La chronique littéraire d’Eugène : “Les spectres de l’ultra-gauche, l’État, les révolutions et nous”

Le Poing Publié le 11 décembre 2023 à 09:56 (mis à jour le 12 décembre 2023 à 11:23)
Photo d'illustration d'une manifestation montpelliéraine, 2017.

Après avoir recensé le livre de l’économiste Paul Rocher,« Que fait la police ? Et comment s’en passer ? », notre camarade Eugène s’est attaqué à l’analyse du bouquin du sociologue Michel Kokoreff, “Les spectres de l’ultra-gauche, l’État, les révolutions et nous”, éditions l’œil d’Or.

La précédente chronique d’Eugène est disponible en cliquant ici.

Auditionné devant une commission de l’Assemblée Nationale, Darmanin déclarait que 10 000 personnes catégorisées « ultra-gauche » étaient suivies par l’État et que 3 000 d’entre elles étaient même fichées S. Il admettait qu’une majorité de ces personnes n’avait pas « commis obligatoirement d’actes répréhensibles » mais qu’elles pouvaient « être en contact, financer, ou être en lien très serré avec quelqu’un qui pourrait le faire »…Il ajoutait que seulement 1300 personnes étaient fichées à l’ultra-droite sans s’étendre sur le sujet !

L’invention du « spectre » de l’ultra-gauche par le néolibéralisme contemporain

Le spectre de cette « ultra-gauche » hante l’époque. C’est pourquoi Michel Kokoreff, sociologue et militant bien connu pour ses travaux sur les quartiers populaires et les drogues, se lance à la poursuite de ce « spectre » politique dans son dernier ouvrage.

Pour les services de renseignement, cette « ultra-gauche » est une nébuleuse fonctionnant sur des cellules terroristes invisibles, modèles calqués sur ceux de l’extrême-droite et du crime organisé. Tombant dans le complotisme, le renseignement y voit une « main invisible » à l’œuvre lors des sabotages et combats de rue. Macron gouverne par la peur, amplifiant les dérives commencées sous Hollande. Le régime d’exception accroît son emprise et tous les opposants doivent être neutralisés au motif de leur radicalité, en actes comme en intentions !

Ainsi se fabrique un « monstre », une « entreprise à caractère terroriste », un « ennemi intérieur ». Car Kokoreff est clair dès la page 11 de son livre : « l’ultra gauche n’existe pas : elle est un artefact, une pure construction policière et médiatique, et par là, de l’Etat. » Dans un contexte marqué par une forte vague de contestation contre les politiques injustes et néolibérales de Macron, criminaliser les « casseurs » et « terroristes » d’ultra-gauche permet de légitimer une répression de plus en plus sanglante et mutilante. Ce sont les symptômes de la fragilité même de son pouvoir.

N’ayant plus de réels adversaires politiques, Macron profite des lois d’exception mises en place depuis les attentats de 2015 pour traquer ses « ennemis » (militants radicaux, migrants, marges alternatives…).Or, il est vrai qu’une certaine gauche se repolitise depuis 1995, ayant en commun un anticapitalisme radical. Une nouvelle grammaire contestataire se met en place dans les nouvelles générations de militants socialement déclassées et en quête d’une offre politique en phase avec ses préoccupations et affinités. A « l’Insurrection qui vient » publié par le Comité Invisible en 2007 (La Fabrique), les gouvernements néolibéraux répondent par une répression contre-insurectionnelle, dépolitisant ces mouvances radicales rejetées dans le camp du terrorisme (avec la bénédiction de l’U.E).

De la réalité historique à une réalité sociale

L’ultra-gauche apparaît en 1905 chez les opposants à la social-démocratie, au trotskisme et surtout au léninisme. Les « gauchistes » refusent l’idée d’un parti d’avant-garde. Ces gauchismes marqueront le XXe siècle mais ils sont morts, pour des historiens comme Roland Simon et Julien Allavena, depuis les années 1970. Depuis, les groupes radicaux refusent toute catégorisation relevant du « travail de flicage ». A la différence des « militants » des partis gauchistes, ces radicaux privilégient l’activisme autonome (l’action directe).

