(Re)penser les fondements de l’écologie politique (Épisode 2)
En finir avec l’écologie anthropocentrée ? (1/4)
Après s’être efforcé de démontrer que l’apparente opposition entre la dynamique « réformiste » et la logique révolutionnaire est un leurre que la dialectique permet de dépasser1, il convient de proposer une orientation philosophique pouvant guider « l’action » écologiste2. Une critique de l’écologie anthropocentrée, actuellement majoritaire, sera suivie d’une analyse critique des alternatives existantes (épisode 3).
Une écologie politique encore largement anthropocentrée
Dans son ouvrage La haine de la nature (Champ Vallon, 2002) d’un pessimisme glaçant mais particulièrement stimulant, le philosophe Christian Godin mobilise la mythologie grecque pour exposer les relations entre l’être humain et la Nature. L’Homme aurait dans un premier temps été Orphée, un simple habitant (credo contemplatif), pour devenir Prométhée (credo volontariste, dominateur)3, considérant la nature comme une « chose » à sa disposition, à l’image du propriétaire-exploitant considérant son bien. Après avoir fait corps et avoir fusionné avec la nature, l’Homme voulait à présent la conquérir.
Dans la mythologie grecque, le Titan Épiméthée (Epimêtheús, « qui réfléchit après coup ») est chargé par les dieux de la création des animaux. Tandis qu’il distribue les qualités et les dons physiques parmi les êtres vivants, Épiméthée oublie l’homme qui reste nu et sans défense. C’est alors que, selon Platon4, le frère d’Épiméthée, Prométhée (Promêtheús, « le Prévoyant ») a l’idée de voler le feu et les arts aux dieux pour en pourvoir les hommes. L’une des interprétations du mythe – celle qui nous intéresse ici – fait de Prométhée le symbole de l’orgueil, de la puissance et de la démesure (hubris chez les Grecs) des hommes voulant disposer du pouvoir des dieux et ainsi devenir, eux-mêmes, des dieux.
Si l’on quitte à présent la métaphore5 du philosophe pour s’intéresser à l’Histoire, on observe effectivement que l’aventure occidentale (en Orient, le processus est beaucoup moins évident6) est l’histoire de la soumission exponentielle de la Nature par l’Homme. Voyons brièvement comment la pensée occidentale a causé ou accompagné7 la main mise de l’Homme sur la Nature.
On décèle déjà chez les Grecs et particulièrement chez les sophistes, ces modernes avant l’heure, un penchant philosophique promis à un grand avenir : le subjectivisme et le relativisme moral. Lorsque Protagoras affirme que « L’homme est la mesure de toute chose »8, il nie l’existence d’une vérité objective. La vérité dépend de celui qui la conçoit (relativisme moral), ce qui revient, in fine, à en refuser l’existence. Rien n’existe en soi, il faut un regard9. Si ce n’était pas encore le cas en Grèce, le relativisme moral est aujourd’hui dominant : il n’y a pas de Bien, il n’y a pas de Mal, il n’y a que des opinions subjectives. Sur le plan de la pensée, le sophisme tient, mais ses applications pratiques sont désastreuses dès lors qu’il rend possible la relativisation voire la négation du réel. Il permet, ni plus ni moins, d’opposer la pensée au réel et le réel à la pensée. « Tu sais, la pollution, c’est une question de point de vue… » ; « je prévois de ne pas allaiter mon enfant. Bon d’accord, biologiquement je suis un mammifère, mais j’ai le droit de ne pas le faire ». Un « dualisme insurmontable [s’instaure] entre le monde mental et le monde extérieur »10.
Cette philosophie va être parachevée avec la civilisation judéo-chrétienne. Là où chez les Grecs, encore profondément holistes11, le dualisme ontologique entre Homme et Nature n’était pas dominant, il va le devenir avec les religions révélées et en particulier avec le judaïsme et le christianisme12. C’est généralement ce passage de la Genèse qui permet d’affirmer que ces religions sont anthropocentrées : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la Terre et soumettez-là ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre »13. Avec le christianisme, on passait du Cosmos au Monde14. Le Cosmos était un Tout dont faisait partie l’Homme alors que le Monde est un Tout créé pour l’Homme. La Bible pose cependant des limites à cet appel et prohibe sans aucun doute la démesure dans l’utilisation de la Nature, c’est ainsi que certains grands théologiens (peu nombreux) ont tempéré le dualisme ontologique entre l’Homme et la Nature (François d’Assise par exemple)15.
