Grèce : « L’alternative la plus probable me semble révolutionnaire »
En janvier 2015, Alexis Tsipras est élu Premier ministre de la Grèce avec le soutien d’une grande partie de la jeunesse. Son parti, Syriza, promettait de renégocier la dette et d’en finir avec les mesures antisociales imposées par les créanciers. En réaction, Angela Merkel et les technocrates de Bruxelles coupent le robinet des liquidités aux banques helléniques et ordonnent au gouvernement grec de signer sa reddition. Touché mais pas coulé, le Premier ministre convoque un référendum en juillet dernier pour demander au peuple son avis sur les cures d’austérité de l’Union européenne. Les Grecs votent « non » à plus de 60%, mais rien ne change et le Président de la Commission européenne avertit « qu’il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». N’ayant pas préparé de plan B, Alexis Tsipras signe sa capitulation et accepte de se plier aux exigences de ses adversaires. Nombreux sont les Grecs qui refusent toujours de se soumettre à l’ordre établi, à l’image du poète et réalisateur anarchiste Yannis Youlountas.
Quelle est la situation en Grèce après la capitulation d’Alexis Tsipras face aux créanciers de Bruxelles ?
Le coup sur la nuque a provoqué dans un premier temps plus de résignation que de réaction mais le mouvement social et révolutionnaire est en train de se réveiller, jour après jour, semaine après semaine. Les derniers temps ont été marqués par la multiplication de grèves générales, en particulier depuis le 12 novembre. Les gens descendent de plus en plus dans la rue et s’opposent aux collaborateurs de la Troïka (Commission européenne, BCE, FMI, ndlr). Aujourd’hui, tout bouge et les perspectives deviennent de plus en plus intéressantes.
Que pensez-vous d’Unité populaire, parti créé à la suite d’une scission de l’aile gauche de Syriza résolument hostile aux mesures d’austérité imposées par l’Union européenne ?
Tout ce qui va dans le bon sens est le bienvenu, malgré la différence de nos modes d’action. Personnellement, je connais plusieurs membres d’Unité Populaire. Ce sont des personnes de conviction qui me semblent intègres et qui ont prouvé dans l’histoire leurs capacités à lutter au péril de leur vie, comme Manolis Glézos, résistant au nazisme, Panagiotis Lafazanis, opposant à la dictature des colonels ou encore Zoé Konstantopoulou, avocate anticorruption devenue présidente du parlement puis chassée par Tsipras. Ce ne sont pas des ennemis politiques mais je n’emploierai pas le mot « allié » car il peut évoquer des situations très diverses. Un allié représente quelqu’un avec qui on établit des stratégies communes. Je ne pense pas qu’il puisse y en avoir entre les composantes les plus modérées et les plus radicales du mouvement social. Néanmoins, il y a un but commun qui nous rapproche, celui de renverser un régime autoritaire, destructeur de l’humain et de son environnement : le capitalisme.
Que pensez-vous du rôle des partis politiques anticapitalistes pour changer le système ?
Il faut faire la part des choses. Parmi les militants de la plupart des partis politiques de gauche, on observe une volonté sincère d’aller vers le mieux, la sauvegarde de la vie et de l’humain. Je ne veux pas balayer d’un revers de la main l’intégrité et les bonnes intentions de ces derniers. Néanmoins, je suis de moins en moins convaincu que les partis politiques radicaux – puissent-ils être puissants – sont prêts à apporter la réponse à la crise politique que nous vivons et à la nécessité de transformer radicalement la société. Espérer changer le système de l’intérieur me parait de plus en plus vain.
Quelles perspectives à l’horizon pour le mouvement social en Grèce ?
Après tout ce que nous avons vécu durant les années précédentes, notamment les six premiers mois de 2015, l’alternative la plus probable me semble révolutionnaire. Aussi étonnant que cela puisse paraître, je crois que les tentatives plus modérées, bien que semblant plus accessibles à certains, n’adviendront pas tant la désillusion en Grèce concernant l’échec de la gauche dite « radicale » est élevée. L’heure est venue d’essayer autre chose et d’aller plus loin vers l’utopie. À nous de proposer une alternative de plus grande ampleur. L’échec de Syriza est d’abord dû à son manque de radicalité dans l’alternative, comme on a pu le voir lors du refus de suspension de paiement de la dette dès le 21 février 2015.
Que pensez-vous des monnaies locales comme alternative face au système financier global ?
Les monnaies locales me semblent intéressantes quand elles sont également des monnaies sociales. La monnaie locale qui, comme à Toulouse pour le « Sol Violet », sert à satisfaire l’amour du clocher et les penchants régionalistes de certains, me semble sans grand intérêt. Par contre, quand il s’agit d’un moyen réel de contourner le système financier actuel et ses nombreuses injustices, on a une monnaie qu’on peut littéralement appeler sociale. En l’occurrence, la TVA ne cesse de monter en Grèce. C’est l’impôt le plus injuste : il frappe davantage les petites gens que les hauts revenus. Utiliser la monnaie sociale dans ce cadre, c’est déjà refuser cette injustice devant l’impôt. C’est également expérimenter d’autres formes de rapport à la monnaie et à l’échange. C’est surtout défier le principe même du capitalisme qui est celui de pouvoir accumuler de la monnaie et donner plus de valeur à l’argent alors que la plupart des monnaies sociales en Grèce comme en Espagne sont des monnaies « fondantes », c’est-à-dire qui perdent de la valeur lorsqu’elles ne sont pas échangées ou qu’on ne s’en sert pas. Durant la disparition des liquidités en Grèce durant les mois de juin et juillet 2015, en particulier des billets de 10 et 20 euros, les monnaies sociales ont été un excellent moyen de suppléer à ce manque.
