CHU de Montpellier : le coût humain de la rentabilité
En novembre dernier, suite à une vague de suicides touchant leurs collègues, les agents hospitaliers organisaient une manifestation nationale pour alerter les politiques et l’opinion publique sur l’ampleur de la crise qui touche l’hôpital. Réduction du personnel, explosion des heures supplémentaires, déstructuration des services, les personnels soignants payent cher les différentes politiques de santé menées ces vingt dernières années sous prétexte de rentabilité et d’attractivité. Mais qu’en est-il des répercussions de cette crise sur les patients ? Assiste-t-on à une dégradation de la qualité des soins à l’hôpital ? Feu sur le CHU de Montpellier.
Refuser « l’alarmisme à outrance »
« Les hôpitaux, les services de soins tournent grâce au professionnalisme et à l’éthique qui animent les soignants, mais on ne pourra pas continuer à travailler dans ces conditions » prévient Philippe Peretti, délégué CGT au CHU de Montpellier. Si l’infirmier se refuse à verser dans « l’alarmisme à outrance » c’est avant tout, parce qu’effectivement, les hôpitaux français continuent de délivrer des soins de qualité accessibles à tous. La France arrive d’ailleurs en tête du classement mondial de l’OMS (organisation mondiale de la santé) par pays des meilleurs soins de santé. « Il faut trouver le juste milieu, essayer de mobiliser les usagers sans rentrer dans des déclarations frontales qui seraient délétères pour le CHU. D’abord parce qu’on est encore loin du stade où les patients seraient mal soignés et repartiraient les pieds devant. Ensuite parce que ce type de message ferait baisser l’activité et les effectifs, ce qui n’arrangerait rien. »
Rentabilité et attractivité
Jusqu’en 2004, le financement des établissements publics s’effectuaient par dotations globales. L’hôpital se voyait ainsi octroyé par l’État une enveloppe de fonctionnement annuelle calculée, chaque année, sur la base de l’exercice précédent. À partir de 2004, leur financement s’effectue essentiellement au travers de la T2A, autrement appelé tarification à l’activité. Le financement des établissements dépend alors de la nature et du volume des activités qu’ils effectuent. On passe ainsi d’une politique de moyens à une politique de résultats. Plus l’hôpital génère de l’activité, plus il gagne de l’argent, il doit donc devenir performant, avec on s’en doute des effets directs sur les personnels et les usagers. Pour Françoise Gaillard, responsable CGT, « depuis que l’on est soumis à la T2A, on nous paye en fonction de ce qu’on rapporte, on est payé à l’acte, comme dans le privé. Conséquence : l’équité entre les services n’est plus de mise, on n’a plus les mêmes budgets, certains services peuvent se permettre de payer des heures sup’, d’autres non. »
Restructuration et « contrat de performance »
À Montpellier s’est ajouté à cela un déficit structurel abyssal qui, en 2011, montait à 22 millions d’euros(1). Par déficit structurel il faut entendre que le CHU dépensait 22 millions d’euros de plus que ses recettes. Pour redresser la situation, le ministère de la santé nomme Philippe Domy directeur général. Une sorte de monsieur restructuration du ministère de la Santé envoyé dans tous les hôpitaux subissant une restructuration de leur organisation : Amiens, Valenciennes, Hôpital Saint Antoine (Paris), Com- piègne… et Montpellier. Philippe Domy – suivant les directives du gouvernement – supprime 400 postes, gèle le point d’indice des salaires pendant 5 ans, abandonne tous les recrutements, privatise un certain nombre de services et continue la politique – déjà bien avancée – de fermeture de lits(2). Ainsi c’est quelques 230 lits qui disparaissent entre 2006 et 2014, dont 95 entre 2011 et 2014(3). Une politique répondant au doux nom de « contrat de performance ».
