Voisins vigilants : la société du flicage permanent

Le Poing Publié le 24 décembre 2024 à 16:21
Panneau de Voisins Vigilants à Cassis Photo de Toto 354015

À l’entrée de nombreux villages s’affiche désormais l’œil jaune des voisin.es vigilant.es, présence légèrement malaisante censée indiquer la présence d’une communauté de voisin.es déterminé.es à surveiller et si « nécessaire » à dénoncer vigoureusement intrus.es dangereux.euses et cambrioleurs.euses. S’agit-il de dangereuses milices tenues par des voisin.es radicalisé.es ou au contraire de banales initiatives de solidarité directe entre voisin.es ? Voyage dans le péri-urbain flippé et fliqué

Article initialement paru dans le journal papier numéro 42 du Poing, sur le thème “LGBT, services publics, vote RN : les campagnes montent au front”, publié en septembre 2024 et toujours disponible sur notre boutique en ligne

Derrière l’appellation générique « Voisins Vigilants » cohabitent deux dispositifs. Le premier dispositif est étatique. Sous la supervision de la gendarmerie et de la mairie, des référents vigilants recrutent leurs voisins et surveillent leur quartier en lien avec les autorités locales. Le second dispositif est privé : la plateforme « Voisins vigilants », gérée par l’entrepreneur de la tech Thierry Chicha, met à disposition des outils sociaux pour que les communautés de voisins géolocalisées puissent surveiller et alerter en temps réel le voisinage. Dans ce cas, il n’y a pas de supervision des autorités, les communautés sont « autogérées ». La plateforme revendique des centaines de milliers d’usagers et des milliers de communes comptent un protocole de participation citoyenne. Dans les petites villes périurbaines, ces panneaux sont omniprésents et frappent l’œil.

Recréer du lien… par la surveillance

En réalité, la plupart des voisins vigilants ne sont pas des groupes para-policiers, ni de dangereuses milices. Pour la plupart des groupes, les voisins vigilants se limitent à la durveillance de leur quartier : ils vont s’alerter mutuellement lorsqu’une personne “suspecte” extérieure au quartier circule afin de mettre en place une surveillance latérale collective, et dans certains cas, appeler la police ou la gendarmerie qui se déplace plus facilement lorsque ce sont les voisins vigilants qui appelle qu’un citoyen lambda.

Deuxième question qui peut se poser : est-ce que les voisins vigilants permettent de réduire la délinquance ? Les études des sociologues sont catégoriques : dans les différents pays où les voisins vigilants se sont développés, il n’y a pas de lien entre leur présence et la baisse de la délinquance. En effet, les zones résidentielles où se développent les voisins vigilants connaissent le plus souvent des taux de délinquance assez bas voire inexistants, leur présence ou non ne change pas grand-chose. À l’inverse, les quartiers où la délinquance est plus élevée (quartiers pauvres ou centre-ville) sont les quartiers où il n’y a que peu de voisins vigilants, on ne peut donc pas mesurer leur potentiel impact. Dans cette mesure, les voisins vigilants sont avant tout une organisation mutuelle de la surveillance afin de se rassurer plutôt que des dispositifs efficaces de lutte contre la délinquance.

Il est cependant possible de les critiquer sur un point : ils prétendent recréer du lien social à partir de la surveillance face à une menace. En réalité, il serait plus intéressant de recréer tout d’abord solidarité et entraide sur l’ensemble des aspects de la vie (garde d’enfants, partage de nourriture, sociabilité) dans ces espaces, dont la sécurité pourrait être l’un des aspects, plutôt que de fonder le lien social sur l’acte de surveiller les intrus potentiels.

Des potentielles dérives

Si la plupart des voisins vigilants ne sont pas des miliciens, mais plutôt des surveillants plus ou moins zélés, le dispositif laisse aussi la place à des dérives conséquentes. Pour l’instant, elles n’ont pas eu lieu de manière conséquente sur le territoire français métropolitain (que ce soit à cause de l’encadrement policier ou de l’absence de la volonté des voisins de déraper)

Voici trois exemples. Le premier, courant en Grande-Bretagne, est celui de voisins vigilants qui s’autonomisent et font régner la terreur dans leur quartier. Ainsi dans certains quartiers de Manchester, ils ne se contentent pas d’épier les personnes n’appartenant pas au quartier : ils dérapent complètement. La presse fait ainsi état de groupes de voisins vigilants qui, armés de battes de baseball et accompagnés de chiens d’attaque, arrêtent les passants afin de contrôler leur identité et les fouiller, au point que la police dénonce ces pratiques.