Les barrières à la toute puissance de l’Homme-Prométhée sauteront, progressivement, à travers le cartésianisme16, la philosophie des Lumières et les Droits de l’Homme17, ce qui fera écrire à Chesterton que « le monde moderne est plein d’idées chrétiennes devenues folles ». C’est enfin Emmanuel Kant qui achèvera de faire de l’éthique une préoccupation uniquement tournée vers l’Homme18. La pensée occidentale demeure donc, sauf exceptions19, dominée par le dualisme ontologique (l’Homme et la Nature sont deux choses strictement différentes et donc séparées) dont découle une instrumentalisation ou un pur et simple oubli de la Nature.
L’anthropocentrisme est sans cesse mobilisé par les adversaires de l’écologie politique et nous avons tous entendu ces personnages croyant tenir un argument massue : « Mais pourquoi, au lieu de vouloir protéger les animaux, vous ne vous occupez pas des petits africains ? Des Humains ? ». Que l’écologie ait un principe holiste (tous les éléments biotique et abiotiques sont interdépendants)20 et que l’élevage intensif pollue et prive de nourriture (céréales essentiellement) des humains (les petits africains en question justement) pour engraisser des bêtes, leur échappe complètement : dans l’esprit anthropocentré, la Nature et l’Homme sont deux choses déliées.
La critique de l’écologie politique est anthropocentrique mais ce qui commence seulement à être examiné, c’est que l’écologie politique elle-même – pourtant porte étendard de la Nature – est également dominée par l’anthropocentrisme et ne récuse généralement pas le dualisme ontologique. En effet, le discours majoritaire n’est autre que celui-ci : « il faut sauver la Nature pour sauver l’Homme ». Si l’information que l’Homme ne peut subsister sans son environnement21 est comprise, la Nature n’en garde pas moins une valeur instrumentale, elle est nécessaire à l’Homme et n’a pas de valeur intrinsèque.
Nul besoin de chercher bien loin pour se rendre compte de la prépondérance du dualisme ontologique, il suffit de lire la définition de l’écologie politique : « Position dominée par le souci de protéger la nature et22 l’homme lui-même contre les pollutions, altérations et destructions diverses issues de l’activité des sociétés industrielles »23. L’Homme est un élément externe, dissocié de la Nature.
L’impossible Homme-Prométhée
Ce n’est pas la philosophie et le discours qui sont venus réfuter la pertinence de l’anthropocentrisme, mais bel et bien le réel lui-même : « C’est avec la montée des désastres écologiques, des ruptures de stocks en poisson et forêt, avec le réchauffement climatique24 et tout spécialement les manipulations génétiques et le brevetage de la vie qu’une nouvelle formule d’autorité est étudiée, celle de l’homme sur le reste de la planète : l’anthropocentrisme. Il apparaît alors […] que l’être humain fait partie d’un tout naturel dont il a déréglé l’équilibre, et sa propre survie en est menacée »25. Cette idée, pourtant d’un illogisme flagrant (vouloir l’infini dans un monde fini), selon laquelle l’Homme pourrait continuer de se comporter en exploiteur-prédateur au sein de la Nature à son seul profit sans frein ni limite, nous place devant un dilemme eschatologique26 : ou bien nous abandonnons l’anthropocentrisme pour stopper l’écocide en cours, ou bien nous disparaissons27. Nous avons titré ce paragraphe « L’impossible Prométhée ». En fait, L’Homme-Prométhée est réalisable, mais il correspond à la fin de l’humanité.
L’épisode n° 3 sera consacré aux visions qui s’opposent au point de vue anthropocentrique (biocentrisme, écocentrisme etc.) ainsi qu’à une analyse des alternatives qui en découlent.
L. R.
Notes et sources
(1) V. L. R., « (Re)penser les fondements de l’écologie politique. Épisode 1 », Le Poing, septembre 2015, p. 8-9. L’article est à présent disponible gratuitement en version numérique sur Lepoing.net.
(2) Il ne s’agit pas ici d’affirmer que « l’action » appelle nécessairement une théorisation, mais qu’il est préférable de connaître les matériaux dont nous disposons pour penser l’écologie politique. Cela n’exclut pas l’empirisme d’où peuvent également sortir des propositions viables à accueillir.
