Une critique anticapitaliste de la collapsologie
Professeur de philosophie, militant libertaire, le Montpelliérain Benoît Bohy-Bunel publie un nouvel ouvrage, qui contrecarre les théories de l’adaptation nécessaire à un effondrement inévitable du système. Concis, rigoureux et cinglant
À la rentrée dernière, Pablo Servigne était un invité omniprésent aux heures de grande écoute sur les antennes mainstream. Il était le co-auteur d’un ouvrage juste sorti des presses : « L’effondrement (et après) expliqué à nos enfants… et à nos parents ». Un tel étalage médiatique avait de quoi mettre la puce à l’oreille. Car au premier coup d’œil, Pablo Servigne pourrait paraître le tenant d’une critique écologique radicale. Précisément, il est une figure de proue de la collapsologie.
Ce nouveau courant présente comme strictement inévitable l’effondrement catastrophique du système régnant sur la planète. Il n’y aurait donc plus lieu de se battre pour l’empêcher. Il s’agirait de s’adapter à cette situation, à travers de nouveaux modes d’existence supposés alternatifs. Voici donc qu’à l’automne 2022, ces thèses semblaient bonnes à diffuser aux ménagères de plus de 50 ans branchées sur France-Inter.
Depuis lors, un autre ouvrage – tout autre – est parvenu dans les rayons des librairies. Son titre : « Une critique anticapitaliste de la collapsologie ». Son auteur : le Montpelliérain Benoît Bohy-Bunel. Professeur de philosophie, il est également un militant communiste libertaire. Un public élargi a pu se familiariser avec son approche théorique, à la faveur des cafés-philo qu’il a lancés en partenariat avec le Barricade.
Juste une centaine de pages : Benoît Bony-Buhel nous habitue à la concision dans ses nouvelles publications. La rigueur, la précision, y sont les tenseurs d’une pensée aussi acérée que percutante.
Comme souvent, l’approche de l’auteur passe par une activation de la théorie marxiste de la valeur. Cette insistance n’est pas mince de conséquences. En effet, en régime néo-libéral, le souci – certes légitime – devant le démantèlement des services publics, et la consternation qu’inspire la financiarisation de l’économie, ont pu finir par estomper l’essentiel de la critique anticapitaliste : soit l’extraction d’une survaleur, à la source du travail humain, par quoi se constitue le profit capitaliste.
La destruction du commun, l’extravagance monstrueuse de la finance ne constituent pas de regrettables abus du système capitaliste, des excroissances dont on pourrait le nettoyer. C’est bien à l’endroit originel de l’extraction de la survaleur que se nouent les rapports sociaux d’exploitation et d’oppression, avec lesquelles il s’agit d’en finir. Sans quoi, entretenant les logiques mortifères de la marchandise, du travail abstrait, de l’argent, de l’État, de la nation, la quête éperdue d’une reconduction de cette survaleur, provoque une fuite en avant de la compulsion capitaliste de productivité.
Retour à la fameuse collapsologie : selon Bohy-Bunel, l’effondrement du monde, tout particulièrement la crise climatique, ne tiennent pas à l’activité de l’homme en général – ce que désigne la notion nouvelle de l’anthropocène. Beaucoup plus précisément, la responsabilité de cette crise revient « à un système de valorisation déterminé, géré par une classe profitante et inconséquente ». On peut prendre l’exemple fameux du pic du pétrole, thèse selon laquelle un phénomène quasi naturel verrait l’humanité en train d’épuiser le stock disponible de cette ressource qui serait absolument nécessaire à « notre civilisation ».
Il faut gratter plus loin : sans rien d’obligatoire, « c’est la compulsion capitaliste de croissance qui a fait du pétrole une ressource clef ». Il n’y a rien de “naturel” à la crise avérée. L’alternative existe : « Une production qui viserait la satisfaction des désirs et des besoins concrets des individus ferait que les énergies mortifères ne seraient plus indispensables comme elles le paraissent aujourd’hui ».
Conduisant une analyse serrée de trois des ouvrages fondateurs de la collapsologie, Benoît Bohy-Bunel traque la naturalisation des phénomènes sociaux par laquelle passe ce nouveau courant de pensée. Un fatalisme inébranlable, combiné à cette naturalisation, conduisent à la thèse de la catastrophe inévitable ; comme au renoncement à la lutte qui permettra de renverser l’évolution en cours.
Encore faut-il analyser finement les options de modes de vie alternatifs qu’avancent les collapsologues, dans l’idée de « vivre avec ça », tout en prétendant se dés-insérer du système en faillite. Or, c’est « à la façon de coachs de développement personnel », que la collapsologie aborde les souffrances individuelles dans la modernité capitaliste. Cela « en puisant dans des schèmes psychologiques comportementalistes fortement normatifs ». Là règnent des théories de la motivation individuelle, où il s’agit de booster le mental, en flirtant fortement avec le New Age.
Les références citées sont souvent celles de chercheurs en management, puisque finalement il s’agit de réussir son entreprise individuelle. Le “savoir” collapsologique est issu, en quasi totalité, de rapports d’ingénieurs, de militaires, de politiques, de managers, d’experts subventionnés occidentaux. S’y constitue une autorité surplombante, d’essence techno-scientifique, conforme à des visées d’encadrement des populations. Très souvent, le fonctionnement des phénomènes sociaux y est exposé selon des modèles issus de la physique et du biologique – ce qui peut fonder une perspective effrayante.
Tout à sa supposée rupture radicale, le bricolage collapsologique trahit une adhésion aux fondamentaux d’un ordre établi capitaliste dont il s’agirait de se protéger, mais finalement en l’adaptant. Cette Critique anticapitaliste de la collapsologie paraît un outil très efficace pour stimuler la pensée et les pratiques de luttes contre « le krash permanent », en quoi consiste le capitalisme lui-même ; de quoi se protéger du mythe d’un krash final où il conviendrait de s’aménager (cela non sans dérive parfois sectaire, comme le révèle également l’auteur).
– Benoît Bohy-Bunel : Une critique anticapitaliste de la collapsologie. Editions L’Harmattan. Collection : Questions contemporaines. 13,50 €.
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