Une autre possibilité non négligeable est l’infiltration du dispositif par des groupes beaucoup plus radicaux. Ainsi en 2016, Luc Sommeyre, militant d’extrême droite proche de la Ligue du Midi et officier des Renseignements Généraux à la retraite annonce la création en grande pompe des Cellules Remora, organisation de surveillance localisée des « ennemis de la République » et de « maintien de l’ordre » en cas de « troubles majeurs », appelant à mots dissimulés à s’armer et à surveiller les gauchistes locaux tout en s’organisant discrètement via les voisins vigilants. Bref, toute une préparation méthodique de la guerre civile. Luc Sommeyre décède en 2020, et les cellules Rémora, annoncées comme clandestines, ne font plus parler d’elles, sans que l’on sache si elles existent toujours.

Enfin le troisième exemple de dérive, peut-être le plus inquiétant, est l’exemple des voisins vigilants dans la contre-insurrection en Nouvelle Calédonie/Kanaky. Après le numéro du pompier pyromane Emmanuel Macron, avec sa réforme avortée du dégel du corps électoral, les kanak se soulèvent en mai 2024. Très rapidement, la police est dépassée dans de nombreux endroits alors que l’île se couvre de barricades. Le public découvre alors l’existence de milices d’auto proclamées voisins vigilants caldoches (descendants de colons et bagnards français) et métropolitains cagoulés et armés jusqu’aux dents grâce à des législations permissives sur les armes mises en place par les loyalistes. Les voisins vigilants version contre-insurrection ne se limitent pas à montrer leurs armes. Ils n’hésitent pas à en faire usage. Plusieurs kanak (neuf sont mort.es pendant les évènements, certain.es tué.es par les forces de l’ordre) soupçonnés de pillage meurent sous leurs balles sans que cela n’émeuve outre mesure les autorités, qui vont jusqu’à intégrer ces milices dans le dispositif de maintien de l’ordre. Les milices n’hésitent d’ailleurs pas à tabasser des policiers, s’ils sont noirs : le 1er juin 2024, un policier kanak en civil a été passé à tabac au niveau d’un barrage d’un quartier de Nouméa tenu par des voisins vigilants anti-indépendantistes, qui ne croyaient pas que l’homme puisse être policier. Ces voisins vigilants étaient sous la supervision de Gil Brial, vice-président loyaliste de la Province Sud, proche de Sonia Backès, ancienne ministre d’Emmanuel Macron.

Rappelons-le, ces trois exemples ne sont pas représentatifs de l’activité des voisins vigilants, qui, pour la plupart, sont relativement inactifs où se cantonnent à des activités de surveillance. Néanmoins, l’organisation sociale de la surveillance et de la défense de la propriété par des habitants (nécessairement possédants) d’une localité n’est pas neutre, et porte aussi la possibilité de ce type de dérive, tout particulièrement en des temps troublés…

Par G.J

Brève : Vers une milice « punitivo-éducative » au Pont du Diable ?

Aniane, petit village au cœur de l’Hérault, est le théâtre depuis quelques mois de vives tensions. Le Poing avait déjà évoqué, en septembre 2023, la création, par d’anciens cadres du groupe d’extrême-droite Génération Identitaire (dissous en 2021), d’une association de parents d’élèves.

C’est maintenant le Pont du Diable, site patrimonial et de baignade entre Saint-Guilhem et Aniane, qui est au cœur de la polémique. La Communauté de Communes de la Vallée de l’Hérault (CCVH) a décidé d’organiser une série de réunions publiques pour valoriser son patrimoine dans plusieurs villages du canton, mais un problème de sûreté est ressorti du débat public : des jeunes viendraient semer le trouble au Pont du Diable en volant des affaires, en agressant d’autres adolescents ou en sautant du haut de l’édifice.

Le 16 juin, deux jours avant une réunion publique dans la commune de Causse-de-la-Selle, des messages Facebook parlaient des « racailles [qui] arrivent au Pont et se croient chez elles… » en appelant à « créer un groupe afin d’organiser des journées punitivo-pédagogiques afin de préserver notre territoire, transmettre nos valeurs de respect, de partage et aussi de bonne humeur ».

La réunion a été annulée et remplacée par une « réunion de crise » dans un village voisin. Des riverains ont considéré que l’extrême-droite cherchait à court-circuiter les échanges. Le Poing a pu se procurer l’enregistrement de ladite « réunion de crise », des propos sont éloquents : « C’est toujours les mêmes, il faut supprimer le bus qui vient de la Mosson (quartier populaire de Montpellier). » Contactés, les maires de la CCVH n’ont pas répondu à nos questions.

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