Gilets jaunes : on a dépoussiéré les cahiers de doléances héraultais

Elian Barascud Publié le 15 novembre 2024 à 18:43 (mis à jour le 15 novembre 2024 à 19:00)
rond point de gilets jaunes de Près-d'Arènes. (image d'illustration)

Six ans après le début de la révolte des gilets jaunes, que sont devenus les cahiers de doléances ? Rédigés au moment du « grand débat » proposé par Emmanuel Macron au cœur de l’hiver 2018-2019 comme réponse à apporter au mouvement, ils sont depuis coffrés au sein des archives départementales. Dans l’Hérault, personne ne les avait jamais consultés avant qu’un journaliste du Poing ne les déterre. Plongée dans des revendications plus que jamais d’actualité

« Pour les gilets jaunes, leur lutte, leurs revendications […]. Ne pas perdre de vue que la passivité du chef de l’État et de son gouvernement et dernièrement ses grossières provocations sont à l’origine de ces débordements. Une convergence de mal-être, de mal-vivre, d’injustices, d’inégalités et de ras-le-bol a réveillé en chaque citoyen son identité, son pouvoir. […] Les semaines passent, les fêtes passent. Ils sont toujours là et encore là. Le malaise est réel et profond. »

Voilà une phrase parmi tant d’autres que l’on peut retrouver dans les fameux « cahiers de doléances », écrits entre fin 2018 et début 2019, sur feuilles volantes ou sur des carnets mis à disposition par les communes. Cinq ans plus tard, on peine à savoir ce qu’ils sont devenus. En effet, le soir où Macron devait restituer le grand débat, la cathédrale de Notre-Dame-de Paris a brûlé, conduisant à l’annulation du dispositif.

Dans les colonnes de France 3 Régions, on apprend que c’est un consortium géré par un certain Gilles Proriol qui avait été dépêché au pied levé pour trier et archiver numériquement les près de 20 000 cahiers de doléances et près de deux millions de contributions numériques répartis dans tout le territoire. Aujourd’hui, il déplore le fait de n’avoir « jamais été reçu à l’Elysée » pour présenter son travail. De plus, il dénonce le fait que « le gouvernement n’a pas tenu sa promesse, et n’a pas voulu mettre en ‘open source’ les données. Au début, ils ont dit qu’il y avait trop de volume de données. En fait, c’est faux, tout tenait sur mon ordinateur. »

Le gouvernement a ensuite demandé à l’entreprise chargée de traiter les cahiers de doléances de supprimer purement et simplement toutes les données récupérées jusqu’alors sur les ordinateurs. La Bibliothèque Nationale de France a néanmoins numérisé les cahiers papiers, qui dorment donc dans les archives départementales.

Un parcours du combattant pour y accéder

« Vous êtes le premier à les ouvrir en cinq ans », me soufflent les archivistes, curieux de la démarche et contents que ces bouts de papiers servent enfin à quelque chose. Dans l’Hérault, ce sont 235 cahiers qui dorment aux archives départementales de Pierre-Vives, bâtiment au nord de Montpellier, et qui n’attendent que d’être feuilletés. Mais il faut dire qu’en plus de ne pas être ouverts au public, (comme l’avait pourtant promis le gouvernement) accéder à ces trésors pour historiens ou sociologues relève du sport de combat : afin de pouvoir les lire, il faut rédiger un courrier à la préfecture de l’Hérault, responsable de ces documents, pour demander une dérogation, accompagné d’un dossier long et chronophage. Le motif ? Des données attenantes à la vie privée (nom, adresse, numéro de téléphone), présentes sur les contributions, notamment numériques, qui les scellent normalement pour cinquante ans, soit jusqu’en… 2069. « Des gens étaient déjà venus pour demander à les voir, mais la procédure les a découragés », précise-t-on aux archives.

Par manque de temps, il a fallu choisir parmi les 235 cahiers héraultais, et nous avons choisi d’en consulter qu’une quinzaine, équitablement répartis géographiquement sur le territoire : Bessan -où le mouvement avait été très fort-, Mèze, Lodève, Ganges, Capestang, ainsi que dix petits villages choisis un peu aléatoirement, au hasard des imbitables noms de côtes des documents.

« Réduire le train de vie de l’État »

Le gouvernement avait à l’origine balisé les thèmes de ce « grand débat » à l’aide d’un questionnaire imprimable sur « les dépenses de l’État » ou bien « l’écologie ». Et on constate que la formulation des questions ainsi que les réponses sont clairement orientées, quelques exemples :
« Parmi les dépenses de l’État et des collectivités territoriales, dans quels domaines faut-il avant tout faire des économies ?
1) L’éducation et la recherche ; 2) La défense ; 3) La sécurité ; 4) Les transports ; 5) L’environnement ; 6) La politique du logement ; 7) autre… »

« Afin de financer les dépenses sociales, il faut selon vous : 1) Reculer l’âge de la retraite ; 2)Augmenter le temps de travail ; 3)Augmenter les impôts ; 4) revoir les conditions d’attribution de certaines aides sociales. »

