Jouissance moderne
“Je sais que reviendront l’aurore et le matin
Je les ai vus, tu les verras, j’en suis certain.”
C’est à ce moment-là qu’elle rentre. Ses yeux font un rapide tour des lieux et la guident vers l’unique fauteuil à mes côtés. La salle est à moitié vide, mais elle a décidé de s’asseoir ici. D’un immense sac à main, trente litres de babioles, elle sort un livre dans lequel elle se jette avec tant de précipitation qu’elle en perd toute crédibilité. C’est pourtant 1984, lecture salutaire. Mais je m’en fous, je veux juste bouquiner en paix. Le temps s’étire avec douceur, et ses regards dans ma direction se font moins discrets. Pour une raison ou pour une autre, je sais qu’elle va me parler. Comme elle fait mine de lire avec attention, je l’oublie. Insidieusement, c’est alors qu’elle range son bouquin et brise le silence avec confusion : « Excusez-moi ! je cherche le nom d’un artiste local, assez connu et souvent exposé ici… Je ne retrouve pas son nom et ça me rend folle… Je vous ai vu lire Desnos et j’ai pensé que vous sauriez peut-être… Vous voyez de qui je veux parler ?… » D’un subtil battement de paupières, elle indique être disposée à m’entendre. Avec une suavité déraisonnable, elle ajoute : « Je l’ai sur le bout de la langue… » A sa façon de cambrer les reins, il n’y a aucun doute, elle se fout autant de ma réponse que moi de savoir son signe astrologique. Je ne sais encore ni où, ni quand, mais nous allons baiser.
Au loin, ou peut-être au coin de la rue, une foule domestiquée applaudit à se rompre les mains les aventuriers qui la dépossèdent de ses droits les plus élémentaires.
La demoiselle se lève, me glisse sa carte de visite, me demande la mienne car deux précautions valent mieux qu’une, puis s’enfuit comme elle est venue. Généreusement dotée en courbes rebondies, elle a la beauté fugace des amantes d’une seule nuit, et ni l’état d’urgence, ni les tribunaux de l’Inquisition ne feront taire cette voluptueuse promesse. Je ne sais plus trop bien si je lis ou si je fantasme. Dix nouvelles minutes s’écoulent avant que ne vibre mon téléphone. Déjà. C’est une invitation : « Je n’ai pas trop envie de boire un verre. Si tu veux, viens au 13 rue de l’Évêché. Tu sonnes à Casanova, troisième étage, porte de gauche. La chambre se trouve en face de l’entrée. J’ai un caractère volcanique. Tu veux passer ? » L’idée de forniquer à des fins récréatives et dans une rue épiscopale n’est pas pour me déplaire. Le temps de finir mon chapitre, prendre une douche et descendre vers le Vieux-Port, je peux y être d’ici une demi-heure. Je lui annonce ma venue dans une heure, se faire désirer étant le strict minimum. Il sera toujours temps de dissiper ce froid message téléphonique.
Dehors, la foule n’en finit pas de beugler, exigeant maintenant qu’on lui apporte un bouc émissaire à saigner sur le champ, car le sang doit couler.
Nous sommes en février, je rêve de sueur et de liberté. Plutôt de vifs enlacements avec une belle inconnue que la bêtise de ce monde. Sur la Canebière, des flics contrôlent de sombres visages affairés à paraître moins sombres. Ambiance glaciale et armes aux poings. Pour éviter la volaille assermentée, je m’offre la fantaisie d’un petit détour. L’occasion de contempler de nouvelles peintures rupestres. « Mort aux Arabes ! » Subtile démonstration de ce que nous sommes le fameux chaînon manquant, étape intermédiaire entre de fiers primates et une humanité qui reste à inventer. Il est dix-huit heures quand mon doigt effleure le bouton de l’interphone à Casanova, rue de l’Évêché. Rien ne se passe. Il est dix-huit heures et une minute quand je reçois un message. Je frémis en attrapant mon téléphone. « Jack, pense qu’il me faut ton papier pour ce soir, vingt heures ! » Bon sang, c’est Jules ! Qu’il aille se faire foutre ! Comme s’il ne connaissait pas les impératifs du journalisme gonzo ! Puis la porte vient de s’ouvrir, une voix au loin me crie de monter, et déjà, je m’engouffre dans la cage d’escalier, un petit sourire de pute au coin des lèvres.
Au loin, la foule s’enflamme et l’on se suspecte avec suspicion. En somme, le délire continue. Mais il n’est pas né celui qui m’interdira le chant de la luxure.
Jack Alanda
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