Pensez-vous que la création d’alternatives est suffisante pour renverser l’ordre établi ?
Déserter ne suffira pas, aussi faut-il résister, aussi faut-il préparer une résistance de plus grande ampleur, élargir le champ des alternatives mais aussi les façons de lutter. Résister sans créer, c’est tourner en rond ; créer sans résister, c’est laisser piétiner tôt ou tard ce que l’on créé. Par conséquent, il faut les deux. On ne peut pas tout le temps fuir ou faire un pas de côté avec l’idée que d’autres toujours plus nombreux vont faire de même. Il est également nécessaire d’affronter face à face le pouvoir et de préparer son renversement. Croire que la création de l’alternative puisse suffire est d’une grande naïveté. Pour vivre debout, il faut avant tout s’organiser et résister.
Pourquoi dites-vous souvent qu’il faut « résister par dignité plutôt que par espoir » ?
L’espérance nous fait croire en un monde qui n’existe plus, c’est une posture qui vise à se projeter dans l’attente d’un résultat. La dignité, elle, questionne davantage les moyens que la fin et positionne l’individu dans une attitude éthique et politique qui met au second plan le résultat. La fin ne justifie pas les moyens. La fin est dans les moyens. Espérer, dans la plupart des langues du monde, signifie attendre, comme en espagnol. Nous ne voulons pas attendre, nous voulons agir sans relâche selon notre vision des choses et selon nos convictions éthiques et politiques sans devenir des spectateurs des solutions envisageables.
Quel sens donnez-vous à la « décolonisation de l’imaginaire social » à laquelle vous aspirez ?
C’est un concept qui a notamment été développé par Cornelius Castoriadis, un écrivain grec qui a beaucoup vécu en France. Il a été repris également par Serge Latouche dans un livre appelé Décoloniser l’imaginaire. L’être humain n’est pas seulement le produit du hasard et de la nécessité, il n’agit pas seulement par réaction sous l’effet des causes et des conséquences. Il n’est pas entièrement déterminé, il a une marge de manœuvre tant au niveau individuel que collectif. Ce qui signifie que pour changer le cours de l’histoire dans l’action politique, nous n’avons pas à attendre uniquement des moments de crise du système précédent qui nous offriraient une ouverture vers le changement grâce au dépit des populations frappées. Il y a un autre chemin, lié au fait qu’aujourd’hui nos chaînes ne sont pas tant à nos pieds que dans nos têtes.
La dérive des mots est quotidienne et touche tous les domaines de la vie. En ce moment, nous sommes dans une période de licenciements massifs et de répressions policières et judiciaires contre les ouvriers. Dans les médias dominants, le mot « licenciement » est transformé en « plan social » alors que cela est complètement antisocial. On peut aussi évoquer la transformation du mot « bombardement » en « frappes chirurgicales ». On emploie un mot nosocomial pour parler d’une action qui tue.
Ce que nous appelons l’imaginaire social est complètement colonisé par des modèles, des mots à la dérive, des idées toutes faites qui pensent et décident de nos actes à notre place. L’émancipation individuelle et sociale, notre vœu le plus cher, passe d’abord par la décolonisation de l’imaginaire, c’est-à-dire la faculté de comprendre le monde dans dans lequel nous vivons. C’est la condition fondamentale de toute marche vers le changement et de toute extension du domaine de la lutte. C’est également l’outil principal qui peut nous permettre de toucher d’autres publics, à priori moins convaincus, grâce aux formes artistiques que sont la chanson, le cinéma, la littérature, les revues et journaux ou encore l’expression murale (les tags et les graffitis). Reprendre nos vies en main, c’est d’abord reprendre nos pensées en main. C’est là que réside la clé pour accompagner et devancer les chocs politiques à venir.
Quel sens donnez-vous aux dialogues philosophiques que vous pratiquez avec les enfants ?
La société autoritaire est avant tout basée sur une école autoritaire. Le TINA (There Is No Alternative, doctrine de Margaret Thatcher pour imposer sa politique néolibérale, ndlr) s’apprend d’abord à l’école ; en dépit de ce que peuvent croire des enseignants bien intentionnés. Les programmes scolaires nous apprennent d’abord à obéir, à dire oui.
Alors que « penser », c’est dire non, douter, remettre en question tout ce qu’on peut lire, voir et entendre. Parmi tous les apprentissages, la philosophie reste celui qui concerne le plus la faculté du sujet à se choisir et donc à s’émanciper au cœur d’un projet collectif d’émancipation sociale. L’apprentissage philosophique est hautement politique et nous en avons besoin pour amplifier notre marche vers l’utopie.
Quoi de prévu pour les années à venir ?
Je referai un film (Y. Youlountas vient de réaliser « Je lutte donc je suis », voir encadré, ndlr) mais je ne sais pas du tout quand ni comment. Je ne fais pas des films pour faire des films ; je ne me reconnais même pas dans le terme de réalisateur. Je suis simplement un membre du mouvement social comme les autres, qui au sein de celui-ci essaye de mettre à profit de modestes compétences pour essayer de participer à cette prise de conscience et à cette amplification de la lutte et de la création d’alternatives. Philosophe ou poète ? Humain tout simplement ! L’existence est muette et l’étiquette ment.
Propos recueillis par Nicolas Benisty
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