Avec ou sans Covid, à Montpellier la culture est mise sous grilles
Le bâtiment historique de l’Agora de la danse avait été un couvent. Puis une prison. Puis une caserne de CRS. Depuis qu’il est dévolu à la culture, on n’a cessé d’y rajouter des grilles. La Montpellier socialo, haut lieu de la ségrégation.
Ça n’arrête pas. Dans les médias, on n’avait jamais vu autant de photos de la façade de l’Agora de la danse, sur le boulevard Louis Blanc ; impressionnante avec son escalier monumental à double volée. Or il y a un truc qui cloche. A chaque fois, ces photos révèlent tout autant les redoutables grilles métalliques, de plus de deux mètres de haut, qui barrent, hideuses, l’entrée de cet établissement, le long du trottoir, juste au niveau de la station de tram Louis Blanc.
Ce qui cloche, c’est que l’abondance de cette image est due à l’occupation actuellement conduite par les artistes, les professionnels de la culture, et autres précaires, à l’intérieur du Centre chorégraphique national qui est l’une des entités qu’abrite l’Agora de la danse. Forcément, on pense à une ruche d’activités en prise sur le monde tel qu’il va ; tel qu’il se bat. Un truc ouvert. D’ailleurs, c’est toute une quantité de banderoles et panneaux revendicatifs qui ont été accrochés sur cette façade. Oui mais les grilles du bâtiment n’ont jamais paru aussi hermétiquement closes (au nom du confinement, du reste).
Carrément, on nageait dans l’absurdité, lorsque le groupe HK et les Saltimbanks est venu terminer là son concert de rue ambulant, le 17 mars. Plus d’un millier de spectateurs manifestants l’accompagnaient, euphoriques et déhanchés, sur le tube militant “On va danser, danser”. Oui mais à Montpellier, quand toute la rue danse, l’Agora de la danse reste claquemurée derrière ses grilles intimidantes. Les actuels occupants en colère n’y sont absolument pour rien. Il faut néanmoins expliquer ce phénomène. Il est politique.
Historiquement, ce bâtiment fut édifié en tant que couvent des Ursulines, à l’époque où l’implantation de quantité d’ordres religieux catholiques marque la victoire de la Contre-Réforme, à l’issue des guerres de religion, qui n’ont pas manqué de déchirer Montpellier. Un couvent donc. Bien clos. Dans le langage vieux montpelliérain d’aujourd’hui, on continue d’ailleurs de désigner cet endroit comme “Les Ursulines”, plutôt que l’Agora de la danse. Puis l’édifice connut une nouvelle affectation : il devint une prison. Bien close. Enfin, sa dernière affectation fut celui d’une caserve de CRS. Bien close.
Couvent. Prison. Caserne. Les artistes de la danse ne se reconnaissaient pas vraiment dans tous ces symboles de strict enfermement, lorsqu’au milieu des années 80, on décida d’implanter là le Centre chorégraphique national de Montpellier (que rejoindrait plus tard le siège du Festival Montpellier danse). Dans ces années Lang (le ministre de la Culture de François Mitterrand), dans ces années Frêche (alors maire de Montpellier, qu’on ne saurait taxer d’immobilisme), la danse contemporaine s’imagine volontiers libertaire, toute à une révolution de l’imagination à travers les corps.
On accumula les campagnes de com pour expliquer comment ce souffle artistique allait faire oublier la sinistre mémoire de l’enfermement et de la répression des corps rattachée à ces lieux. Les promesses de la com n’engagent que ceux qui croient que des budgets suffisent à retourner le sens des choses. Les Ursulines, pardon l’Agora de la danse, sont structurées autour d’un ancien cloître. C’est un fabuleux espace libre en plein cœur de ville. Au pied des hauts bâtiments protecteurs des nuisances, on imagine que ce lieu, au moins dans la journée, devrait grouiller d’une animation formidable.
Mais un vieux directeur artistique, obsédé par les relations de pouvoir, règne sur l’Agora. Bien dans l’esprit. L’endroit est donc désert, sinistre. On y a connu un seul arbre dressé. C’était un cyprès. Comme dans les cimetières. Du reste, des plaques commémoratives, et même des cendres funéraires entérées, célèbrent ici des artistes disparus ; seules références notoires d’un lieu où l’on aimerait se frotter à l’effervescence urbaine.