Conséquences : les heures supplémentaires des agents explosent, sans possibilité de les payer par manque de moyen, ni de les récupérer par manque d’effectifs. Fin 2015, elles atteignaient 240 000 heures pour moins de 9 000 agents (heures supplémentaires effectuées + RTT)(4). Avec à la clé un constat pour le moins inquié- tant comme le soulignait déjà en 2014 Simone Duteil, délégué Sud Santé interrogée sur le sujet : « On a eu un médecin qui, au moment de son départ, avait six mois d’heures supplémentaires qu’il n’avait pas pris. Il n’a pas été remplacé parce qu’il fallait d’abord payer ce qu’on lui devait. »
« Activité minimale en boucle » et « retards sur les soins »
Elle décrivait également : « On est à la limite de la sécurité tout le temps. On sollicite les personnels au détriment de la réglementation, des droits des salariés et des patients. Moi je suis en psychiatrie et on devrait faire des sorties thérapeutiques mais comme on n’est pas assez nombreux, c’est activité minimale en boucle. Dans les autres services ce sont des retards sur les opérations, sur les accueils des patients, sur les soins. » Une situation dont Bilal, opéré d’un orteil à l’été 2015, a pu faire les frais : « Le médecin a dû me poser une broche. Je devais la garder trois semaines. Déjà avoir un bout de métal au bout de l’orteil en plein été pendant trois semaines, c’est pas génial mais quand j’ai reçu le courrier, le rendez-vous était finalement prévu six semaines plus tard parce que celui qui m’avait opéré était en congé. Soit le médecin ne voulait pas refiler le truc à un collègue, soit il y avait un problème d’effectif, j’en sais rien, mais j’ai galéré six semaines pour un truc qui au final a pris même pas 5 minutes à retirer. Et, je ne sais pas si c’est dû à ça, mais mon doigt de pied ne se plie plus du tout il va falloir que je me refasse opérer. » Même expérience pour Emilie, opérée pour des calculs rénaux. « On m’a posé une sonde urinaire que j’ai dû garder plus d’un mois parce qu’il n’y avait pas de rendez-vous avant […] il y avait des moments où à cause de la douleur j’étais prise de vertiges […] J’avoue que si je dois recommencer, ce sera dans le privé pas pour la qualité des soins mais à cause des délais d’attente. »
Une situation génératrice d’un énorme stress pour les agents, incapables de faire face à la masse de travail. « Il n’y a jamais de répit pour travailler sereinement. Tout le monde est à bout, ça crée des tensions, du stress. » Une ambiance ressentie par les patients tels que Jean, atteint d’un cancer en 2011, qui a passé de nombreuses semaines à l’hôpital : « Les agents sont vraiment dévoués […] Ils sont souvent fatigués, entre eux on sent que c’est parfois électrique mais ils n’ont jamais été ronchon avec moi et même s’ils font plus d’heures je n’ai jamais vu à l’hôpital quelqu’un dire : ‘‘je m’en fous j’ai fini je me casse.’’ »
Priorisation des soins
Pour le délégué CGT Philippe Peretti, le problème va même beaucoup plus loin : « nous les soignants, on en arrive à parler de priorisation des soins. On se dirige vers un système à l’anglaise où on vous donnera rendez-vous dans six mois pour suivre l’évolution de votre cancer ». Un témoignage qui rejoint là encore, celui de Jean. S’il déclare avec fermeté que « l’hôpital public [lui] a sauvé la vie », il n’en déplore que davantage le recours parfois obligatoire au privé : « Quand j’ai dû passer un IRM, il y avait quatre mois d’attente dans le public contre un mois dans le privé. » Face à l’urgence de la situation il se résigne donc mais découvre avec stupeur au moment de la prise de rendez-vous que l’examen se déroulerait non pas dans une clinique mais « à l’hôpital parce que le privé y bénéficie de ses propres créneaux, après je comprend que dans la situation le partenariat public-privé puisse arranger tout le monde mais bon… »
Développement de la médecine ambulatoire
Pour accompagner cette politique d’austérité, Philippe Domy, pendant ces cinq années à la tête du CHU, développe au maximum la médecine ambulatoire. Une médecine applicable à tous les traitements courts ou interventions chirurgicales de moins de 12 heures ne nécessitant pas forcément d’hospitalisation et permettant au patient de rentrer chez lui le soir. Une « réalité médicale », selon la syndicaliste Françoise Gaillard pour qui « la chirurgie ambulatoire, quand c’est possible et que c’est bien encadré, est un progrès pour le patient parce que l’hôpital ce n’est pas un lieu stérile, on peut toujours y choper une merde. Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt, on est mieux chez soi qu’à l’hosto. »
