Rencontre avec Melan, le vagabond de la rime !
I. Prélude
Vendredi 10h18, j’ouvre une paupière. La lumière d’un nouveau jour à enchanter s’offre à moi. Dans un effort matinal remarquable, mon bras droit se déplie en direction de ma table de nuit Ikéa recouverte de graffitis. Du bout des doigts, j’attrape le briquet et le joint posés sur la pile de livres, me félicitant de ces petites attentions délicates quotidiennes que je me fais à moi-même. Le petit déjeuner au bout des lèvres, je tire une taffe. La réussite sociale ne me fait plus bander. À jeun, l’effet est instantané. Mon système nerveux et mes synapses se dérèglent, un nuage de fumée cotonneux replonge doucement mon cogito dans ses songes. J’ouvre ma seconde paupière, la journée peut maintenant commencer.
Je me lève, me frotte le crâne, puis je pars pisser la vinasse de la veille. Un rouge bordeaux à 2€19. La tête au dessus des chiottes, l’odeur me rappelle le prix. Hier soir, il a fallu boire, se donner du courage pour boucler le journal dans la nuit. Entre les articles en retard et les problèmes de mise en page, la tâche ne fut point de tout repos… Et aujourd’hui, y’a pas de vacances pour les vrais gars(1) me dis-je écoulant soigneusement les dernières gouttes. La braguette refermée, je file dans ma chambre, enfile un fute et un tee-shirt qui traine sur mon bureau, puis j’allume mon portable. Un texto de Melan s’affiche : « Yé Merlin. Hésite pas a aplé pleins de fois. Jme suis mis une grosse caisse la. Jmé mon réveil a fond et la sonnerie aussi. A demain gro » reçu à 07h46 du matin. Je souris, compatissant pour le réveil que je vais lui faire subir…
Dans quelques heures, Rémi et moi avons rendez-vous avec Melan dans le centre de ville de Toulouse. Manel, de son vrai prénom, est un jeune rappeur membre du collectif Omerta Musik. Si des milliers de MC rappent dans l’Hexagone, lui, fait partie de ceux qui ont du talent. Le genre de mecs que tu écoutes quand il crache sa philosophie de vie sur une prod de Bast, de Diaz, ou de lui-même. Un art souvent sombre, brut, à l’esprit punk, que tout bon rapovore apprécie le soir seul avec un pétard et son ordinateur. Il ne lui reste plus qu’à s’imposer avec le temps.
II. Toulouse Eldorado*
Après plus de deux heures de route dans la Clio rafistolée de Rémi, nous voilà enfin arrivés au cœur de Tolosa, la ville rose. Une courte balade touristique s’impose, le traditionnel kebab aussi ; puis, Rémi et moi nous posons au bord de la Garonne afin de respirer la grandeur de la cité.
– Elle est plus orange que rose au final cette ville…!, me fait remarquer Rémi.
– Wé je sais…
Je surveille l’heure sur mon portable. Sept heures de sommeil suffisent amplement, il est temps d’appeler Melan. Ça sonne… Rémi me fixe inquiet. Une voix raclant le fond de la gorge finit par me répondre :
– Halo… ?
– Salut Melan, c’est le Poing ! J’te réveille… ?, me doutant de sa réponse.
– Salut mec… Ouais mais t’inquiète… Il est quelle heure ?
– 15h10…
– Ok… T’es où ?
– J’sais pas trop… Une place en contrebas, au bord de l’eau, pas loin de Saint Pierre…
– Y’a des shlags(2) et des jeux pour enfants ?
– Wé !
– Ok parfait bouge pas, je prends une douche vite fait, un kebab et j’arrive !
Une tête un peu moins fraîche que dans ses clips, Melan débarque comme prévu place de la Daurade. L’animal traîne la patte. Il s’excuse de sa gueule de bois, mais en tant que bons chrétiens nous n’allons point lui jeter la première pierre. Le sang du Christ, c’est sacré ! Entre deux bouchées de kebab il nous raconte sa nuit de chien : « On a picolé toute la nuit sur une place pas loin, j’kiffe cet endroit, j’kiffe être assis sur mon banc et observer les gens qui passent. Toulouse la nuit, il y a toujours de l’animation et ça m’inspire !».
Alors que nous commençons l’interview, quatre flics débarquent non loin de nous. Je guette, l’uniforme bleu ne me rassure jamais. Heureusement pour ma gueule, je suis blond aux yeux bleus. Une tête de bon Français. Ce n’est pas le cas des types à côté de nous. Ils n’échappent pas au contrôle d’identité et à la fouille qui va avec. Sous nos yeux, l’un d’entre eux se fait menotter fermement pour un pochon de weed. Melan s’en mêle :
– C’est bon tranquille ! Il n’a pas essayé de s’échapper ! Vous n’êtes pas obligé de le menotter comme ça devant tout le monde !
