« Anarchisme et féminisme, quelles convergences ? » Conférence de Francis Dupuis-Déri
Le Poing
Publié le 3 novembre 2019 à 18:25
Le
jeudi 24 octobre,
l’anarchiste
et universitaire
Francis Dupuis-Déri a présenté à
l’université Paul-Valéry de Montpellier une
conférence intitulée « Anarchisme, féminisme, quelles
convergences ? », dispensée dans le cadre du master
Études culturelles.
L’enseignant en science politique et en études féministes à
l’université
de Québec (Montréal) reconnaît
qu’en tant qu’homme hétérosexuel, il n’est pas le plus
légitime pour parler du sujet, mais son propos n’en est pas moins
très pertinent.
Pas d’anarchisme sans féminisme
Pour
Francis Dupuis-Déri, l’anarchisme
et le féminisme sont
deux mouvements sociaux et forces critiques : «
L’anarchisme
a ceci de radical qu’il s’oppose en principe à toute forme de
domination, d’oppression, d’appropriation, d’exploitation,
d’extorsion, d’exclusion et d’inégalité ».
Le féminisme s’oppose à
la domination des femmes par les hommes. La
concordance des principes apparaît donc logique et
explique l’émergence de figures
anarchistes et
de
fait féministes comme Louise Michel et Emma Goldman, ainsi
que la naissance du courant anarcha-féministe, selon lequel le
combat contre le patriarcat fait partie intégrante de la lutte des
classes.
Francis
Dupuis-Déri évoque aussi les militantes féministes autonomes
boliviennes du collectif Mujeres
Creando
qui disent : «
Nous ne sommes pas anarchistes de par Bakounine ou la CNT, mais
plutôt par nos grands-mères, et c’est une merveilleuse école de
l’anarchisme ».
On
retrouve en
effet au
sein des mouvements féministes un « anarchisme intuitif ». C’est
le cas aux États-Unis dans les années 1970, où le mouvement
social, qui
inclut, entre autres, les
premiers écologistes, les pacifistes contre la guerre du Vietnam, le
« black power », les
premiers mouvements LGBTI et une nouvelle vague féministe,
s’organise
spontanément d’une manière anarchisante, sans chef, par la
rotation des tâches et l’action directe, même si d’autres
groupes marxistes-léninistes et maoïstes se structurent d’une
manière plus classique. Mais
le mouvement féministe s’ancre au sein d’un milieu toujours
sexiste, et au fil du temps, il se distance de la lutte des classes
au profit du réformisme.
« Les hommes n’ont aucun intérêt à être féministe »
Le
féminisme radical va justement naître en réaction à la domination
masculine au sein de ces luttes. Les féministes dénoncent alors ce
qu’on appelle aujourd’hui le phénomène de « boys club », c’est à
dire des réseaux informels de solidarité masculine qui visent à
exclure et dominer les femmes et les
« minorités ».
Aujourd’hui, les femmes sont toujours minoritaires dans les groupes
anarchistes, comme dans les organisations politiques en général.
Francis
Dupuis-Déri
propose
plusieurs explications :
le virilisme anarchiste, la secondarisation des revendications
féministes et
l’accaparement
de la parole par les hommes. À
la fin de la conférence, une
étudiante prend
la parole pour se désoler
que
les hommes se sentent si peu concernés par le combat féministe, y
compris dans les milieux les plus à gauche, au sein desquels les
dominations sexistes se reproduisent. À
sa question :
« Quelle est la place des hommes dans le féminisme ? »,
le
conférencier ne met pas longtemps à répondre : «
Les hommes n’ont aucun intérêt à être féministe ».
Les principes libertaires ne neutralisent pas la domination masculine. Dès le XIXe siècle, on voit fleurir des « milieux libres », c’est-à-dire des communautés autogérées d’inspiration libertaire où se pratique l’amour libre. Ces expérimentations vont rapidement échouer, notamment par ce que les hommes anarchistes appelleront la « pénurie de femme ». Pour Francis Dupuis-Déri, « l’amour libre était plus libre pour les hommes que pour les femmes ». Ce genres de décalages entre principe et réalité vont être analysés comme une problématique liée au fait d’être anarchiste dans une société qui nous inculque des valeurs inverses, mais aussi aux intérêts matériels des hommes à dominer les femmes.
