À Montpellier, ça ne rigole plus dans le jeu vidéo
Plus une manif à Montpellier sans bannières du Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV). Cela après une grève – du jamais vu ! – chez Ubisoft. Dans ce secteur en plein boum, fleuron d’une supposée excellence montpelliéraine, de jeunes travailleurs écrivent de nouveaux chapitres, très actuels, de la lutte des classes.
Stupeur le 27 janvier 2023 dans le bâtiment high-tech d’Ubisoft à Castelnau-le-Lez. Lors de son inauguration, la presse en vantait les équipements technologiques incroyables. Elle remarquait le jardin d’hiver suspendu, le rooftop somptueux, le piano et la salle de sports. Et même un terrain de pétanque. On y voyait des employés en shorts, aux looks avantageux de surfers. Même le PDG d’Apple se déplaça pour visiter cette merveille.
Deux dates. Deux ambiances. Le 27 janvier s’est produit là un arrêt de travail, de quelques dizaines d’employés parmi les quatre-cents qui s’y activent. Marcel et Alex, membres du tout jeune Syndicat des travailleur·ses du jeu vidéo, n’en tirent qu’un bilan positif : « Ce fut un pavé dans la mare. Ça a montré aux collègues qu’on peut agir, sortir de sa trajectoire individuelle : les difficultés éprouvées par chacun·e ont en fait des explications collectives, dans l’organisation du système ». S’organiser pour combattre ? La direction ne s’y est pas trompée, trouvant vite ses réflexes de répression antisyndicale.
Ubisoft est le vaisseau amiral d’un secteur où Montpellier fait carton plein. Depuis 1994, ici ont été créés plusieurs jeux à succès planétaires. Il y a eu Rayman. Il y a eu Beyond Good and Evil. Il y a eu les Lapins Crétins. « Les données financières restent assez secrètes. Mais on sait que le jeu vidéo pèse déjà plus que l’industrie cinématographique. Ce secteur booste l’innovation en-dehors de son domaine propre, comme le visuel, le graphique sur les PC » notent les interlocuteurs du Poing.
Apparue dans les années 1980, cette industrie créative a connu un essor fulgurant. Des milliers de personnes en vivent à Montpellier, outre les quatre-cents employés directs d’Ubisoft. Souvent à l’initiative de gens qui en sont sortis, une galaxie d’autres sociétés moyennes ou modestes est apparue. Il y a une quantité d’opérateurs free-lance, le télé-travail est monnaie courante. Quant à la formation, rien qu’à Montpellier, six ou sept écoles privées et une section de la faculté Paul Valéry se sont placées sur ce segment (entre 3 000 et 6 000€ l’année, sur deux à quatre ans, dans le privé).
Avec beaucoup de CDD et de mobilité, le recrutement touche des jeunes diplômés au-delà du baccalauréat, auréolés d’une touche créative, et d’un impact dans un univers de pointe, mondialisé. Les confinements de la période covid ont provoqué un surcroît de demande ; autant de profits records. De nouveaux dispositifs en streaming fidélisent le client, en lui donnant accès à des innovations incessantes.
Avec le jeu vidéo (ou par ailleurs le dessin animé), Montpelllier tient le nouveau totem mythique de sa croissance métropolitaine exponentielle, jeune et profitable. Devant tant de merveilles, plutôt que siroter des mojitos au Marché du Lez, qu’est-ce qui pousse un fort noyau de salariés de ce secteur à se réunir en assemblées générales, battre le pavé des mouvements sociaux ? Alex et Marcel remarquent : « Tout ça s’est construit sur le mythe du travail-passion et du management à la cool. On est créatifs, entre potes, entre mecs (15 % de femmes, pas plus, inclus les services féminisés des secrétariats, de l’accueil, des DRH). Des “créateurs” mythiques ont été déifiés. On se drogue à la compétition d’innovation technologique. On se tire la bourre pour finaliser les projets dans les sprints infernaux des “crunch” ».
Un far-west social a prospéré sur ce terreau. « En quatre décennies, aucune convention collective n’a encadré les pratiques de ce secteur neuf. Certaines boîtes sont rattachées aux conventions de la finance, d’autres de l’édition, ou l’événementiel. Du n’importe quoi ». La notion d’heure supplémentaire est explosée : « Non mais tu crois que c’est sympa de nous plaquer juste à ce moment » s’entendra-t-on dire au moment de plier sa journée de travail.
