Rencontre avec trois spécimens de l’Animalerie
Montpellier, un mercredi après midi au parc du Peyrou, lieu apprécié des étudiants et des chômeurs. Il fait beau, le soleil cogne tel une punchline de Nekfeu. Ici, c’est le sud pélo. Posé dans l’herbe avec quelques membres du journal Le Poing, j’affronte Nanouck, notre stagiaire procrastinateur, aux échecs. Mon cavalier tient sa reine et son roi en fourchette. Je souris narquois, sa défaite va être rapide et sans pitié. A ma gauche, Jim, notre rédacteur en chef stalinien version hispanique de petite taille, est assis en tailleur. Il débat tout seul, à l’image d’un fou avec sa bière à la main, sur la différence de traitement médiatique entre Obama et Poutine. Nous faisons semblant de l’écouter : « Ouais t’as trop raison mecton… faut écrire un article ! ». A quelques mètre de lui, Rémi, journaliste à ses heures perdues, manie gracieusement sa gratte entouré de trois jouvencelles qu’il vient d’aborder. Personne ne stresse, nous venons de boucler le dernier numéro du journal. Je m’allonge confortablement dans la pelouse. Je n’écoute déjà plus Nanouck se cherchant des excuses. Les rayons de soleil traversent le ciel bleu pour flirter avec mes sens, mes yeux se ferment doucement bercé par la guitare. Pétard au bec, je participe activement au ralentissement du monde.(1)
18 heures, mon téléphone sonne. Toujours plongé dans mes nuages, je décroche :
– Halo… ?
– Salut Merlin, c’est Oster Lapwass ! J’voulais juste te dire qu’on est prêt pour l’interview
– Ok j’arrive…
Merde ! Les types sont en avance mais je ne peux les faire attendre… Je tire une grosse taffe, celle du courage dont un drogué a besoin, j’ouvre mes paupières, passe le joint à Nanouck, recrache la fumée puis je hèle Rémi : « Oh Kendji ! Range ta guitare, c’est l’heure d’y aller ! ». Il ne se fait pas prier. Dans peu de temps, tous les deux, nous allons interviewer trois spécimens de l’Animalerie, un des collectif de rap les plus chaud de l’hexagone. Jim s’en tape le coquillard, les gitans sont les seuls virtuoses de la musique selon lui. Et le cerveau de Nanouck est resté bloqué à l’époque du rappeur Fabe, il ne mérite pas de les rencontrer.
La ville traversée. Nous sommes devant les portes de l’Antirouille, un club réputé du centre. Pas de malabar à l’entrée, nous montons les escaliers en colimaçon. Les balances viennent d’être réglées. Dans la salle pratiquement vide, trois types discutent tranquillement en sirotant un verre accoudés aux enceintes. Ce sont nos protagonistes. Il y a Oster Lapwass, le chauve à lunette beatmakeur du groupe, Baptiste, guitariste au sourire facile, et Anton Serra, rappeur connu pour son mono sourcil et sa vésanie. Nous nous rapprochons d’eux. Pas besoin de faire les présentations, ils ont la même gueule que sur Youtube. Très vite, leur attitude de mecs peinards nous fait prendre nos aises.
La majorité l’emporte, la terrasse du café à l’angle de la rue sera bien plus agréable pour faire l’interview. Nous nous y installons. Seul Anton semble un peu déçu, son plan initial était de s’asseoir sur un banc, il vient d’acheter des bières à l’épicerie du coin. Habitus d’une vie de vandale me dis-je.(2) La tournée de pintes le réconforte vite. Oster n’aime pas la bière, dans le fond de sa chaise il commande un Coca, « A la santé de notre pote Akh !» nous dit-il d’un clin d’œil sympathique. C’est lui qui commence l’interview :
– Alors sinon, Le Poing, c’est quoi exactement ?
– Le Poing… c’est un journal participatif fondé par des anarcho-communistes, des féministes aux cheveux courts, des branleurs gonzoistes, des écolos marrants fumeurs de pétards, des thésards à la vie monastique… Bref, tous ceux qui en ont marre de la merde libérale imposée par la quasi-totalité des grands médias, et voulant proposer une alternative… Et l’animalerie c’est quoi ?