Alerté, le cow-boy se retourne, il nous regarde avec un sourire sournois, adresse un signe de main à notre protagoniste signifiant « t’inquiète le petit nerveux, j’arrive pour te calmer ! ». Melan nous regarde à son tour un petit sourire au coin des lèvres : « Bon… vous n’êtes pas venus jusqu’ici pour que je passe l’aprem au poste ! ». Sage décision. Nos affaires rassemblées, nous bougeons à quelques mètres de là, rue Boyer Fonfrède. Assis sur les marches d’un immeuble, l’interview peut commencer.
III. Trottoir rue Boyer Fonfrède
Melan, posé sur le trottoir, une despé à la main, nous raconte son parcours. Né à Versailles chez les bonnes sœurs car « y’avait pas meilleur hôpital dans le coin », ses parents déménagent treize ans plus tard à Toulouse. D’instinct rebelle, « ça se passait mal avec tout le monde à cette époque », nous raconte-t-il. Je n’ai point de mal à le croire. Adolescent plus qu’agité, ses parents le virent régulièrement de chez lui. À peine âgé de 14 ans, Melan arrête l’école, traîne, côtoie clochard et caillera, apprend l’art de la débrouille. Je comprends que la rue lui a volé une partie de son insouciance d’enfant. « C’est le fait de voir des trucs de ouf assez jeune qui m’a donné l’envie d’écrire, fallait clairement que ça sorte ! » nous confie-t-il. « Au début, j’écrivais des sortes d’histoires mais pas du rap, je suis plus amateur de punk à la base. Je kiffe l’énergie dans cette zik. Mais je me souviens très bien de mon premier texte de rap que j’ai pondu, c’était à 14 piges après une soirée bien arrosée ; il parlait de l’obligation que les gens adoptent entre eux dans le comportement. C’est un sujet qui me fait toujours réfléchir ». Par la suite, vagabond de la rime, Melan travaille ses textes et son flow, seul ou avec sa meute, jusqu’à acquérir une notoriété dans le « rap game », notamment depuis son morceaux « J’assume ».
– Alors Melan, c’est quoi ta vision du rap ?
Il allume une clope, se gratte la tête, puis il nous répond :
– Le plus important pour moi dans le rap, c’est d’être sincère ! Tu peux rigoler mais faut être sincère !
– Et qu’est ce tu penses des MCs qui s’exercent sur d’autres styles musicaux comme l’électro ?
– Moi, tu ne me verras jamais poser sur de l’électro !, nous affirme-t-il. Après je respecte tout le monde tant que j’apprécie, mais il y a très peu de rap que je kiffe. Je n’écoute même pas les miens !
Sans vouloir rentrer dans le clivage que peut supposer ma question, Melan me laisse entendre qu’il est un soldat du hiphop prônant un rap brut, répondant à certaines normes implicites. À l’image d’Ali Lacraps ou bien Vins, il fait partie de cette génération de rappeurs accros au 90 bpm, au piano, à la beauté et la force que l’on trouve dans la tristesse du rap. Plutôt conservateur qu’émancipateur du mouvement, Melan s’inscrit dans une tradition « classique » et il le fait bien.
– Est-ce que le rap te paye le loyer ? Et est-ce que tu sens un changement dans ton quotidien ?
Il galère à réfléchir, nos questions et la digestion du kebab l’assomment.
– Nan pas vraiment, mais même si traîner c’est cool… faut que je me bouge le cul ! J’ai pris conscience que je ne voulais pas transporter des palettes toute ma vie. Il y a plein de musiciens, pas vraiment connus, qui gagnent leurs vies grâce à la zik ; juste parce qu’ils se démerdent pour faire des dates et avoir le statut d’intermittent du spectacle. Mais c’est tout récent… ça fait deux mois à peine que j’ai vraiment pris conscience que les choses peuvent changer pour moi. Avant, j’men foutais mais maintenant je sais que je dois m’y mettre à fond !
À 23 piges, l’âge où les rêves sont à portée de main, Melan semble être à un tournant de sa vie. Ce shlagosse a les yeux qui brillent rien que de penser qu’un jour le rap payera toutes ses factures, et l’album La vingtaine pourrait bien être le point de départ.
