropocentrisme dit « faible »(20).
L’argument selon lequel « penser » serait une perte de temps pour l’action est difficilement recevable. Toute action est guidée, a minima par un objectif déterminé, a maxima par une réflexion rationnelle sur les moyens d’atteindre cet objectif, sans quoi elle n’est qu’une addition d’actes dépourvus de sens. Nous concédons volontiers aux pragmatiques que c’est parfois en faisant que l’on comprend mieux ce que l’on fait, mais il y a toujours une impulsion théorique initiale.
Ce que nous refusons en revanche de leur concéder, c’est leur recherche de conciliation entre point de vue anthropocentré et point de vue écocentré, en un mot leur pluralisme des valeurs environnementales. Les pragmatiques expliquent que l’écologie politique étant encore largement anthropocentrée – ce en quoi ils ont raison – il est préférable de composer avec ce fait sans chercher à « imposer » un nouveau point de vue. Cette idée à l’aspect tolérant ne tient pas, elle est même dangereuse. Ceci car l’écocentrisme, loin de chercher à imposer un nouveau point de vue – il serait d’ailleurs bien en mal de le faire étant donné sa position minoritaire –, cherche plutôt à convaincre que l’anthropocentrisme est incompatible avec l’écologie. En effet, l’écologie (scientifique) procède d’un principe holiste, celui de l’interdépendance entre le vivant et le non vivant. Isoler l’Homme au sein de cette interdépendance n’a donc aucun sens : l’écologie (politique) anthropocentrée est un oxymore(21). Aussi, le pragmatisme conduit finalement à accepter l’écologie d’État et les mesurettes prises par nos gouvernements libéraux, comme autant de « c’est déjà ça ». Or, l’écologie des pouvoirs publics consiste essentiellement – nous l’avons déjà évoqué(22) – à « polluer moins pour pouvoir polluer plus longtemps », à sauver le capitalisme en lui confectionnant un masque vert. Pire, l’écologie d’État est appelée à devenir autoritaire (v. Épisode n° 4). La tentative de conciliation que représente le pragmatisme est donc difficile à accueillir.
Si les critiques qu’a portées le courant pragmatique à l’écocentrisme sont tout à fait acceptables intellectuellement et font progresser le débat, il est des attaques mensongères – bien dans l’air du temps – qui, elles, ne le sont pas.
L’écocentrisme a notamment pu être qualifié d’ « écofascisme » et accusé d’être une porte d’entrée vers la pensée « nazie ». Ces critiques, particulièrement malhonnêtes, émanent essentiellement de l’ancien ministre Luc Ferry. Elles méritent, aux côtés d’approfondissements sur les alternatives à l’anthropocentrisme, d’être déconstruites le mois prochain dans l’Épisode n° 4.
L. R.
Notes et sources
(1) L. R., « (Re)penser les fondements de l’écologie politique (Épisode 2) », Le Poing, octobre 2015, p. 8-9. L’article est à présent en accès libre sur Lepoing.net.
(2) Larousse.fr, entrée « anthropocentrisme ».
(3) Catherine Larrère, « La question de l’écologie. Ou la querelle des naturalismes », Cahiers philosophiques, 2011, n° 127, p. 63-79, p. 65 et s.
(4) Le terme « environnemental(e) » est critiquable car il peut être compris comme étant (encore) anthropocentrique : l’environnement est « l’ensemble des éléments (biotiques ou abiotiques) qui entourent un individu ou une espèce et dont certains contribuent directement à subvenir à ses besoins », Larousse.fr. « L’environnement » fait donc de la Nature quelque chose d’instrumental et surtout instaure un dualisme entre l’Homme la Nature. Il s’agit en réalité d’une traduction hasardeuse de l’anglais environment.
(5) Catherine Larrère, « La question de l’écologie. Ou la querelle des naturalismes », op. cit., p. 66.
(6) Ibid. V. également Martino Amisi, Les rapports entre l’homme et la nature. Une analyse critique de l’Éthique de l’environnement, Mémoire, Institut facultaire Théophile Reyn, Graduat en philosophie, 2009. Consultable en ligne.
(7) L. R., « (Re)penser les fondements de l’écologie politique (Épisode 2) », op. cit., p. 8.
(8) Cité par Catherine Larrère, « La question de l’écologie. Ou la querelle des naturalismes », op. cit., p. 66.
(9) Martino Amisi, Les rapports entre l’homme et la nature. Une analyse critique de l’Éthique de l’environnement, op. cit.
(10) Catherine Larrère, « Les éthiques environnementales », Nature Sciences Sociétés, 2010, vol. 18, p. 405-413, p. 406-407.
(11) Idem, p. 408.
(12) Ibid.
(13) Sur la différence entre biocentrisme et écocentrisme v. notamment Christian Godin, La haine de la nature, Champ Vallon, 2002, p. 171.
(14) Martino Amisi, Les rapports entre l’homme et la nature. Une analyse critique de l’Éthique de l’environnement, op. cit.
(15) Catherine Larrère, « Les éthiques environnementales », op. cit., p. 408.
(16) Non démesurées. En effet la nature n’est pas qu’équilibre, elle est aussi perturbations. Pour peu que ces perturbations restent « normales ». V. idem, p. 408-409.
(17) Cité par Idem, p. 409.
(18) Idem, p. 410.
(19) Représenté par Bryan Norton. Cf. Martino Amisi, Les rapports entre l’homme et la nature. Une analyse critique de l’Éthique de l’environnement, op. cit.
(20) Catherine Larrère, « Les éthiques environnementales », op. cit., p. 410.
(21) « Anarchisme et Écologie : le vert et le noir », L’EnDehors.net, mis en ligne en décembre 2004. V. également les développements de Christian Godin, La haine de la nature, op. cit.
(22) V. L. R., « (Re)penser les fondements de l’écologie politique (Épisode 1) », Le Poing, septembre 2015, p. 8-9. En accès libre sur Lepoing.net.
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