Ce mouvementisme horizontal manque cependant de débouché politique et est souvent réduit à des luttes contre (l’injustice, la domination…) plutôt qu’à des luttes pour (vivre autrement, constituer un « nous »…). De plus, ces activismes s’épuisent dans la revendication d’une identité radicale et sont souvent, eux aussi, rattrapés par la verticalité des rapports de domination (de classe, genre, race…). Cependant, ils veulent lutter contre le mal à la racine de l’aliénation, du racisme, du patricarcat ; ainsi parle-t-on de « radicaux ».

Réalité historique au « regard des courants révolutionnaires auto-proclamés se situant à la gauche du trotskisme » (Loren Goldner), l’ultra-gauche a aujourd’hui perdu cette force politique mais amplifié son influence culturelle sur les nouvelles générations. Constellations de petits groupes parfois rivaux, ces derniers convergent sur les techniques d’actions spectaculaires (comme la « casse » ou les affrontements avec la police), les stratégies communes et le lien entre l’action et la parole.

Finalement, cette obsession de « l’ultra-gauche » (pensons aux délires de Darmanin) confère une réalité sociale à un fantôme. Au fantôme de la Commune de Paris, réactualisée après 1968 en « Commune vivante » refusant le centralisme léniniste comme la représentation parlementaire au profit de l’autonomie et de l’action directe. Au fantôme « privilégiant des formes anti-hiérarchiques d’auto-organisation afin, de sabotages en soulèvements, de liquider le monde de la marchandise autoritaire sous la forme d’un communisme authentique ».

I : Antagonismes révolutionnaires :

L’expérience allemande

La genèse remonte à la tension, dès le XIXe siècle, entre le centralisme marxiste et le fédéralisme anarchiste même si les deux idéologies partagent un même désir de justice et d’égalité. Marx, analysant l’échec de la Commune de 1871 par les tensions entre les différents pouvoirs et tendances politiques. Lénine amplifia cette critique en concluant sur la nécessité de l’organisation centraliste. La spontanéité révolutionnaire eut tout de même une belle fortune en France avec l’anarcho-syndicalisme de la CGT (sabotage, boycott, obstructionnisme…).

Blanqui est le premier à comprendre que l’insurrection est le seul moyen pour « anéantir l’ordre actuel » et atteindre l’égalité sociale. Il croit à une organisation selon un modèle quasi-militaire et la propagande au service de l’insurrection par une avant-garde intellectuelle (une « minorité héroïque) qui puisse entraîner le peuple au moment venu. Après une vie passée en prison, il publie « Instruction pour une prise d’armes » (1868) où il décrit les manières de s’organiser et les premières « mesures insurrectionnelles ».

Rosa Luxemburg douta cependant de la seule force syndicale pour faire émerger cette spontanéité révolutionnaire. Il faut des comités de base politiques indépendants des syndicats dans tous les quartiers, entreprises…Cette « ultra-gauche » luxembourgiste se développe rapidement en Allemagne avec les réfugiés juifs d’Europe de l’Est au début du XXe siècle. Grâce à des bibliothèques pour tous, maisons du peuple, universités populaires et organes de presse, ces idées progressent rapidement parallèlement à un syndicalisme virulent.

Hostile à la Première Guerre Mondiale et à la sociale-démocratie « va-t-en-guerre » (le SPD), Rosa Luxemburg fonde la Ligue Spartakiste clandestine en 1915. Cette ligue organise grâce à des conseils ouvriers (sur le modèle des soviets russes) des grèves et manifestations spontanées en Allemagne. Le SPD au pouvoir n’hésite pas à s’allier à des militants d’extrême-droite (les Freikorps) pour réprimer dans le sang ces grèves révolutionnaires, nombreuses jusqu’en 1923, date du retour au pouvoir de la droite dure.

