Tchad : la fonction publique entame son deuxième mois de grève

Le Poing Publié le 28 février 2018 à 20:54 (mis à jour le 28 février 2019 à 19:46)
Crédit photo : La Libre Afrique

Depuis plus d’un mois, le Tchad est le théâtre d’une féroce répression. Des grèves paralysent l’économie et les marches organisées pour protester contre l’austérité sont dispersées par des tirs à balles réelles*. L’opposition dénonce plus de 600 arrestations et le gouvernement menace les syndicats de dissolution. Kamadji Demba Karyom, sociologue et membre de l’Union des Syndicats du Tchad (UST – 65 000 militants) et de la Fédération des Syndicats des Services Publics (FSSP) a été invitée par l’association Survie, en lutte contre la Françafrique, et accueillie dans les locaux de l’union départementale de la CGT le 27 février 2018 pour présenter les enjeux et les perspectives du mouvement social actuel. À l’heure où l’on parle si peu du Tchad, le témoignage de cette syndicaliste est précieux. Extraits.

Un pays jeune et agricole

Kamadji Demba Karom : « Pour comprendre les racines de la situation sociale au Tchad, il faut connaître les principales caractéristiques du pays. Géographiquement, le Tchad est au centre de l’Afrique. Nos pays voisins sont le Cameroun, le Nigeria, le Niger, la Libye, le Soudan, le Soudan du Sud et la République centrafricaine. Nous sommes environ 12 millions d’habitants, dont 45% de jeunes de moins de 15 ans. Le pays est une ancienne colonie française et est dirigé depuis 1990 par Idriss Deby, un dictateur arrivé et maintenu au pouvoir par plusieurs interventions directes et indirectes de l’armée française. Le secteur informel est très répandu, les fonctions administratives publiques sont peu développées et le chômage est très élevé. Nous vivons essentiellement de l’agriculture, puis de l’élevage : nous fournissons la majorité du bétail dans la région sahélo-saharienne, essentiellement des bœufs, mais nous avons aussi des dromadaires, des ânes et des chevaux. Nos sites touristiques nous fournissent aussi des revenus, notamment le massif du Tibesti et le lac Tchad, où il y a encore quelques lamantins – les populations locales disent que si les lamantins disparaissent, la terre disparaîtra.

Le poison de l’or noir

En 2004, le gouvernement a ouvert les vannes du pétrole dans la localité de Doba, au sud du pays. Le Tchad est alors rentré dans l’OPEP, l’organisation des pays producteurs de pétrole. Des sociétés nord-américaines ont signé des contrats d’exploitation de 30 ans avec notre gouvernement dans l’opacité la plus totale. Le Tchad a emprunté de l’argent au FMI et à la Banque mondiale pour prendre des parts dans la société pétrolière d’Esso, qui était censé laisser du matériel au gouvernement, mais les accords n’ont pas été respectés. Deby a dit aux Tchadiens que l’exploitation servirait à financer le développement, l’industrialisation, l’agriculture et les infrastructures sociales comme l’éducation, mais ça n’a pas été le cas. Les entreprises privées qui exploitent le pétrole ont été exonérées d’impôts et le seul argent qui sort du pétrole est accaparé par Deby et sa famille. Malgré l’exploitation du pétrole, nous sommes toujours pauvres, les revenus sont indécents, et la plupart des gens n’ont pas de travail.

Crise et corruption économique

Le gouvernement a permis à plusieurs d’entre nous d’avoir un travail dans la fonction publique. Les autorités parlent de 150 000 travailleurs mais nous, syndicalistes, nous en comptons 92 000. En 2013, l’Union des Syndicats du Tchad a déposé une pétition au gouvernement pour lui rappeler les conditions précaires du peuple tchadien. Tout côute cher, l’école n’est pas accessible à tous, il n’y a pas d’eau, ni d’électricité et l’essence est hors de prix. En 2015, certaines entreprises publiques se sont retrouvées en banqueroute. L’administration publique est truffée d’opportunistes et de corrompus qui empêchent les gens d’accéder à un service public de qualité. Deby a placé les membres de sa famille aux postes de hauts fonctionnaires. Son frère était même directeur général de la douane ! Nous avons réussi à le faire limoger suite à de multiples protestations mais il a eu le temps de détourner 56 milliards de francs CFA. Environ 35 milliards de francs CFA entrent chaque jour dans les comptes de l’État par les taxes douanières, mais l’argent est accaparé par la famille de Deby.