Quant à l’extérieur, on n’a plus cessé d’y voir des grilles se dresser. Il y a la com de l’ouverture artistique. Et il y a la paranoïa sécuritaire, visant à protéger les lieux de toute présence d’indésirables. C’est toute une logique de ségrégation, qui n’a cessé d’être développée par toute une litanie de maires socialistes, ou apparentés, que la ville a connus.
Premières à être installées, les grandes grilles sur le boulevard Louis Blanc, les plus sinistres, sont aussi le plus symboliques. Hélène Mandroux était alors la maire successeur de Georges Frêche. Michaël Delafosse, aujourd’hui installé dans son fauteuil, compta parmi ses adjoints à la culture. Par une lugubre journée bien montpelliéraine, un SDF installé sur les marches du bâtiment fut pris de malaise. Son état parut suffisamment grave pour que le personnel du Centre chorégraphique national appelât les secours.
Puis l’attente leur parut interminable ; suffisamment longue pour que le malheureux finît d’agoniser là, en plein jour, sous leurs yeux effarés, devant cette vitrine des splendeurs culturelles montpelliéraines. Le mutisme entoura cette tragédie. Toutefois, la directrice du Centre chorégraphique national, Mathilde Monnier, prit alors sa plume pour dire son émotion à la maire d’alors. Non sans remarquer à quel point il était troublant qu’on puisse mourir de misère et de relégation, en plein jour et en plein cœur de Montpellier, dont la maire était elle-même médecin.
Les grilles du boulevard Louis Blanc firent leur apparition quelques temps après. Un problème surgit ? Dressons une grille. Quelqu’un agonise ? Vite une grille. Ça n’allait plus cesser. A l’Agora de la danse, comme ailleurs en ville. Mais cela choque encore plus, dans un lieu d’ouverture aux belles idées artistiques.
Quelques temps plus tard, la pose d’une nouvelle grille (visible ci dessus) vint obstruer le charmant escalier incurvé qui menait directement du boulevard Louis Blanc à la plate-forme où se dresse l’immense rotonde du Théâtre de plen air de l’Agora, à l’arrière du bâtiment. On ne voit pas d’autre logique à ce nouvel équipement que celui de barrer l’accès à tout espace que le champ de vision des caméras de vidéo-surveillance ne parvient pas à balayer totalement ; donc susceptible d’abriter des personnes ou activités “indésirables”.
Dans la même logique que pour la photo n°2, une nouvelle grille fut dressée pour couper en deux le fameux terre-plein bordant le Théâtre de l’Agora en bordure du bas de la rue de l’U. En termes d’espace urbain, c’est tellement absurde, et hideux, qu’on s’étonne que les services de protection des Bâtiments de France aient fermé les yeux sur cette nouvelle installation.
Sur des dizaines de mètres en bordure de la rue Sainte-Ursule, tout un terre-plein est dorénavant inaccessible. Pensez : c’était l’un des derniers espaces du centre-ville qui tenait de l’interstice, du vacant, hors contrôle, où l’on pouv²ait voir parfois des gitans du quartier griller quelques merguez aux beaux jours, contrebalançant l’affectation coupée du monde qui caractérise les grands-messes festivalières.
Un problème = une grille. Un problème = le déplacer un peu plus loin. Ne rien résoudre au fond. Se contenter de chasser, de contingenter, de ségréguer, d’exclure. Bref : il s’agit de faire propre, de nettoyer l’espace public des indésirables. C’est une maladie du contrôle urbain. Elle a son effet paradoxal : les lieux ainsi traités deviennent hideux, rébarbatifs. C’en est vertigineux : pour se soigner de ses maux sociaux, pour éloigner une minorité gênante, c’est la majorité, la population tout entière, qui accepte que soit dégradé, réduit, son cadre de vie. Le mal moral paraît profond.
On croiera à la force d’un soulèvement artistique, le jour où celui-ci inscrira sur la liste de ses urgences, le fait d’abattre les grilles qui ne résolvent rien, et caricaturent la culture comme une place-forte coupée du monde. On a dit : couvent, prison, caserne de CRS… Et institution culturelle.
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