Lénine, au contraire, s’appuya dès 1905 sur la puissance des soviets (comités ouvriers élus spontanément dans les usines), il craint la spontanéité révolutionnaire qui doit être contrôlée par le Parti et même écrasée en cas de dérives anarchistes (Cronstadt, 1921). « La Maladie infantile du communisme » (Lénine, 1920) sera toujours un ennemi juré du PCF qui va se « nettoyer » durant toute son histoire des « hérétiques » gauchistes de la ligne marxiste orthodoxe. La « révolution spartakiste » prouve l’inefficacité selon lui de la spontanéité des masses hors du parti.

La révolution espagnole

Lorsque la Guerre civile éclate en Espagne en 1936, elle oppose au départ deux camps ; les nationalistes de Franco soutenus par Hitler et Mussolini et les « républicains » engagés au sein des Brigades internationales soutenues par Staline. Or, l’Espagne connaît depuis la fin du XIXe siècle un terreau libertaire important. La CNT (fondée en 1910 en Catalogne) a déjà mené en 1934 la « commune espagnole » en Asturies, inspirée par l’expérience de la république des conseils en Bavière.

Ainsi se mettent spontanément en place des comités de défense dans les quartiers populaires des zones tenues par les « républicains ». La collectivisation des terres, l’appropriation ouvrière des usines et des transports, la destruction des biens de l’Église et l’auto-organisation de milices du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste). Le gouvernement socialiste et communiste tente de désarmer le POUM et les milices anarchistes en 1937. Les forces progressistes s’affrontent et la révolution espagnol échoue à cause de ces dissensions en 1939.

II Les avant-gardes artistiques et politiques 

Du lettrisme au mouvement situationnisme :

L’Internationale lettriste (1952-1954) prône le détournement de l’art par l’art et le détournement du fonctionnalisme urbain. Cette avant-garde extrêmement minoritaire et peu politique va aboutir, grâce à Guy Debord, à l’Internationale situationniste en 1957 qui va devenir un point de référence pour la jeunesse contestataire des années 1960. Ce groupuscule (de 70 membres au total) a l’espoir d’une transformation de la vie quotidienne par le détournement et la provocation contre la société capitaliste.

Les situationnismes vont se rapprocher du groupe « Socialisme ou Barbarie » de Castoriadis, Lefort et Lyotard. Marxistes critiques, ils critiquent autant le capitalisme que la bureaucratie et le totalitarisme soviétiques. Ils se rapprochent également d’Henri Lefebvre, professeur à Strasbourg. C’est dans cette université qu’est publié la brochure « De la misère du milieu étudiant » (1966) ; pour que les « idées redeviennent dangereuses », il faut une réalisation internationale du pouvoir absolu des Conseils ouvriers ». Ces théories vont être mises en pratique en 1968.

A la fin des années 1960, les facs, lycées et usines adoptent ces nouvelles conceptions de la vie réelle ainsi que des formations d’organisation conseillistes. Les discours rejettent le syndicalisme, la forme-parti et le travail, privilégiant la subjectivité des révoltés, la spontanéité et les formes d’action extra-légales. Le situationnisme va dans les années 1970 être récupéré par la publicité et forger le « Nouvel esprit du capitalisme » (capitalisme hédoniste, permissif et transgressif mais ne remettant pas en cause l’ordre social).

L’âge d’or des gauchismes :

Anarchistes, trotskistes et maoïstes émergent brutalement en 1968, mystifiant la classe ouvrière et l’engagement dans les usines. Le PCF et le pouvoir gaulliste ne manquent pas de stigmatiser les « gauchistes » pilotés par une « organisation internationale » et menaçant la République (d’où le vote de la loi anticasseurs de mai 1970). L’ultra-gauche gagne en effet en visibilité dans la rue, les manifestations, les réunions, les occupations et la propagande (comme « L’Humanité rouge », « La Cause du peuple », « Révolution »…).

