Tunisie : Quand l’avenue Habib Bourguiba n’est plus
À coups de documentaires romancés et d’une couverture médiatique trop optimiste d’une élection dont la crédibilité ne convainc plus qu’une minorité de tunisiens, la Tunisie continue pourtant de faire rêver, au-delà du monde arabe.
A l’aube de l’année 2011, l’impensable se produit. Alors que l’idée selon laquelle la culture dictatoriale était enracinée jusqu’au plus profond des territoires arabes, voilà que la Tunisie inaugure le bal des Printemps arabes. À Tunis, quatre ans plus tard, la révolution de Jasmin sonne comme une lointaine sérénade qu’on s’est lassé d’entendre. Alors que le pays continue de nourrir le fantasme de la première expérience démocratique d’un pays arabe, les slogans « Dégage Ben Ali » ont laissé place à « Du pain et du travail ». Certains scanderaient presque le retour du dictateur, dont la destination d’exil est encore discutée dans les cafés enfumés par les cigarettes de contrebande et les narguilés. « Au moins, avant on savait qui étaient les voleurs » disent-ils.
Pour l’heure, le gouvernement fraîchement formé ressemble à de nombreuses figures à l’ancien régime, à commencer par son président, véritable cacique des régimes Bourguiba et Ben Ali. L’élection démocratique du candidat Béji Caid Essebsi du parti Nidaa Tounes devait clore trois années pénibles pour les Tunisiens, entre montée en flèche du parti islamique Ennahdha, les assassinats politiques de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, et pour finir, le chômage dont les premières victimes étaient les diplômés de l’ère Ben Ali.
Dans ces moments de désespoir du présent et d’appréhension du futur, on préfère tourner le regard vers un passé nostalgique. Une certaine habitude s’est installée, à comparer la situation présente de la Tunisie à celle de Bourguiba, érigé en idole et en référence intemporelle.
L’éducation, combat éternel de ce dernier durant son règne, est aujourd’hui un tas de ruines. L’école tunisienne vit au rythme des grèves, dans lesquelles les syndicats jusqu’au-boutistes voient « l’année blanche » comme une simple réponse aux réformes ministérielles. L’enfant tunisien est peut-être, avec les chômeurs, le premier sacrifié de cette révolution. Le taux d’abandon scolaire a atteint la barre des 100 000 élèves l’an dernier, tandis que certains enseignants de l’intérieur du pays, sont contraints à remplacer le tablier par les bottes d’agriculteur pour arrondir les « faims » de mois.
L’après Ben Ali a changé le visage de la Tunisie. D’un visage grassouillet en apparence, sa fuite a levé le rideau sur la réalité tunisienne, un visage creux dont les rides dévoilent toutes les failles héritées de l’ancien système, maquillé à coup de tourisme attractif et de statistiques tronquées. Les anciens touristes en quête de soleil low cost ont laissé place à un nouveau type de tourisme, celui de la curiosité. Tunis est devenue the place to be pour les étudiants, journalistes en devenir et militants des Droits de l’Homme. Tous veulent voir ce qu’est devenue la révolution tunisienne, comme si elle ne s’était jamais arrêtée. L’Avenue Habib Bourguiba qui a contenu cette première révolution arabe n’est aujourd’hui qu’un lieu de passage, et prête occasionnellement quelques mètres à des manifestations de courte durée, sous la bienveillance policière. La révolution n’est plus que simple fierté, elle est traumatisme et déception.
Pourtant, la Tunisie est souvent citée en exemple dans le monde arabe, en comparaison avec les tragédies libyenne et syrienne, et le tournant militaire en Égypte. Mais la Tunisie est-elle vraiment un exemple de réussite révolutionnaire et démocratique, ou seulement le pays qui a le moins souffert de la violence ?
Car la violence actuelle, c’est l’État, le chômage, les inégalités. Le vote pour Béji Caid Essebsi n’était pas réellement une conviction laïque mais un vote sanction contre Moncef Marzouki, l’homme du consensus entre technocrates et religieux. Et pourtant, le gouvernement supposé anti-islamistes ne pouvait être viable qu’en y incluant des personnalités du parti Ennahdha, dont le porte-parole dispose du portefeuille de l’Emploi et de la Formation, un secteur vital pour la Tunisie, exsangue de sa jeunesse en recherche d’emploi.
Nidaa Tounes, un parti qui se voulait laïc dans un pays qui a l’Islam pour religion d’État. Un parti qui voulait mettre en avant la jeunesse, et qui a porté au pouvoir un homme âgé de 88 ans. La jeunesse a depuis longtemps abandonné l’espoir d’une réelle démocratie en Tunisie. Reste quelques échappatoires, qui formeront peut être les prochaines têtes pensantes du pays, entre prolifération artistique et luttes syndicales.
Donner tout ce qu’il reste, même si le cœur n’y est plus vraiment.
Lina Trabelsi
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