(3) Christian Godin, La haine de la nature, op. cit., p. 92. Il y a pour Christian Godin une porte (étroite) de sortie qui s’incarne en la figure d’Épiméthée (troisième voie) que l’on pourrait nommer Homme-protecteur ou Homme-prévoyant. V. p. 92 et s. et 110 et s.
(4) Protagoras, 320c-323a.
(5) Magistralement filée dans son ouvrage.
(6) L’idée généralement admise est que les religions et philosophies orientales (hindouisme, bouddhisme, taoïsme, etc.) ont un respect développé de la nature lié à leur dimension holistique. V. notamment Martino Amisi, Les rapports entre l’homme et la nature. Une analyse critique de l’Éthique de l’environnement, Mémoire, Institut facultaire Théophile Reyn, Graduat en philosophie, 2009, lecture en ligne sur memoireonline.com. Il existe néanmoins de solides contre-arguments à cette analyse. Lire notamment ce qu’écrit Christian Godin à propos du bouddhisme. Ouvrage précité, p. 30 et s.
(7) Reste en suspens de savoir si ce processus a des causes matérielles (l’Homme est de plus en plus puissant grâce aux techniques et à la science) donc sa philosophie s’adapte (proposition matérialiste) ou si les évolutions matérielles sont permises parce que l’Homme a une certaine vision du monde (proposition idéaliste) : l’homme devient puissant avec les techniques et la science car les idées dominantes l’y encourage. C’est encore là que la dialectique vient au secours de nos esprits naturellement binaires pour nous permettre d’écrire : « probablement un peu des deux ».
(8) Cf. Martino Amisi, Les rapports entre l’homme et la nature. Une analyse critique de l’Éthique de l’environnement, op. cit.
(9) On songe à l’idéalisme absolu de Berkeley pour qui « être, c’est être perçu ».
(10) Murray Bookchin, Qu’est-ce que l’écologie sociale ?, 1983, Atelier de création libertaire, trad. Bernard Weigel, 4e éd., 2012, p. 49. Il ne s’agit pas ici de nier l’apport que constitue la possibilité d’utiliser du lait maternisé en cas d’incapacité médicale, mais de déconstruire le choix, éminemment idéologique, de ne pas allaiter avant que l’enfant soit né.
(11) Le Tout grec, le Cosmos, a une valeur supérieure à ce qui le compose. L’Homme est donc encore cantonné à un élément du global.
(12) V. Martino Amisi, Les rapports entre l’homme et la nature. Une analyse critique de l’Éthique de l’environnement, op. cit. V. également Christian Godin, La haine de la nature, op. cit., p. 141 et s.
(13) Genèse, chap. 1, verset 28.
(14) Christian Godin, La haine de la nature, op. cit., p. 106. V. également L. White Jr., « The historical roots of our ecological crisis », Science, 155, 3767, 1967, 1203-1207.
(15) Notamment dans le « Cantique de frère soleil », v. Christian Godin, La haine de la nature, op. cit., p. 100 et s. V. également p. 144 n. 9.
(16) Murray Bookchin, Qu’est-ce que l’écologie sociale ?, op. cit., p. 48 et s.
(17) Cf. Martino Amisi, Les rapports entre l’homme et la nature. Une analyse critique de l’Éthique de l’environnement, op. cit.
(18) Idem.
(19) V. Christian Godin, La haine de la nature, op. cit., p. 9.
(20) Idem, p. 117-118.
(21) Le mot « environnement » pour désigner la Nature est d’ailleurs déjà un terme anthropocentrique. Larousse.fr, entrée « environnement ».
(22) Nous soulignons.
(23) Larousse.fr, entrée « écologisme ».
(24) Sur le climato-scepticisme et le « négationnisme environnemental », v. Christian Godin, La haine de la nature, op. cit., p. 82 et s.
(25) « Anarchisme vert ou actualisation de la pensée libertaire », L’EnDehors.net, mis en ligne en septembre 2004, en accès libre. Christian Godin écrit à propos de l’anthropocentrisme que « le monde humain devient inhumain à partir du moment où il n’est plus qu’humain ». Ouvrage précité, p. 18.
(26) Discours sur la fin des temps. Humains en l’occurrence.
(27) Il ne s’agit pas ici de retomber dans un discours anthropocentrique mais de montrer que l’Homme-Prométhée peut vaincre une partie de la Nature en se détruisant lui-même (et nombre d’autres espèces et écosystèmes).
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