Les groupes se démultiplient au fil des scissions, subdivisions et résurgences. Ils sont de taille variable et sont plus ou moins bien répartis sur le territoire. Ils partagent des valeurs communes (critique du capitalisme, du parlementarisme, du marxisme orthodoxe, de la bureaucratie…) mais se séparent sur les modalités (dictature du prolétariat ou fédération de coopératives, collectivisation des moyens de production ou autogestion…). L’échec de la prolétarisation des luttes va trouver comme issues les luttes autogestionnaires (LIP) et les « nouveaux mouvements sociaux ».

Ces divisions vont miner l’ultra-gauche dans les années 1970, dans un contexte de répression policière inédite. Les maos(-spontex) tombent dans la défonce et les mœurs libres. Des dizaines de militants radicaux se suicident tandis que le « gauchisme culturel » (incarné par « Actuel » et « Libération ») s’impose sur le gauchisme politique. C’est l’effondrement vers des multiples « micro-bureaucratie » trotskistes et maoistes ultra-violentes d’un côté, vers des maospontex junkies et punks pseudo-subversifs d’autre part.

Le terrorisme d’ultra-gauche des années 1970-1980

1973 (double dissolution de la Gauche Prolétarienne maoiste et de la Ligue révolutionnaire trotskiste) marque la brutale apparition de groupes révolutionnaires violents en Europe. C’est le cas en France avec les Brigades internationales (1974-1977), les NAPAP (1977), la CARLOS (1977) puis Action Directe (1979). Ils pratiquent des attentats (contre des usines, ministères, le CNPF…), des assassinats et des actions violentes lors des manifestations (travailleurs immigrés, luttes anti-carcérales, luttes anti-nucléaires…).

Action Directe se démarque avec la récurrence de ses menées violentes. Ses activistes mitraillent et posent des bombes contre les symboles du pouvoirs (ministères, , DST) et du patronat (Sonacotra, CNPF). Par les braquages, ils vivent de leur trésor et sont parfois au contact des criminels (notamment en prison). Amnistiés en 1981, les attaques violentes se multiplient en 1982 contre des boutiques de luxe et lieux de pouvoir (FMI, Bank of America…) jusqu’aux assassinats de R.Audran (1985) et de G.Besse (1986).

La répression policière s’abat sur Jean Marc Rouillan, Nathalie Ménigon, Joëlle Aubron et Georges Cipriani en 1987. Ils sont condamnés à des lourdes peines pour assassinats et attentats terroristes. Cette tentative de lier des influences marxistes et libertaires a échoué dans cette spirale de violence et radicalisation ayant mené à des impasses personnelles et politiques. Un schéma identique se rencontre aussi dans l’histoire de la RAF en RDA, groupuscule ultra-violent rapidement réprimé par la police fédérale allemande.

III : L’autonomie italienne, contre-exemple européen 

Le paradigme de la subversion

Bologne, septembre 1977 : 100 000 militants envahissent la ville lors d’un congrès contre la répression, sans violence ! Ce mouvement, l’opéraïsme ouvrier est déjà ancien. Il prône depuis les années 60 une autonomie ouvrière radicale vis à vis des syndicats et du PCI. Ce désir d’autonomie se diffuse ensuite dans la rue, les universités, les quartiers ouvriers et les squats. Dans toutes les villes italiennes, des luttes sociales variées (grèves, médias, réappropriation des biens…) mobilisent de nouvelles catégories sociales (femmes, jeunes, chômeurs, immigrés, gays…).

Il s’agit d’associer à la lutte armée révolutionnaire et illégale (braquages, attentats, sabotages, règlements de compte) et une agitation sociale et culturelle dans les écoles, les usines et les quartiers. Cette agitation passe tant par une contre-propagande (radios libres, presse alternative, graffitis, maisons d’édition indépendantes…) que par des actions de « réappropriation prolétaire de la richesse sociale » (grèves de loyers, auto-réduction des prix, vols dans les supermarchés, « expropriation bancaire »…). La subversion de l’État doit être menée avec celle contre le quotidien !