Mais les gens ne se sont pas laissés enfermer dans ces choix étriqués (très peu ont répondu via ce questionnaire, préférant des feuilles vierges), et à l’heure où le gouvernement Barnier cherche par tous les moyens à boucler le budget 2025, certaines propositions mériteraient d’être étudiées. Une de celle qui revient le plus est sans doute de « réduire le train de vie de l’État » : « La première dame qui change toute la vaisselle de l’Élysée : est-ce bien raisonnable ? », s’interrogeait une femme. Les solutions proposées ? Baisser le salaire de Macron et de ses ministres, abroger les retraites des présidents, vues comme des « privilèges », rétablir l’impôt sur la fortune immobilière ou taxer les carburants des avions et porte-conteneurs les plus polluants.

Énormément de contributions demandent également la division par deux du nombre de députés (Macron avait proposé de les réduire de 25%) et de baisser leurs salaires (ou de les conditionner à leur présence effective à l’Assemblée), voire carrément de supprimer le Sénat, perçue comme l’institution antidémocratique par excellence. Certains proposent aussi l’arrêt du remboursement des intérêts de la dette ou de « fiscaliser les primes reçues par les salariés ». Un homme ira jusqu’à suggérer « l’arrêt des décorations de Noël et des feux d’artifices le 14 juillet pour faire des économies ».


Concernant le rapport à la démocratie et aux institutions, le Referendum d’initiative Citoyenne, RIC, proposition phare des gilets jaunes, revient pratiquement à toutes les pages. Seule une personne semble s’en inquiéter :  « N’est-il pas dangereux de laisser au peuple certaines décisions qui pourraient mettre en péril le pays ? (retrait des lois sur l’avortement ou la contraception, par exemple, ou bien un retour de la peine de mort.)  Ce RIC est une arme dangereuse pour notre démocratie, nous ne pouvons pas laisser cela entre les mains de gens qui se font manipuler et colportent des complots à tous azimuts. C’est pour cette raison que je m’oppose au RIC. » A noter d’ailleurs que dans les centaines de contributions que nous avons épluchées, celles qui demandaient le retour de la peine capitale se comptent sur les doigts d’une main.

Un mouvement de classe

La révolte des gilets jaunes a été déclenchée par l’annonce d’une taxe, et au début du mouvement, grand médias comme militants d’extrême-gauche ont rapidement taxé les manifestants de « poujadistes » ou de « petit-bourgeois. » Il est vrai que des revendications de petits patrons figurent parmi les contributions aux cahiers de doléances. « A chaque problème, on met une taxe, il y en a marre », écrit quelqu’un. « Si l’État pouvait moins taxer les entreprises et du fait, sur nos revenus, on aurait un meilleur salaire à la fin du mois », commente un autre.


Un « collectif des petits patrons et artisans », présent dans plusieurs petites communes Héraultaises (Brignac, Capestang, Saint-Felix-de-Lodez, pour ne citer qu’elles), revendique « la fin de la taxe Cahuzac » (du nom d’un ancien ministre socialiste qui avait caché de l’argent en Suisse), à savoir la fin soumission des dividendes aux cotisations sociales pour les SARL à actionnaire majoritaire.

Mais ces revendications sont loin d’être les plus présentes dans les cahiers, au même titre que les propositions anti-immigration. Si les grands médias ont pu présenter les gilets jaunes comme un mouvement raciste et d’extrême-droite, les contributions demandant la fin de l’immigration ou la préférence nationale sont extrêmement marginales (une vingtaine d’occurrences sur des centaines de doléances.) Ce qui revient le plus dans ces cahiers, c’est avant tout une critique de la vie chère, et en réponse, des revendications sociales : augmenter les salaires et les retraites et les indexer sur l’inflation, abolir la CSG et le CICE, taxer les multi-nationales, supprimer la TVA et/ou la spéculation sur les denrées de première nécessité, renationaliser les secteurs de l’eau, l’électricité, les autoroutes…

La question du réinvestissement dans les services publics et le système de santé revient de manière très récurrente, surtout dans les zones rurales de l’Hérault : « Arrêter la violence de la dématérialisation, des gens ne savent pas se servir d’Internet.  » « Il faut créer des maisons de santé », « rembourser les frais dentaires », « construire des écoles pour limiter le nombre d’enfants par classe. »…
Le sujet des transports, cause majeure de la révolte des gilets jaunes dans des zones dépendantes de la voiture, fait l’objet de nombreuses propositions. A titre d’exemple, on peut citer cette jeune qui vit dans l’arrière-pays héraultais : « Je demande à ce qe le permis B soit déductible des impôts ou qu’une aide universelle prenne en charge 50 % du permis à toute personne de moins de 30 ans. Remboursement des frais de carburants pour tout type de trajets professionnels. » Une autre écrit : « Pourquoi pas créer une allocation à la mobilité calquée sur l’APL. En fonction des revenus, de l’utilisation de votre véhicule, il serait créé une aide aux ménages qui loueraient une voiture électrique ou hybride. Seuls les locataires pourraient bénéficier de cette aide, ce qui permettrait d’utiliser des véhicules à la pointe de l’écologie et sans se soucier de la revente. »