Très verticale dans les faits, l’autorité donne beaucoup trop de droits, favorise bien des abus, et comportements toxiques dans sa chaîne de fonctionnement. « Et ce sont des boys clubs, où le sexisme connaît peu de retenue ». Ces dernières années, des départs de stars maison, entourés de discrétion, ont ressemblé à des exfiltrations, avant grabuge.
D’un haut niveau de formation, maîtrisant bien les codes de comportement, ayant fait beaucoup d’efforts avant d’accéder à leurs premiers postes, pouvant se piquer d’un petit côté artistes rebelles, à l’aise pour dénicher de l’info et du débat sur internet, nombre de ces jeunes travailleurs aux mains blanches tombent vite de haut, et peuvent se radicaliser, en constatant ce que sont les réalités du monde professionnel qui les faisait rêver, quand ils ne le voyaient que de l’extérieur.
« Quand tu as 30 ans et que tu palpes 2500 euros, tu ne te sens pas parmi les plus mal lotis. Mais quand tu es programmeur informatique, que tu as dix ans d’ancienneté pour ce tarif, que tu es en difficulté pour te loger sur le marché immobilier infernal de cette ville, tu réalises que tu es beaucoup moins bien rémunéré qu’avec le même niveau dans un autre secteur ».
L’embauche au Smic est courante dans bien des métiers du jeu vidéo. Certains semblent maudits. Par exemple les testeurs, qui vérifient la qualité d’usage des nouveaux jeux. Voilà qui pouvait paraître une distraction à l’époque pionnière : « Or les produits sont de plus en plus complexes, les tester demande des niveaux de compétence et d’organisation sophistiqués, mais ils restent bloqués au bas de l’échelle ».
La branche est en crise de croissance, rongée d’ambitions et d’obsessions technologiques. Le détonateur de la grève d’Ubisoft fut un communiqué de la direction, annonçant une baisse des ventes de 10%, et un plan d’économie de 200 millions d’euros sur deux ans, inquiétant pour l’emploi, alors que beaucoup de postes en CDD sont déjà affectés par un énorme turn-over. « Et il était suggéré que la cause de la situation était à chercher parmi les équipes, sans se questionner sur la qualité de management de la boîte », se souviennent Marcel et Alex, un rien amers.
Chez Ubisoft Montpellier, voici quatorze ans que la deuxième version de Beyond Good and Evil est en préparation, sans parvenir à sortir (un triste record cette fois).
Les burn-outs sont courants ; plus de cinquante départs dans des équipes articulées autour de directions enkystées en cascades, où pullulent les fortes gueules et autres génies, souvent inaptes à la gestion humaine. Les comportements toxiques, les frustrations, les conflits d’équipe se multiplient.
L’inspection du travail y met son nez, pour une expertise serrée. Là se désagrège le modèle sympa de l’équipe passionnée où on peut bosser en shorts. Là se révèle et se coince, le rapport d’autorité jusque-là dilué. « Tu te rends compte que ce pote qui était aussi chef d’équipe ne se souvient plus du pote, parce que bon, il est un chef ».
Dans les cortèges, on a pu remarquer que les militants du STJV se plaçaient volontiers parmi les manifestants, là où se retrouvent notamment les anars. Explication : « Certes, les créateurs de ce syndicat, sur le plan national, étaient souvent acquis au syndicalisme révolutionnaire. Mais sur le terrain, il s’agit de se confronter à des organisations très verticales, cloisonnées entre métiers très spécialisés, imprégnés d’esprit de compétition, et gérées par un mode d’autorité dilué, souvent toxique ».
En conclusion : « Il était normal d’y répondre en s’organisant de façon totalement horizontale, unifiant tous les métiers, tous les statuts, y compris les free-lance et les étudiants qu’on forme tôt à se fondre dans le moule. Au STJV, les décisions se prennent en AG, les instances ne sont pas plus qu’un comité d’animation. Et l’attention aux plus précaires, comme l’antisexisme, sont mis en avant ».
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