Des groupes autonomes en réseau aspiraient à fédérer toutes les formes d’autogestion. Cela allait du refus du travail au retour à la « politique », la mise en cause de la notion de sujet supposé universel plutôt que pluriel, du fonctionnement du couple, de la famille, de la place du désir dans le groupe et les activités collectives. Au milieu des années 70, ce mouvement décentralisé était partout en Italie ; des formes originales et radicales surgissaient dans les usines, lycées, universités et quartiers populaires.

Contre-information et communication moléculaire

Il ne s’agit plus seulement de dénoncer l’ennemi aux multiples visages (État, police, médias, intellectuels officiels…) mais être une caisse de résonance et le lieu même des transformations de la réalité sociale, des modes de vie, de la vie quotidienne. Censés assurer une coordination entre les différents collectifs, ils participent à la circulation aussi bien nationale que transnationale des luttes. C’est ainsi une constellation de collectifs autonomes autour d’infrastructures techniques autogérées et autour de figures en partie récurrentes.

L’incroyable répression de l’État d’exception, les attentats de l’ultra-droite (attribués à l’ultra-gauche) et la guerre aux syndicats menée par le patronat vont neutraliser les contestations sociales. Les sociétés de communication vont neutraliser les innovations parallèlement aux privatisations (période Berlusconi). L’assassinat de Moro en 1978 par les Brigades Rouges va couper la lutte armée du reste du mouvement. L’opinion publique va demander plus d’« autorité » et plus de 4000 militants autonomes vont être poursuivis entre 1970 et 1990 (et s’exiler, notamment en France) !

L’Autonomie italienne va inspirer les autonomes français. Dès la dissolution de la Gauche Prolétarienne en 1973, des collectifs se multiplient entre deux pôles, l’un intellectuel (éditions, universités…) et l’autre plus contre-culturel (squats, mouvement punk). Ces petits groupes vont devenir les fameux « casseurs », petits groupes de huit à dix membres ultra-mobiles, assurant sa propre auto-défense (contre les CRS mais aussi les services d’ordre des syndicats) et n’hésitant pas à bomber et briser les vitrines.

IV : De Tiqqun à Tarnac 

Un virus éditorial

La décennie des années 1980 est plus défensive que combative. Hormis quelques squats autonomes, le mouvement social défend davantage les acquis et le travail que des alternatives à l’État Providence (en crise) et au monde du travail. Il faut attendre les grèves de 1995 et le mouvement des chômeurs (AC ! Agir contre le chômage, 1997) pour voir apparaître le revue TIQQUN et le PI (Parti Imaginaire). Ce petit cercle d’initiés gagne en visibilité grâce aux éditions La Fabrique fondée en 1998 par Eric Hazan.

S’y déploient une « éthique de la guerre civile » contre le Spectacle (Debord), le Biopouvoir (Foucault) et l’Empire (Negri et Hardt). Il s’agit de « faire commune » en s’installant hors des métropoles pour nouer des liens avec les milieux, territoires et gens. On y retrouve un patchwork d’influences variées allant du Situationnisme aux philosophes contemporains (Deleuze, Rancière, Foucault…) en passant par les philosophes classiques (Lévinas, Marx, Benjamin, Hegel…) et les sociologues (Bourdieu, Chiapello, Boltanski…).

Inspiré par l’autonomie italienne, Tiqqun et le PI prônent une désubjectivation violente de ceux qui « n’ont pas de classe », de cette multitude négative de ceux qui n’appartiennent pas et ne participent pas à la société marchande. Ainsi, ces militants sont « invisibles » mais arrivent sans peine à désigner leurs ennemis. L’insurrection n’est pas l’objectif, ce dernier étant de « hâter l’issue de la maladie » du système capitaliste. « L’Appel » de 2003 se donne pour stratégie d’établir un ensemble de foyers de désertion, de pôles de sécession et de points de ralliement « pour ceux qui partent ».

