Attentats : une nuit de novembre à la campagne
Le Poing, n°21 – Le massacre nous sembla d’autant plus interminable que les réseaux sociaux nous en firent connaître chaque soubresaut à la seconde près. Le réveil n’apporta aucun soulagement, le bilan s’étant provisoirement figé au-delà d’une centaine de morts. Ainsi, le carnage fût à la hauteur de ce que vivaient chaque jour des milliers de personnes sur Terre, et cette malheureuse comparaison eût pour effet de générer un surcroît d’angoisse parmi la population. Par chance, quelques heures à peine furent nécessaires avant que Paris ne devienne le centre du monde, c’était toujours ça de gagné pour le moral. Sur tous les continents, une fois ses couleurs déployées, le soleil cessa de se coucher sur le drapeau tricolore.
On répétait à l’envi que la barbarie n’avait ni couleur, ni religion, ni nationalité. Mais les victimes, bien que se vidant du même sang, ne se valaient pas toutes. Pas plus que l’Assemblée nationale n’avait hissé les drapeaux afghans ou libanais après les dernières tueries, on ne se souvenait de telles attentions internationales pour les innocents assassinés aux quatre coins du monde. L’injustice de cette indignation à géométrie variable était notoire, et l’on se demandait si elle ne nourrissait pas le ressentiment maladif de quelques milliers de criminels. Mais mieux valait se taire le temps du deuil. D’autant qu’on aurait pu être accusé d’anti-occidentalisme primaire, et l’on ne trouvait que difficilement accusation plus infâmante.
En un jour à peine, les couleurs de la nation meurtrie surgirent de toutes parts, envahissant le réel et le virtuel, bleu blanc rouge par ci, bleu blanc rouge par là, si fiers qu’ils étaient d’être Français, pleinement convaincus de leur supériorité morale, fils et filles de France, doux pays de leur enfance et troisième exportateur d’armes mondial, faisant et défaisant les monarchies pétrolières et les dictatures ensoleillées, cocorico par ci, cocorico par là. En ces temps troubles et annonciateurs de grandes catastrophes pour l’espèce, alors que l’on avait si peu de raisons d’être fier de l’humanité, certains se raccrochaient à n’importe quoi, quitte à ce qu’il s’agisse d’un vulgaire morceau d’étoffe tricolore, ces mêmes couleurs sous lesquelles des peuples exotiques étaient bombardés avec de nobles intentions.
Un journaliste s’étonna de cet unanimisme en public. Le lendemain, confus, il s’en excusait presque :
« Hier, j’ai exprimé une émotion, une impression de ‘‘bizarre’’ que j’ai ressenti en voyant mes amis Facebook adopter la proposition de se peindre le visage aux trois couleurs, comme le font parfois les manifestants dans les événements sportifs ou politiques… Que n’ai-je pas fait ! Une volée de bois vert m’attendait où j’étais traité d’anti-républicain, de ‘‘traître’’ et d’autres noms d’oiseaux. »
Cédant à la pression, il s’était résigné à supprimer son avis, démontrant une fois encore l’hypocrisie de cette société réputée civilisée. Ceux-là même qui juraient de défendre la liberté d’expression corps et âme semblaient être les premiers à ne supporter aucune contradiction. Savaient-ils au moins qu’on ne combat pas le terrorisme en terrorisant les opinions divergentes ?
En janvier 2015, après l’appel solennel d’un procureur de France Télévision à dénoncer ceux qui n’étaient « pas assez Charlie », nous étions un petit nombre à nous inquiéter, ignorant avec une véhémence sereine les injonctions à l’unité nationale. En ce triste mois de novembre, voilà que nous redoutions de ne plus être assez bleu blanc rouge au goût de la nation. Mais notre indignation, nos larmes et notre douleur n’avaient aucune couleur, ni besoin d’un quelconque étendard, fût-il celui de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité. Comme si l’on avait jamais eu l’occasion de vérifier ce qu’il y avait de faux-cul dans ce triptyque…
La grande explication n’avait pas encore commencé et le temps des conséquences ne faisait que balbutier. Les mots, pourtant, étaient on ne peut plus guerriers. Comme l’étaient les premiers bombardements sur « les positions de l’État islamique », faisant probablement deux ou trois paires de macchabées innocents. Au nom de ses grandes valeurs, la France se constituait de nouvelles réserves de réfugiés et de terroristes, ses deux phobies.
Le lundi, un appel fût lancé et rendez-vous était donné dans tous les bistrots du pays, mardi à dix-sept heures. Les valeurs de la France étaient devenues l’alcool, la baise et le rock’n’roll. Avec en fond un « Même pas peur ! » aussi décalé qu’imaginaire, les petites scènes de panique dans Paris en témoignant. Cette humeur générale me terrifiait.
Fatigué de noircir des pages pour m’éclaircir les idées, je sortais prendre l’air. La nuit était d’une douceur inhabituelle. Je m’installais dans le jardin, profitant des bienfaits provisoires du changement climatique pour contempler la Voie lactée. Comment le ciel pouvait-il être aussi beau quand toutes les victimes du massacre n’étaient pas encore connues ?
Jack Alanda
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