Environnement, écologie, fin de vie, dénonciation des violences policières commises pendant les manifestations du samedi… Les revendications sont foisonnantes et on vous épargnera ici un long inventaire à la Prévert, car comme l’a noté un gilet jaune : « Il me faut bien plus d’un cahier pour exprimer toute ma colère. » Ce qu’il faut néanmoins en retenir, c’est que le mouvement des gilets jaunes est une lutte qui pose des bases de classe, même s’il ne parle pas le langage de certains militants d’extrême-gauche qui feignent encore de l’ignorer, par une recherche de l’illusion idéaliste de « pureté révolutionnaire ».

A noter que ces conclusions sont cependant à nuancer : tous gilets jaunes présents en manifestation et sur les ronds-points n’ont pas écrit dans les cahiers de doléances, et tous les gens qui ont contribué à ces cahiers n’étaient pas gilets jaunes (on a même vu quelques contributions se plaindre des blocages des routes par les manifestants). Ces documents représentent donc plus un cliché du pays à un instant T que du reflet d’un mouvement social.

Détresse sociale

« Tout ce qui va pas ? Ben y a tout qui va pas… Déjà ce gouvernement. Faut changer Macron… Le Philippe et le Castaner. Que Dieu m’entende », peut-on lire au détour d’un cahier. Car pour beaucoup, gilets jaunes ou pas, ces doléances constituent un exutoire.

Certains le font avec humour : « Merci Macron, grâce à toi on me paye ma retraite depuis 2017. Donc j’ai postulé pour être ta maitresse, vu que j’ai l’âge de ta femme. Je suis malade et je ne touche que 280 euros par mois. Je te dis pas bonne année, t’es vraiment trop con. Et merci les gilets jaunes trop sympas. »
D’autres sont plus graves : « Handicapée depuis 20 ans, j’ai du me battre pendant plus de 20 ans pour enfin obtenir l’AAH. Je demande une revalorisation importante de celle-ci, soit 1 000 euros afin de pouvoir vivre à peu près dignement. Une simplification de la mise en place des dossiers handicaps est urgente dans notre pays, les démarches sont trop longues, le chemin est trop difficile pour avoir une réponse et une reconnaissance de la MDPH, il faut prouver que l’on est vraiment handicapé comme si on jouait à ça, comme si l’on trichait, alors que la souffrance est là chaque matin. » Avec, toujours, cette préoccupation majeure : comment ne pas être dans le rouge dès le 15 du mois ?

« Pour le mariage consanguin »

Et évidemment, au milieu de témoignages aussi touchants que pertinents, (on pense à cette infirmière libérale qui refuse des boulots où elle est sous-payée et obligée de maltraiter ses patients, quitte à être au RSA), il y a des perles d’absurde : dans une diatribe de trois pages adressée à Macron, un homme s’indigne du fait que le mariage homosexuel suscite moins de rejet de la part de la société qu’un mariage entre cousins car selon lui « il a toujours été légal d’épouser sa cousine, germaine ou pas » , allant jusqu’à parler de « discrimination » envers les consanguins. « Regardez, César, Napoléon, étaient consanguins. Même les parents d’Hitler étaient cousins.[…] Le mariage consanguin est LÉGAL. »

On retiendra aussi la proposition de « taxer les prisonniers qui vivent comme des rois », ou encore celle qui suggère de « rentrer dans l’ère du tout-gratuit pour redistribuer à l’humanité les sommes astronomiques dépensées quotidiennement par tous les États pour entretenir leurs armées, leurs armes et leurs boucliers, une fois la très grande harmonie planétaire rétablie via des calculs alphanumériques. » (Si seulement…)

D’autres contributions préfigurent déjà de tendances qui s’accentueront pendant la pandémie de Covid : dans le Lodévois, plusieurs écrits aux relents complotistes mettent déjà en garde contre « l’obligation vaccinale », les compteurs Linky et la 5G, et proposent des médecines alternatives telles que la naturopathie ou les huiles essentielles.

Bientôt un nouveau mouvement social d’ampleur ?

« En espérant que ces cahiers servent », implorait un contributeur. Mais si « les occupations de rond-points ont recréé du lien social », comme on a pu le lire, les revendications des gilets jaunes demeurent plus que jamais d’actualité : la pandémie, la guerre en Ukraine et les records de dividendes des actionnaires des multinationales ont encore fait augmenter le coût de la vie. 20 % des étudiants sont aujourd’hui obligés de recourir à l’aide alimentaire, pendant que l’État accorde 413 milliards au plan de programmation militaire, supprime encore des postes de fonctionnaires et donne quasiment les clés du pouvoir à l’extrême-droite. A quand une nouvelle vague jaune sur les ronds-points ?



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