La triste querelle de la bouvine provoque un rassemblement géant à Montpellier
Entre 12 et 15 000 personnes venues du grand sud ont clamé leur attachement aux traditions taurines camarguaises. Si tout de celles-ci n’est pas à jeter, loin s’en faut, les discours ont souvent été plombés par un usage réactionnaire de la notion de “ruralité”
« Notre cher préfet Hugues Moutouh » : lorsqu’un rédacteur du Poing entend cette expression dite officiellement au micro d’un grand rassemblement protestataire, il est d’abord frappé par cette apparence d’insolence. C’est qu’il est habitué à ce que soient conspués les propos et initiatives de ce représentant de l’État qui souvent n’hésite pas à s’exprimer comme un pur militant engagé très à droite. Mais vite, les doutes se dissipent : c’est bien au premier degré, c’est bien comme un hommage, qu’il faut entendre ces paroles dans le cadre du grand rassemblement organisé à Montpellier dans la matinée du samedi 11 février.
Assez difficile à évaluer dans le site peu habituel des marches d’accès au Corum, de l’Esplanade amputée par d’importants travaux, et des pelouses et allées du jardin public, plus de douze mille personnes étaient accourues de tout le grand sud pour clamer leur attachement aux traditions taurines camarguaises. Nul doute qu’on y a vécu un grand mouvement d’émotion. Cette émotion est née de la publication dans Le Monde d’un appel lancé par Eddine Ariztegui, élu montpelliérain du Parti animaliste, membre de la majorité du maire Michaël Delafosse. Une douzaine d’élus EELV de la Métropole – dont la première vice-présidente Coralie Mantion, l’ont contresigné.
Cet appel vise à contrecarrer une éventuelle inscription par l’Unesco de ces traditions, au patrimoine immatériel de l’Humanité, tant que n’aurait pas été imposée la réforme de certaines pratiques, dans le sens d’un mieux-être animal. On appelle bouvine tout cet univers agricole, écologique, festif et culturel qui tourne autour de l’élevage des taureaux de Camargue et leur engagement dans des courses basées sur l’admiration pour leurs qualités de vivacité et de feintes, derrière des hommes, les raseteurs, qui tentent de décrocher des cocardes fixées au niveau de leurs cornes dangereuses.
Ici aucune mise à mort de l’animal. C’est au pré, puis dûment inhumé, parfois statufié, que ce taureau terminera sa vie en paix. Si on y rajoute les lâchers tumultueux dans les rues des villages, la course camarguaise tient une place très importante dans la sociabilité juvénile et festive des basse-terres du Languedoc et de Camargue. Cela débute dès Pérols, aux portes de Montpellier. Que faudrait-il y réformer selon les détracteurs écologistes : essentiellement la castration de la bête, qui souvent se pratique à vif, le marquague des bestiaux au fer rouge et des entailles pratiquées aux oreilles pour les reconnaître.
C’en a été assez pour que toute la bouvine se sente menacée par les « bobos écolos citadins, qui n’y connaissent rien, et ne résonnent qu’en termes d’interdictions ». Cela alors que les traditions défendues n’ont rien de fixe et d’immuable. Tout évolue dans les faits. Indubitablement, le traitement des taureaux s’est considérablement amélioré au fil des décennies. L’écoute des discours tenus sur l’Esplanade ce samedi pouvait laisser un profond sentiment de malaise, et de gâchis.
Toute une part de ces discours peut être entendue : il s’agit alors d’exalter la diversité culturelle, le respect des modes de vie. De même est soulignée, à bon droit, le fait que l’élevage camarguais, tout extensif (à peu près un hectare par animal), économiquement fragile, est au coeur d’un écosystème très protecteur de la faune et la flore, générateur de splendeur paysagière. Le spectre est agité, d’une Camargue sans taureaux, qui ne serait plus que de terres arides à livrer à la spéculation immobilière. Enfin, il n’y a pas de doute que toute cette tradition camarguaise relève d’une pratique et d’une haute connaissance multiséculaire d’un milieu et des espèces qui le peuplent, dont le taureau, adulé, vénéré. Les gens de la bouvine concluent : « la vraie écologie c’est nous, celle du terrain et non pas celle des bureaux ».
Pourquoi faut-il alors qu’ils s’enferment dans une conception fourre-tout et mystificatrice d’une “ruralité” qui serait univoque. On en appelle donc aux chasseurs, et cela entraîne la présence au micro de Willy Schraen, leur pathétique président national, avec ses « nous, nous savons d’où nous venons ; nous, nous aimons la France ». Que de sous-entendus, que de fibre pétainiste… Il se construit alors deux mondes caricaturalement inconciliables, celui des ruraux, celui des urbains. Cela permet de glisser tant et tant de questions dérangeantes sous le tapis. Comment Rémi Dumas, président des jeunes agriculteurs, peut-il avoir des paroles magnifiques pour évoquer son métier, mais en même temps soutenir toutes les options de l’agro-industrie, qui ont été dévastratrices pour l’agriculture familiale, au point qu’il n’y ait plus que 400 000 paysans, comme il le déplore, mais en continuant de prôner comme unique solution l’accélération de la course à la rentabilité.
C’est finalement la reine d’Arles, Camille Hoteman, vingt-cinq ans, étudiante à Montpellier en son temps, qui fait montre de hauteur de vue. Elle pressent un monde géographique où les mobilités de tous types finissent par mêler des apports multiples, des populations hétérogènes, où la sociabilité festive, comme l’accueil de l’étranger pourraient ne pas signifier le nivellement de l’uniformité. A cet égard on s’étonne que lorsque cette Camargue s’érige en modèle, elle oublie de mentionner qu’une proportion remarquable des raseteurs vedettes est d’origine maghrébine. C’est une vertu de la fête de rue.
Mais il est vrai que ces terres de bouvine accordent des scores astronomiques à l’extrême-droite. Parmi les nombreux élus se pressant pour la photo, on retrouvait bien sûr le couple Ménard, ou Gilbert Collard, proche de Zemmour. Et derrière une banderole annonçant « Maîtres chez nous », un groupe masqué, aux mises agressives, de la Ligue du Midi, montrait qu’ils se sentaient là parfaitement chez eux. En réponse à quoi, on se dit aussi que les élus écologistes compromis au côté de Michaël Delafosse seraient mieux attendus dans les luttes en résistance aux projets écocidaires de celui-ci (nouveau stade, expansion de l’aéroport, contournements autoroutiers), qu’à allumer les brûlots idéologiques d’une triste querelle, sans maîtriser la profondeur de ce qu’elle touche et l’ampleur de la réaction qu’elle provoque.
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