– L’Animalerie, c’est un gros bordel… c’est un collectif…c’est compliqué, c’est notre planète artistique à nous…
Il n’aime pas vraiment répondre à cette question. Je n’insiste pas. En fait, je m’en fous, je connais déjà la réponse. Mais leur vision du rap m’intéresse.
– C’est de la chanson française ! Avec un rythme contemporain… Les gens ne comprennent pas que dans 40 ans il y aura des vieux qui écouteront du rap, s’exclame Anton.
Nous sommes tous d’accord. Le rap n’est qu’une manière de chanter n’appartenant désormais plus à une population, une génération ou une culture stigmatisées. Le rap a dépassé le rap. (3)
Eux, l’on vu évoluer. Oster Lapwass concocte des prods depuis maintenant plus de dix ans, et Anton Serra ne pinaille jamais ou si peu pour vomir sa Réflexion d’Animal Politique dessus.(4) Leur passion s’est petit à petit transformée en boulot. Désormais, le rap leur remplit le frigo.
– Et à quel moment vous vous êtes sentis reconnus pour votre travail ?
– Quand je passerai chez Drucker !, répond Oster un sourire en coin.
Anton évoque l’instant où il a eu son premier disque « Sale gone » en mains. A plus de trente piges, il était fier et ému ce jour-là. Il venait enfin de finaliser un projet physique, palpable, que gosse il pensait irréalisable. Il s’est promis de ne jamais oublier ce moment, nous confie-t-il.
J’en profite pour lui demander des nouvelles de son prochain album solo. Il se laisse deux ans. « ça me donne le temps de mettre un large panel d’émotions dedans. Sinon, j’ai peur de m’enfermer dans un seul sentiment, et je veux que ce disque transpire la vie dans toute sa globalité et sa complexité » m’explique-t-il.
A ma gauche, Baptiste, le jeunot du groupe, se fait discret. Je l’observe du coin de l’œil. Il est l’un des derniers arrivé de la bande. Moins connu du public, le type a pourtant du toucher. Nous l’interrogeons donc, tel deux flics, sur son parcours.
Musicien de formation, il se consacre au piano durant 9 années, de 6 à 15 ans. Puis, à l’âge des premières fleurs que l’on butine, ce malin boutonneux s’essaye à la guitare et au chant. Talentueux, dès le lycée, les programmateurs l’appellent pour remplir les salles de la région avec ses différents groupes. Il prend goût à la scène.
– Et comment tu les as rencontrés, lui demande Rémi en montrant du doigt ses deux alcoolytes agités.
– A l’époque, j’bossais dans un carrefour pour mettre un peu de sous de coté, un matin j’ai rencontré Yann (Oster) sans savoir qui il était. Il marchait avec un gros casque sur les oreilles, on a commencé à discuter zik. Il avait besoin d’une guitare pour une de ses prods, on s’est bien entendu, puis le lendemain j’montais les cinq étages de son petit studio dans le centre ville de Lyon.
Une rencontre simple à l’image de l’Animalerie, me dit-il. C’était il y a deux ans. Depuis, Baptiste a imposé sa touche musicale à la horde(5). Il aime être le seul instrument, car, « y a pas de problème de rythme avec les machines… ! ». Pas con, me dis-je.
Nos verres sont maintenant à moitié vides. Je roule une clope en abordant le prochain sujet, l’indépendance.
– Moi j’suis dépendant de la Pelfort blonde ! S’exclame Anton en savourant sa bière
– Moi, j’me sens indépendant d’une certaine manière car aucune maison de disque ni personne nous dicte quoi faire… Mais c’est compliqué ! On est toujours dépendant de quelque chose… Nous, nous sommes des artistes qui ce sont fait connaître sur Youtube ! Sans eux, on ne serait jamais là avec vous donc faut pas non plus cracher dans la soupe, on fait parti des enculés quand même… réplique Oster en buvant son Coca.
Baptiste est allé pisser. Rémi enchaîne les questions, il doit bientôt partir livrer des sushis, être journaliste au Poing ne vous paye pas le loyer.
– Est-ce que la notion du rap en tant que culture alternative vous parle ?
