Archives - Politique 14 mars 2016

État d’urgence : « D’abord on sanctionne, ensuite on juge »

Etat d'urgence
Le 28 novembre 2015, le Poing réunissait plus d’une centaine de personnes à l’occasion d’un débat sur Daech et l’état d’urgence. Après avoir entendu Mehmet Ceri témoigner du combat révolutionnaire des Kurdes contre la Turquie et l’État islamique, Céline Coupard a pris la parole au nom du syndicat des avocats de France pour nous informer des mesures sécuritaires prises par le gouvernement prétendument socialiste. Extraits d’un discours aussi lucide qu’alarmiste.

« Le 13 novembre dernier, nous avons subi en France une attaque d’une ampleur extraordinaire. Au lieu de chercher à comprendre les causes du problème, les médias ont ressassé en boucle à la télévision les images de pauvres gens condamnés à une mort certaine. A quoi cela servait-il, sinon à répandre la peur ? La peur, c’est ce qui vous fait taire pour que vous ne vous interrogiez pas sur ce que le gouvernement nous prépare. En France, cela fait déjà vingt ans que nous vivons sous le plan vigipirate et plus personne n’y prête attention. Au lendemain des attentats, le 14 novembre, le Président de la République instaure l’état d’urgence par décret. Le 24 novembre, la France écrit au Conseil de l’Europe pour faire jouer l’article 15 de la Convention européenne des Droits de l’Homme qui autorise un Etat à ne pas respecter ladite Convention en cas de grave danger. Aujourd’hui, il y a sur la table un projet pour constitutionnaliser le régime de l’état d’urgence et la déchéance de nationalité, et demain, il sera question de réformer le Code pénal.

En France, l’article 16 de la Constitution prévoit déjà les « pleins pouvoirs » au Président de la République en période de crise, et l’article 36 permet l’état de siège, c’est-à-dire le transfert des pouvoirs de l’autorité civile à l’autorité militaire. L’état d’urgence, c’est encore une autre histoire. C’est un régime créé par le gouvernement pendant la guerre d’Algérie pour éviter d’employer le mot « guerre ». On peut le déclarer « en cas d’événements présentant dans leur nature, leur gravité, le caractère decalamité publique » ou « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ». Petit problème : personne n’est capable de définir ce qu’est un péril imminent. Pour Manuel Valls, le péril imminent durera tant que Daech ne sera pas éradiqué. On s’installe donc dans un régime d’exception permanent car il n’y a aucune définition du « péril imminent », aucune précision des délais et rien n’est prévu pour sortir de cet état d’urgence. Rien n’est expliqué.

L’état d’urgence, ce sont des assignations à résidence, des perquisitions administratives, ou des interdictions de manifester ou de réunion. Il y a eu plus de 3180 perquisitions, et seulement 35 procédures ouvertes pour « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste ». A Troyes, des supporteurs de foot ont été interdits de venir dans le centre-ville pour préserver la tranquillité pendant les soldes*. Avec la perquisition administrative, il n’y a plus de contrôle judiciaire, et la police peut donc rentrer chez vous sur la base de simples soupçons. La plupart du temps, les portes sont défoncées et l’appartement est saccagé. Et si vos voisins assistent à votre perquisition, cela signe votre mort sociale car vous resterez dans le quartier comme celui que la police soupçonne d’être un terroriste. Donc même s’il y a une possibilité de faire recours, c’est après un préjudice moral et matériel. C’est la même histoire pour les assignations à résidence, car il y a uniquement des contrôles a posteriori. La mesure s’applique même pendant le recours, sans qu’aucun juge ne puisse y déroger. D’abord on sanctionne, ensuite on juge. C’est une violation explicite de nos libertés et une atteinte grave à la séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire.

Concernant la déchéance de nationalité, sa conséquence c’est clairement l’instauration d’une inégalité juridique entre les citoyens. Et c’est surtout une peine après la peine. Celui qui a été condamné à perpétuité pour avoir participé à une entreprise terroriste n’a pas à être condamné une seconde fois en perdant sa nationalité. Et qu’est-ce qu’on fait d’un franco-marocain déchu de sa nationalité française ? Qui peut être assez naïf pour croire que dans ce cas, le Maroc serait prêt à accueillir un individu condamné pour terrorisme et rejeté par la France ? On l’expulse vers un autre pays au hasard ? Cela ne correspond à rien. Sans parler de l’inefficacité totale de cette mesure. Qui peut croire qu’un individu prêt à se faire sauter renoncera par peur de perdre sa carte d’identité ? C’est insensé.

On évoque aussi des « Imsi-Catcher », des sortes de récepteurs permettant de copier toutes les données des téléphones portables dans un endroit donné. Si on le place dans un stade de foot par exemple, la machine capte les messages et les mails des téléphones de tous ceux présents dans l’enceinte. Le préfet aura aussi la possibilité d’ordonner des fouilles et de placer sous contrôle administratif « toute personne ayant quitté le territoire national pour des déplacements à l’étranger sur un terrain d’opérations de groupes terroristes ou toute tentative de se rendre sur un tel terrain dans des conditions susceptibles de la conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français ». On parle bien de gens dont on soupçonne une activité terroriste donc normalement, cela concerne le juge d’instruction. Mais dans cas, c’est l’autorité administrative qui est à la barre. On signe donc dans la loi la mise à l’écart du juge judiciaire.Le gouvernement envisage aussi la création de la retenue administrative. En France, il existe déjà la garde à vue et c’est très réglementé : vous avez le droit à un avocat, un médecin et vous pouvez prévenir un proche. Mais avec la retenue administrative, le procureur n’est même plus au courant que vous êtes retenu. Elle ne peut durer que quatre heures maximum, mais pendant ce temps, on vous retient sans possibilité de voir un avocat ni de demander un conseil à quelqu’un.

Je suis persuadée que l’état d’urgence sera prorogé de trois mois, le temps de faire voter une loi pénale pour faire inscrire dans le régime ordinaire la loi d’exception. Le gouvernement est coincé politiquement car s’il ne le prolonge pas et qu’un attentat éclate demain, on lui reprochera de ne pas avoir été assez ferme. Il sera donc en vigueur a minima jusqu’aux élections présidentielles. Je n’ai pas envie de voir mes enfants s’habituer à vivre dans un état sécuritaire. Il faut dialoguer, communiquer, combattre. La partie n’est pas finie. »

* « Football : les supporteurs victimes de l’état d’urgence », Le Monde, 30 janvier 2016.

Céline Coupard, 28 janvier 2016 (Montpellier)

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