Montpelliérains, confinés, en luttes #4 | Julie : « Tu n’as pas peur, tu ne seras jamais seule »
Le monde d’après ? De nombreux médias se sont lancés dans de grandes spéculations sur ce que pourrait/devrait être le monde d’après la pandémie du covid-19. De son côté, Le Poing n’oublie pas qu’il est concrètement un média qui se consacre principalement aux luttes. Comment notre présent confiné résonne-t-il avec l’avant des grands mouvements écoulés – gilets jaunes, féminisme, climat, réforme des retraites ? Comment permet-il de se projeter dans un après toujours en luttes ? Là sont à puiser des puissances nouvelles.
Le Poing s’est retourné vers plusieurs personnes très impliquées dans les luttes de cette période récente, sur Montpellier et environs ; des personnes qui nourrissent la réflexion sans être des professionnelles du savoir et/ou privilégiées de l’accès à la parole publique. Certain·e·s sont membres d’organisations constituées (entités politiques, syndicats, mouvements activistes) ; mais iels s’expriment ici sans en être des porte-paroles attitré·e·s.
Ces entretiens, réalisés sur la base d’un questionnaire écrit, seront publiés au fil des jours qui viennent. Toutes les réactions seront les bienvenues.
Après le collapso-écolo Franck, la gilet jaune anticapitaliste Valérie, le journaliste-syndicaliste-libertaire Stéphane, quatrième interlocutrice de cette série d’entretiens : Julie, 32 ans, professeur de français langue étrangère. Pas du tout militante jusqu’au mouvement des gilets jaunes, elle s’y investit à fond, puis devient activiste sur le front du climat.
Le Poing : Gilets jaunes. Climat. Retraites. Tu as pris part active, sur le terrain, au mouvement social d’une intensité exceptionnelle ces deux dernières années. Si ça t’es possible, saurais-tu définir, juste en quelques phrases, un sens général, du moins des aspects principaux, que tu as pu observer et qui t’ont particulièrement motivée dans ces mouvements ? N’hésites surtout pas à être très « personnelle » dans cet avis.
Julie : Je me souviens des premiers temps du mouvement des gilets Jaunes, je partageais les revendications mais ne me sentais pas assez touchée pour faire le pas et descendre dans la rue. Et puis on m’a raconté les violences policières et il y a eu le projet de la loi-casseurs (pénalisant notamment la dissimulation du visage). Ce fut l’élément qui m’a fait rejoindre les rangs. On touchait à notre liberté d’expression, de manifester. À la présomption d’innocence. Quand tu es primo-manifestante, ton premier samedi de gilets jaunes, tu mets des jours à t’en remettre tellement la répression est absurde, violente, aveugle. Ensuite, tu ne peux plus faire comme si tu ne savais pas, et tu y retournes. Et de semaine en semaine, on se reconnaît. D’un regard, d’un sourire complice. Même sans se connaître ! Cette solidarité, cette reconnaissance là, au delà de toutes nos différences, elle te fait tenir droit dans tes bottes. Tu es du bon côté de la barricade. Tu n’as pas peur. Parce que tu ne seras jamais seule.
Dans la foulée de ces mouvements, est-ce que tu peux désigner des acquis intéressants, des résultats positifs ? Il ne s’agit pas seulement de satisfaction de revendications, mais d’expérience accumulée, d’observation des composantes impliquées, d’invention de modes d’action, de nouvelles mises en relation, d’élaboration dans les idées et leur échange. À ta guise.
Effectivement, en terme de satisfaction des revendications, on n’a jamais été aussi mal servi que depuis l’ère Macron. Loin de glorifier les précédents présidents, ils leur restaient un semblant d’intérêt électoral, qui faisait qu’ils ne pouvaient ignorer trop longtemps la rue. Là, nous sommes face à des personnes qui ne lâchent rien. Mais finalement ce n’est pas grave, ils n’ont pas le monopole du « On lâche rien » ! N’est-ce pas ?