– Avec internet, j’ai l’impression que ça n’existe plus vraiment l’alternatif, ou du moins le mot underground. Parce qu’avant il fallait être initié pour savoir, pour être dans le truc …répond Oster
– Y a une surenchère de l’alternatif aussi car ça rapporte du fric, les trucs chelou c’est à la mode ! S’exclame Anton
– Carrément ! L’émission Tracks a dérivé par exemple, ils se vomissent dessus sur scène les mecs, c’est n’importe quoi ! reprend Oster
Nous débattons maintenant du nombre potentiel de vues d’une vidéo de Lucio Bukowski(6) en train de rapper à poil. L’interview s’est définitivement transformé en discussion de comptoir.
Anton amuse mon cogito lunaire, ce Sarde au sang chaud est à l’affût de toutes facéties à débiter. Je ne doute pas qu’il a du être un sacré petit con (7) déambulant sauvagement dans la ville, son terrain de jeu. « Je me suis assagi avec le temps » m’affirme l’ancien graffeur drogué à l’adrénaline, mais je vois bien qu’une lueur de folie brille toujours au fond de son regard. Je sens qu’il peut vriller à tout moment.
En face de moi, Oster est plus calme, disons moins instinctif. Même s’il a la vanne facile, le recul et la placidité du beatmaker posé derrière ses machines se ressentent chez lui.
Baptiste, souriant derrière son bouc, malgré sa pinte terminée se fait toujours discret ; excepté quand Rémi lui parle guitare, ce mélomane se métamorphose, il devient plus bavard qu’un petit caïd au comico. Seul l’amour de la musique l’anime, le reste, pour lui, n’est que futilité.
Voilà un mélange d’espèces atypiques me dis-je, n’imaginant pas le bazar de la horde toute entière rassemblée dans une même pièce.
Avant qu’il soit trop tard, par conscience professionnelle, nous tentons une dernière question de journaleux :
– Est-ce que vous sentez, à travers votre musique, avoir un rôle politique ou disons social ?
– Un peu…Déjà forcément à travers les textes qu’Anton rappe, et on a un peu fait changer les choses à Lyon concernant la scène rap et les mentalités. Car avant, on était obligé de dire aux programmateurs de salle que l’on faisait du hip hop-électro et pas clairement du rap car sinon ça passait pas… nous répond Oster
– Puis à un moment faut peut être le dire, affirme Anton, ce qui a beaucoup aidé les open air (8) et les soirées à Lyon à ce que ça ne parte pas trop en couille, c’est la MD ! C’est grave de dire ça, mais ça a beaucoup aidé la jeunesse… Nous, notre génération, on était tous à l’alcool et c’était moins peace… Vous n’êtes pas d’accord ?
J’éteins le magnétophone, l’interview se termine là. La discussion, elle, continue…
Merlin
(1) Concept emprunté à l’écrivain Hélène Dassavray.
(2) L’ Habitus est un concept sociologique de Pierre Bourdieu, qui se traduirait par une manière d’être, un ensemble d’habitudes d’un individu défini par son milieu social, ses groupes de pairs, etc.
(3) Lire l’article « Petite lettre aux intolérants du rap », Le Poing mai 2015.
(4) Interprétation personnelle des initiales du mot RAP, inspiré de la phrase .d’Aristote : « L’homme est un animal politique ». Les historiens diraient plutôt que le mot RAP signifie Rythme And Poetry, ou qu’il provient du verbe anglais to rap (jaser).
(5) Notamment sur l’album « La plume et le brise glace » d’Anton Serra et Lucio Bukowski
(6) Lucio Bukowski est un rappeur membre de l’Animalerie.
(7) Écouter sa chanson « Petit con » sur l’album « La plume et le brise glace ».
(8) Référence notamment à l’Open air « Holi » ou l’Animalerie a participé, plus de 14 000 personnes étaient présentes.
Nos articles sont gratuits car nous pensons que la presse indépendante doit être accessible à toutes et tous. Pourtant, produire une information engagée et de qualité nécessite du temps et de l’argent, surtout quand on refuse d’être aux ordres de Bolloré et de ses amis… Pourvu que ça dure ! Ça tombe bien, ça ne tient qu’à vous :