La menace « anarcho-autonome »

Dans ce contexte née la ferme du Goutailloux, en Corrèze en 2004. Un groupe d’amis se mettent en commun pour nouer de nouveaux liens avec le territoire, en l’occurrence le Plateau de Millevaches, haut lieu de résistance et d’expériences autonomes. Ce groupe décide d’accueillir les gens de passage, d’ouvrir différents ateliers (construction, agriculture, élevage) et d’animer la vie locale (programmation culturelle, aide aux personnes âgées…).

Parallèlement, l’Union Européenne fait entrer les mouvances d’ultra-gauche dans le giron de l’antiterrorisme en 2001. La police construit de toute pièce la menace ridiculement nommée « anarcho-autonome ». La répression s’intensifie dès 2007 avec les occupations universitaires contre la Loi Pécresse. On trouve chez des leaders du mouvement un exemplaire de « L’Insurrection qui vient » du Comité Invisible. C’est la preuve pour les Renseignements spécialisés d’un complot national « anarcho-autonome » !

L’opération « Taïga » est lancée en 2008. 20 militants sont interpellés et placés en garde à vue. Julien Coupat, « chef » du groupe de Tarnac, est incarcéré à la Santé et inculpé pour actes de sabotage sur le train Castor. Faute de preuves (certains PV étaient même faux et antidatés !), l’emballement médiatique se dégonfle rapidement. Mieux, la couverture médiatique se retourne grâce aux nombreux soutiens intellectuels et politiques vis à vis de jeunes gens refusant simplement de vivre et penser en capitalistes. Ils sont relaxés en 2018.

Ce délire policier révèle une évolution inquiétante. Outre l’intensification de la répression (contre les syndicalistes, jeunes de banlieues, migrants, autonomes…), l’État accroît la sphère du hors droit avec une incrimination des intentions et des délits d’opinion. Les militants d’ultra-gauche sont en fait victime de nouvelles formes de dépistage du « pré-terrorisme » ! Parallèlement, les jeunes émeutiers des banlieues pauvres sont eux aussi ciblés comme « ennemi intérieur nouvelle vague ». Des liens peuvent parfois se créer entre ces « radicaux ».

V : Se défendre 

Durant les procès pénaux des militants d’ultra-gauche, ceux-ci ne sont pas intimidés devant cette manifestation du pouvoir. Au contraire, ils s’en servent comme arène politique ! Cela peut aller du refus de pénétrer en salle d’audience au mutisme en passant par de longues déclarations politiques. A la différence des procès d’émeutiers des cités, la parole des prévenus d’ultra-gauche est débordante par sa teneur critique et ironique. Connaissant les codes de bienséance et munis de solides formations universitaires, la « trame policière » est aisément démontée face aux juges.

Les déclarations des prévenus de Tarnac visent par exemple les policiers (faux PV, faux témoins…), les médias (qui par leur emballement au début de l’affaire se « sont crus au cirque »), les juges (au service de la raison d’État). Lévy, Coupat , Coriou et Burnel louent à l’inverse une « défense libre » (Michel Foucault) donnant sens au droit. Il dédie ce procès « à tous ceux qui sont condamnés jour après jour sans avoir leur mot à dire » car trop pauvres, trop immigrés, trop jeunes…

L’affaire du « Quai Valmy »

Le 18 mai 2016, Alliance appelle à une manifestation contre la « haine anti-flic » Place de la République, en pleine manifestation contre la Loi Travail et Nuit Debout. Face à cette provocation, un contre-mouvement est organisé. Une voiture de police prend feu sur le Quai de Valmy. Quatre jeunes militants sont inculpés pour tentative d’homicide volontaire, notamment Antonin Bernanos, antifa parisien très connu. Comme pour l’affaire Tarnac, les preuves vont tomber les unes après les autres.

En réalité, il s’agit de dépolitiser et criminaliser des opposants, considérés comme des délinquants voir des criminels. Le même militant sera à nouveau placé en détention en janvier 2019 pour avoir contribué à dégager manu-militari des fascistes d’une manifestation de gilets jaunes à Paris…sur un seul témoignage d’un de ces néo-nazis. On voit parfois une convergence entre la violence des policiers et celle des militants d’ultra-droite. On arrive ainsi à une justice d’exception destinée à protéger l’État de toute contestation sociale, devenue « menace ».