Par test, je lui propose le pétard que je viens de rouler. « Nan merci, pas si tôt… ! » me répond-il toujours assis sur le trottoir avec sa canette de bière à la main. J’approuve, pour un drogué de ma trempe, c’est une belle preuve de motivation. Puis, en tant que journal anticapitaliste convaincu et infatigable, Rémi et moi, voulons maintenant le jauger politiquement :
– Est-ce que tu te sens quelqu’un de politisé ?
– Je suis apolitique !
Le cerveau en ébullition car l’apolitisme est un sujet cher à notre ligne éditoriale, passible au sein de la rédaction de deux ans ferme de goulag, avant qu’il ne puisse continuer d’argumenter, je lui impose notre vision :
– Quand on parle de politique, c’est au sens large du terme. Pour nous, tout notre quotidien est soumis à des choix politiques, on ne pense donc pas que ça soit possible d’être apolitique…(3)
– Je comprends ce point de vue, seulement, je ne dirais pas que je me sens politisé mais concerné ! (j’apprécie la punchline) Je ne crois pas aux politiciens et aux partis politiques, mais je suis concerné par ce qui se passe autour de moi. Quand je vois, par exemple, le type de tout à l’heure qui se fait menotter de cette manière, je me sens obligé de dire quelque chose…
L’interview s’arrête brusquement quelques secondes, un ange passe. Une nymphe occitane traverse la rue, nos six yeux concernés l’accompagnent.
– Sinon les femmes t’en es où ?
– C’est compliqué…
– Et t’en penses quoi des maisons de disques ?
– À la base, j’suis contre les maisons de disques car elles dénaturent beaucoup de rappeurs. Quand tu perces en indé, tu mets peut être plus de temps, mais ton évolution est plus droite, plus naturelle, plus constante et sensée. Kery James et Keny Arkana sont des bons exemples, tu sens l’évolution positive dans leurs textes. C’est dur de garder la tête froide quand t’es jeune, que tu signes, et que tu prends un gros chèque. Mais il faut aussi avoir du recul, beaucoup de morceaux soi-disant commerciaux à l’époque sont devenus des classiques aujourd’hui. Par exemple, Sinik a pu être classé par certains comme commercial car il a signé en major, pourtant le mec défonce tout !
– Et en tant que rappeur indépendant, comment t’as fait pour produire l’album La vingtaine ?
– Pour faire cet album, j’ai utilisé l’argent d’Omerta Musik que je vais évidemment rembourser. Quand on fait une scène au nom du groupe, on met tout dans l’asso pour avoir un peu d’argent de côté. La vingtaine, je vais le presser à 1 000 exemplaires. Le prochain album, j’essayerai de le distribuer à un plus grand public , j’attends juste que le message de mes textes soit un peu plus sage. Car même si mes raps peuvent paraitre tristes, je trouve que dans le fond ils sont positifs…
Melan reçoit un appel, il doit bientôt bouger sur le tournage du clip d’un pote. Il nous propose donc de le suivre avant qu’il ne parte dans l’appartement servant de studio à Omerta musik. Nous ne pouvons qu’accepter.
IV. Épilogue
Sur la route, j’en profite pour lui demander ce qu’il pense de Toulouse : « J’aime cette ville car les gens sont francs ! Et ici, contrairement à Paris, les gens se sentent concernés par ce qu’il se passe. C’est vrai que j’aime Toulouse, mais j’ai aussi grave envie de bouger, de changer d’air. J’ai toujours vagabondé à droite à gauche dans ma vie, j’ai ça dans le sang. Et puis à Toulouse y’a pas la mer… »
Nous voilà maintenant plantés devant la porte. Melan sort ses clefs, « j’vous préviens, hier soir on a bien foutu le bordel ». En effet, j’ai l’impression d’arriver dans un appartement d’étudiant un dimanche matin. Entre deux cannettes vides, nous posons un cul sur le canapé. Le temps d’allumer l’ordi et de ranger dans son sac-à-dos une bouteille de rhum qui traine sur la table, Melan nous fait écouter trois chansons de l’album qu’il mijote soigneusement avec ses machines, celui de La vingtaine étant déjà bouclé depuis longtemps. Dès la première écoute, mon intuition est confirmée. Depuis son morceau Catharsis (posté en février 2015) Melan a franchi un cap. À l’image d’un sportif qui s’entraîne sans se contenter de son talent, il a mûri dans son flow, ses textes et l’énergie qu’il dégage. Mais ne voulant pas passer pour une groupie qu’il peut pécho facilement, avant que nous partions, je lui dis juste d’un air serein « pas mal ».
Merlin
(1) Référence au dessin animé Les lascards (2) Un shlag est l’équivalent d’un zonard (3) Lire l’article « Petite lettre aux animaux apolitiques » Le Poing, septembre 2015
* Toulouse Eldorado est une chanson de Furax
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