Humainement, nous avons déjà tout gagné. Ce qui se noue entre les personnes ne peut être défait. Pour gagner il faut créer un réseau résistant, et cette création n’a pas lieu en la prononçant, elle se construit. Leur répression est une très mauvaise stratégie. Parce qu’elle fait venir plus de gens. Parce qu’elle nous unit.
Dans mon expérience, toute personnelle, des manifestations gilets jaunes, j’ai rapidement eu la sensation de tourner en rond dans ce jeu du chat et de la souris dans les rues de Montpellier. J’avais aussi besoin d’agir avec d’autres stratégies. Féminisme, anti-spécisme, écologie, lutte sociale, etc, tout ça est pour moi intrinsèquement lié et, de fil en aiguille, je me suis retrouvée chez ANV COP21 (« mouvement populaire et non-violent pour relever le défi climatique »). Cette organisation est toujours le « trop » ou le « pas assez » de quelque chose.
Ce que j’y vois, moi, est un mouvement organisé démocratiquement, ne laissant pas de place aux égos surdimensionnés, qui peuvent détruire des groupes. Où ce n’est pas celui qui parle le plus fort qui est le plus écouté. Bien sûr, on n’a pas renversé le capitalisme en décrochant le portrait de Macron des mairies. Mais les 1375 heures de gardes à vue cumulées chez les décrocheurs de portraits présidentiels et les 27 procès en justice traduisent un sacré caillou dans la chaussure présidentielle. De même dans la campagne contre la surproduction qui vise principalement le géant Amazon, nous ne sommes pas seuls et pensons réellement en termes de complémentarité des luttes.
À l’inverse, dans la foulée de ces mouvements, retiens-tu des ratages, des échecs, des limites, qui devraient servir de « leçon » au moment de poursuivre dans des luttes, ou, autrement, d’envisager ta vie ?
Je crois qu’un des grands écueils de nos mouvements est cette sacro-sainte convergence souhaitée. On s’épuise à la rechercher et rien ne nous a jamais indiqué qu’elle nous permettrait de basculer.
Un autre écueil est de confondre auto-organisation et absence de structuration. Si chaque décision d’un collectif doit se traduire par une réunion en assemblée générale, il y a des grandes chances que le mouvement s’épuise de paralysie et que certaines personnes prennent le pouvoir informellement. Je regrette souvent de n’avoir pas plus de connaissance en histoire des luttes, j’imagine que les phases que chaque militant·e rencontre (colère, créativité, dépression, retrait, résilience, etc) n’est pas une nouveauté et on devrait pouvoir tirer des forces de ces états d’âmes inévitablement changeants.
Dans ta manière de l’analyser, de t’y adapter, d’échanger, est-ce que tu perçois notre situation actuelle dans la pandémie comme plutôt en continuation de ces mouvements, ou en rupture ? Dans la première option, qu’est-ce qui permettrait de penser un continuum ?
Je ne vois aucune rupture dans la situation actuelle de la pandémie. Je suis très réticente à l’invocation « du jour d’après ». Je comprends que ça puisse être fédérateur et plein d’espoir pour celles et ceux qui rêvent de victoire derrière leurs fenêtres, mais la réalité risque de faire très mal et casser beaucoup d’espoirs. N’attendons pas l’arrivée magique du jour d’après. La construction du monde que nous souhaitons à déjà démarré. La lutte ne s’est pas arrêté avec le confinement. Elle continue. Partout. Bien sûr qu’on rêverait de se réveiller un matin au gazouillis des oiseaux dans un monde juste mais la réalité est qu’à ce stade, nous avons quelques options seulement : continuer à faire barrage et colmater tant bien que mal les poussées du néo-liberalisme qui, elles, ne souffrent pas de covid-19, construire l’alternative, des points de solidarité, pour nous, et pour faire rêver à notre monde.
Te semble-t-il que l’expérience traversée dans les mobilisations de ces deux années passées a un impact palpable sur ta façon d’envisager et de te confronter à la situation actuelle ?