La gestion des agressions sexuelles, un enjeu politique
Les femmes impliquées dans les milieux libertaires n’échappent pas aux violences sexistes et sexuelles puisqu’elles existent dans toute la société, à tous les niveaux. La gestion des agressions sexuelles constitue alors un enjeu politique. Francis Dupuis-Déri considère la sécurité comme un principe anarchiste, aux côtés de la liberté, de l’égalité et de la solidarité. Il se réfère au n°92 de la Revue Mouvements, paru en 2017 : « Se protéger de la police, se protéger sans la police », qui explore la marginalisation des femmes au sein des groupes anarchistes sous sa forme la plus brutale : les violences sexuelles. Les tentatives de gestion communautaire des agressions posent de nombreuses questions sur le rapport des anarchistes à la justice. Une des solutions souvent envisagées est la justice transformatrice. Elle va beaucoup être théorisée au Canada, où les militant·e·s s’inspirent de certaines traditions de justice autochtone, qui consistent à gérer les problèmes par le dialogue avec et entre les différents partis impliqués. Ces pratiques sont plus courantes en Amérique du Nord, mais ont aussi influencé l’Europe et la France.
Mais
les militantes féministes subissent constamment un backlash
(contrecoup) de la part des camarades masculins. Les phénomènes de
boys-club
resurgissent précisément
dans
ces moments, pour
ne pas avoir à remettre ses camarades en question, en entretenant le
mythe que l’agresseur serait forcément extérieur au milieu. Par
conséquent, la paroles des militantes victimes d’agressions
sexuelles est remise en question, il leur est demandé
à
maintes reprises de
prouver les accusations qu’elles avancent. Francis
Dupuis-Déri
ne peut s’empêcher d’ironiser sur ce constat dramatique en comparant
la gestion de l’annonce d’une violence policière à celle d’une
agression sexuelle à l’encontre d’un·e
camarade : «
Moi,
je n’ai jamais croisé un anarchiste qui disait ‘‘ah ouai, tu dis
que le policier t’as matraqué mais tu l’as peut être provoqué…’’
»
Les militants anarchistes étant globalement sensibilisés aux
discours féministes, les agresseurs et leurs soutiens n’hésitent
pas à instrumentaliser ces discours par la mobilisation d’idées
comme la
« zone grise de consentement » ou la
« socialisation masculine » pour se déresponsabiliser.
En plus de la remise en question systématique de leur parole, les victimes et leurs soutiens seront considérées comme la cause d’une division, d’un affaiblissement et d’une décrédibilisation du milieu militant. Ces militantes féministes sont accusées d’être à l’origine des conflits, alors que c’est bien l’agresseur, et non la victime, qui est en contradiction avec les valeurs et les principes anarchistes. Cela a pour effet l’épuisement et la désillusion des militantes entraînant leur désengagement au sein groupes militants mixtes : c’est une forme d’exclusion informelle. Face à cette impasse, des perspectives d’auto-défense féministe sont formulées en non-mixité : apprendre à se défendre physiquement, mettre en place des réseaux et des structures de solidarité et de soutien collectif, des actions collectives contre les agresseurs, etc.
En
dépit de ces obstacles tenaces, il existe une réelle imbrication
entre anarchisme et féminisme. Ces convergences mises en avant par
Francis
Dupuis-Déri
nous éclairent sur le chemin qu’il reste à parcourir pour rendre
les milieux libertaires cohérents avec leurs discours.
Cela
ne pourra pas se
faire sans qu’une orientation féministe réelle soit imposée par la
lutte contre
les
résistances masculinistes qui
empêchent
une pleine intégration des camarades aux luttes émancipatrices
contre le patriarcat et le capitalisme, dont les
femmes sont
les premières victimes.
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