VI : Le retour de l’ultra-gauche 

La période actuelle qui court depuis 2016 alimente dans les médias dominants le spectre de l’ultra-gauche. Entre dramatisation et dénigrement, confusionnisme et falsification, les médias reprennent sans esprit critique les discours policiers de la peur et de la menace. Les médias sont fascinés/terrorisés par cette violence vue comme apolitique (« esthétique du chaos »), par cette mouvance « anarcho-autonome » paranoiaque et repliée sur elle-même, tapie dans l’ombre des squats des grandes métropoles mais aussi dans les fermes oubliées des campagnes.

Or, plus que le « terrorisme » des années 1970-1980, l’action directe de l’ultra-gauche passe aujourd’hui davantage par le sabotage (des réseaux numériques ou téléphoniques associés à la technopolice), le blocage des infrastructures du capitalisme (centres de distribution de billets, raffineries, EDF…) et la « casse » des symboles de l’État, du capitalisme et la bourgeoisie. Les services de renseignement s’acharnent ainsi sur des groupes isolés dont le style de vie et les activités militantes dérangent manifestement par leur « radicalisation ».

Kokoreff termine sur cette belle citation de Raoul Vaneigem : « L’État n’est plus qu’un Léviathan réduit à sa fonction grand-guignolesque de gendarme. » Il montre son vrai visage autoritaire et paranoïaque, déterminé qu’il est à neutraliser non seulement tout foyer de contestation, mais aussi de vie en commun et de solidarité. Par temps de confinement, une telle fonction à pris plus d’ampleur encore. L’ultra-gauche a bon dos !

Épilogue

Si l’ultra-gauche aujourd’hui est une construction policière, judiciaire et médiatique, il n’en demeure pas moins qu’il existe en France un anticapitalisme puissant chargé de colère et d’espoir. Par la multiplication des initiatives et gestes de résistance, d’auto-défense populaire et d’affirmation, le peuple aspire largement à vivre dans un autre monde. Cela explique le moment de transition fascisant que nous vivons aujourd’hui en France, « symptômes morbides » de plus en plus quotidiens depuis 2015.

Les rapports entre l’État et les citoyens se délitent. Les mirages de la démocratie représentative sont connus de tous et s’expriment dramatiquement par l’abstention, les votes blancs et les votes de rejet. Ce n’est pas une dépolitisation des Français mais une repolitisation que se produit lors d’évènements aspirant à plus d’égalité, de justice et de démocratie réelle. De ces évènements naissent des « formes rhizomatiques » (Deleuze et Guattari) qui expérimentent d’autres manières de vivre et d’agir.

Le problème est que ces fronts de refus sont pulvérisés (anticapitalisme, antifascisme, féminisme, antiracisme…). Mais ces foyers multiples ancrés localement et spécifiques peuvent se rencontrer à un moment donné sans perdre leurs singularité et autonomie. Une « grande synthèse » ou plutôt des alliances transverses sont possibles face à toutes les injustices que connaît notre société. De plus en plus de mobilisations sociales s’organisent, prennent de vitesse l’État et forgent des alliances inédites. Les « ingouvernables » doivent déborder les pouvoirs publics !

Ce « Nous » susceptible d’agréger les forces doit se fédérer (collectif Se Fédérer), rassembler celles et ceux qui oeuvrent à l’alternative post-capitaliste ; brigades de solidarité, coopératives intégrales, comités d’action sur les lieux de travail, ZAD, communes libres et communaux, socialisation des moyens de production et des services…L’auto-organisation doit être la manière de prendre nos affaires en mains. La fédération doit être, elle, un vrai contre-pouvoir. Le refus de toutes les dominations ne peut être que transversal tout comme l’espoir de « possibles désirables ».

Eugène Varlin

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