Oui. À mon sens, le mouvement des gilets jaunes est véritablement un rond point des luttes qui a semé ses graines dans toutes les autres luttes actuelles ou presque. Les mouvements écolos, les syndicats, prennent en compte cette « gilet-jaunisation » de la société, et c’est très bien. Nous semblons plonger tout droit vers une dystopie : pénurie de masques mais pas de gaz lacrymogène, drones parlants, chèque de 20 milliards en blancs aux entreprises les plus polluantes pour les aider à se relever, mais des employés du BTP, par exemple, envoyés au travail en pleine pandémie.
Et à côté de ça, chaque poing levé pour protester est réprimé. Nous ne sommes pas des criminels, mais on nous criminalise. Aider des personnes migrantes à ne pas mourir dans les Alpes est criminalisé, vivre dans la rue est criminalisé, exercer son droit de retrait face à un danger de mort dans une activité non-essentielle est criminalisé. Quand j’étais petite, avec une amie on se demandait souvent si du temps de la Résistance, on aurait eu le courage d’être du bon côté, si la peur ne nous aurait pas poussé à ne rien dire pour sauver notre confort. Ces deux années de mobilisations ont nourri ma réflexion, mes actions. Le confort n’est pas une valeur. Je ne veux pas vivre dans une société confortable. Je veux vivre dans une société de femmes et d’hommes dignes.
Est-ce que la situation que nous sommes en train de vivre dans la pandémie, est déjà porteuse d’aspects qui font problème, qui appelleraient encore de nouvelles mobilisations ? Ou aussi d’aspects qu’on pourrait capitaliser : nouveaux désirs, nouvelles pensées, nouvelles énergies ? Sommes-nous en train de nous renforcer ? De nous affaiblir ?
Indéniablement, cette période est porteuse d’aspects qui font problème. Rarement situation réelle nous a montré qui sont celles et ceux qui permettent à un pays de tenir. S’il faut le rappeler, ceux qui détiennent les moyens de production ne produisent rien. Les inégalités sont flagrantes, les plus précaires sont les personnes les plus exposées, celles et ceux subissant le plus de répression continuent à en subir toujours plus. En revanche, il y a effectivement des personnes ne s’étant jamais mobilisé·es, qui disent aujourd’hui être en colère et vouloir se révolter face à la classe dominante. Cette dernière ne se privera pas de récupérer le désarroi des gens face à cette pandémie. De promulguer des mesures toujours plus liberticides au nom de la croissance et faire, comme c’est l’habitude, d’un état exceptionnel tout ce qu’il y a de plus durable. Ce que nous sommes en train de faire de cette situation nous dira si on s’est affaibli ou au contraire renforcé.
En termes sociaux et politiques, en termes de visée stratégique, ou de terrains et modes d’actions plus circonscrits, est-ce que tu te projettes déjà dans le post-confinement, voire le post-covid-19 ?
J’y pense bien sûr. Il va falloir se réinventer dans nos modes d’action. Les grosses manifestations massives ne sont pas pour tout de suite, c’est certain. Dans cette configuration tout à fait inédite je n’ai pas de projections bien définies. Mais je sais que très bientôt, lorsque nous nous retrouverons autour de la même table, l’intelligence collective fera son œuvre et les idées des unes viendront nourrir les idées des autres. Nous prendrons à coup sûr les bonnes directions stratégiques.
Te sens-tu plutôt isolée dans les circonstances actuelles ? Ou bien les attentions, les échanges, les solidarités fonctionnent-ils de manière toujours stimulante autour de toi ? Si oui, quelles sont-elles ?
Je ne me sens pas isolée. J’étais une privilégiée avant le confinement, je le suis toujours durant le confinement. On manque bien sûr de se voir en vrai, de rigoler, inventer, s’engueuler mais tout le monde est en contact. Chacun·e y va de sa création pour s’exprimer, la partage, s’inscrit à une distribution alimentaire, une maraude, partage un bout de conversation volé au confinement avec la voisine qui adore les pancartes accrochées au balcon, au SDF de l’angle de la rue que la co-proprieté cherche à expulser de son bout de carton. D’une manière plus large, lire un reportage comme celui du média La mule du pape et voir à quel point, une fois encore, l’associatif assure les fonctions d’un État aux abonnés absents, ne peut qu’être stimulant pour continuer à nous structurer. Parce que ce que nous faisons est juste.
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