Absence de service public de qualité

Deby a promis de bâtir des routes, des hôpitaux et des écoles, mais rien n’a été fait, sinon la construction d’un grand hôpital de référence : l’hôpital général de la Renaissance. La construction de cet hôpital a permis au gouvernement de justifier l’arrêt du financement des soins des fonctionnaires à l’étranger, comme c’était le cas auparavant. Mais même les fonctionnaires n’ont pas les moyens de se faire soigner dans cet hôpital soi-disant public, car les soins sont très chers. Le gouvernement tchadien a déclaré viser la gratuité des soins, notamment pour l’accouchement, la tuberculose et le sida, mais dans les faits, quand vous allez à l’hôpital, les infirmiers vous disent que la pharmacie n’est pas garnie et que vous devez acheter les médicaments aux vendeurs ambulants autour de l’hôpital. Les médicaments sont censés être produits gratuitement par l’État mais la direction pharmaceutique est sous le contrôle de la famille de Deby et les médicaments sont détournés et revendus à ces vendeurs ambulants. On ne peut pas parler de gratuité de soins dans ces conditions. Quand tu vas à l’hôpital pour des soins d’urgence, il y a des fortes probabilités que tu ne survives pas. L’État était censé donner 1 milliard 243 millions de subventions à l’hôpital de la Renaissance, mais il n’a reçu que 404 millions, et les médecins ne peuvent donc pas soigner tout le monde. Sur le plan éducationnel, les écoles ne sont pas développées et seuls les riches peuvent accéder à l’enseignement supérieur. La plus grande université est à N’Djamena, la capitale du Tchad, mais elle ne peut pas contenir tous les étudiants. Concernant l’accès à l’eau, le gouvernement tchadien a annoncé avoir atteint l’OMD 1 (objectif du Millénaire), censé signifier que tout le monde a un bon accès à l’eau, mais c’est tout simplement faux. L’électricité n’est pas desservie non plus.

Politiques antisociales

Nous, les fonctionnaires, n’avons pas été payés en août, septembre et octobre 2016. Le gouvernement a fini par éponger ces salaires mais il a aussi restreint notre droit de grève avec la loi 32 du 31 décembre 2016 qui prévoit que les grévistes ne peuvent pas être payés au-delà de trois jours de grève par mois, même si le motif de la mobilisation concerne le retard du versement des salaires ! Le décret 687 de la même loi réduit aussi de moitié nos indemnités de fonctionnaires pendant 18 mois. Ces indemnités nous permettaient de financer une partie des frais de logement, de téléphone et de transport. D’une manière plus globale ces dispositions s’inscrivent dans une bagatelle de 16 mesures d’austérité, qui prévoient notamment la suppression de la bourse des étudiants. En 2018, le gouvernement a été encore plus loin en augmentant le prix du pétrole, du gaz, les impôts et en baissant les salaires. Deby affirme que dans un contexte de chute du prix du pétrole, ces mesures d’austérité sont incontournables pour financer l’entretien des administrations publiques, mais c’est faux puisque l’argent du pétrole a toujours été détourné par sa famille.

Grève illimitée dans la fonction publique

En réaction à ces mesures d’austérité, les enseignants sont en grève depuis décembre 2017. Nous avons organisé des assemblées générales et une marche pacifique le 25 janvier qui a violemment été réprimée avec des canons à eau, des militaires armés jusqu’aux dents et des gaz lacrymogènes très irritants. Dans la fonction publique, nous sommes en grève sèche depuis le 26 janvier, avec un service minimum dans les hôpitaux. Il y a eu aussi des opérations tintamarres, qui consistent à faire un maximum de bruit chez soi tôt le matin, et des opérations journées villes-mortes, durant lesquelles personne ne sort dans la rue. Nous avons mis sur pied la plateforme syndicale revendicative et le gouvernement a engagé des pourparlers, mais il n’a respecté aucune de ses promesses. Certains pensent que puisque Deby est arrivé par les armes et qu’il a truqué les élections, il devra être délogé par les armes. Des gens sont partis en Libye pour apprendre le maniement des armes. Nous, en tant que syndicalistes, nous n’avons pas de prise sur les mouvements armés, mais nous avons trop connu la guerre, et nous voulons que les choses se règlent d’une manière pacifique. Nous avons dit aux militants que la grève va durer et qu’il faut se préparer à vivre sans revenue. La faim est là, la maladie aussi, mais nous sommes déterminés à lutter jusqu’à la victoire totale de nos revendications. »

*« Au Tchad, l’opposition déploire ‘‘plus de 600 arrestations’’ lors de marches pacifiques », Le Monde, 7 février 2018

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