Pour autant le développement de la médecine ambulatoire n’est pas sans poser quelques problèmes. « Il faut rester prudent sur le fait que le patient soit éligible ou non à la chirurgie ambulatoire précise-t-elle. Si c’est quelqu’un qui est en situation précaire, qu’il est seul, évidemment qu’il ne faudra pas faire de l’ambulatoire. » Et pourtant, Bilal raconte qu’après son opération : « On m’a demandé si quelqu’un pouvait venir me chercher, j’avais donc prévu le truc avec une copine. Ce que je n’avais pas réalisé par contre c’est qu’en rentrant chez moi j’allais me retrouver tout seul pour me faire à manger, faire des courses, aller chercher les médicaments et les pansements que l’on m’avait prescrit et tout ça alors que je ne pouvais pas du tout marcher au moins les deux ou trois premiers jours. Donc bonne galère quand même et pareil pour nettoyer mon pied et faire les pansements, d’ailleurs je ne les ai pas fait. »
Reporter les dépenses sur l’usager
Françoise Gaillard dénonce ici des économies budgétaires faites en faisant peser davantage de dépenses sur l’usager et moins sur la sécurité sociale. « Au lieu de revenir à l’hôpital pour faire faire son pansement sans acheter ses compresses, on va être pris en charge par la médecine de ville et on va aller les acheter à la pharmacie, et depuis, merci Roselyne [Bachelot, ministre de la santé sous Sarkozy], il y aura une franchise à payer et mine de rien si vous comptez à la fin de l’année les franchises ça fait une somme. » Idem pour « certains actes médicaux qui ne sont pas entièrement remboursés par la sécu, ni par la mutuelle, ajoute Philippe Peretti, une séance de kiné par exemple c’est un euro de franchise pour le patient ». Des procédés qui posent donc questions dans la mesure où leur objectif premier reste la rentabilisation de la santé, comme le souligne Françoise Gaillard : « Si vraiment il faut réorganiser l’hôpital parce qu’on évalue les pratiques professionnelles et qu’on se dit qu’on pourrait faire mieux pour le patient, ok on y va parce qu’on est là pour ça en définitive mais si on cherche sur quoi on pourrait rogner, quels patients on pourrait envoyer ailleurs, ne plus garder la nuit, pour simplement derrière redévelopper le personnel et encore augmenter l’activité… Ce n’est pas dans ce sens là que devrait aller la réflexion. »
Une convention avec un hôtel Et pourtant c’est bien dans cette direction que le système de santé semble devoir évoluer puisque selon Françoise Gaillard, le CHU s’apprêterait à « signer une convention avec un hôtel proche de l’établissement […] qui s’engagera à ce que le prix de la chambre ne dépasse pas le montant de la chambre individuelle à l’hôpital et tout ça serait pris en charge par votre mutuelle si vous en avez une qui prend en charge les chambre particulières. » Une nouvelle organisation qui, même en terme financier pourrait ne pas se révéler si efficace que cela comme le souligne Philippe Peretti : « Si la nuit il y a un problème, on appelle le SAMU, les pompiers ? Si vraiment on veut parler d’économie de santé il ne faut pas la voir à court terme l’économie de santé. Et puis l’économie pourquoi d’abord ? » Et Françoise gaillard d’ajouter : « Si tout le monde payait ce qu’il a à payer il n’y aurait pas d’économie à faire sur la santé et si Gattaz [président du Medef] nous rendait ces 40 milliards [CICE] on serait riches. » L’académie de médecine elle-même remettait en question la pertinence économique de la médecine ambulatoire dans un rapport datant du 10 mars 2015(5).
« Un trou dans le budget sans rien faire »
Si Philippe Domy a pu, au prix d’une grande détérioration des conditions de travail des agents, redresser effectivement le déficit de 22 millions de l’hôpital, la dette sociale, elle, reste énorme puisque seuls 30% des heures supplémentaires ont à ce jour été payées aux agents. Ironie, au lendemain de son départ, en novembre 2015, l’État baisse ses dotations et le CHU se retrouve à nouveau endetté de 3,2 millions d’euros(6). « On peut se retrouver avec un trou dans le budget sans rien faire, explique Philippe Peretti, parce que l’État crée la dépense mais sans augmenter l’enveloppe qu’elle attribue. Le ministère vous dit que les hôpitaux souffrent parce que cet été et l’été dernier des agents se sont flingués par dizaines donc ils disent aux directeurs vous allez les aug- menter mais par contre vous allez vous démerder avec les enveloppes. »
« Le maintien de la passion compense la pénibilité »
Or si les salaires augmentent mais pas le budget global, le seul levier pour les directions reste alors la masse salariale et la maximisation de l’activité. « On aboutit à des suppressions de postes et des réorganisations de services à la hussarde ! » Le nouveau directeur général, Thomas Le Ludec, déclarait récemment à Midi libre (15/01/2017) vouloir renforcer encore « l’attractivité du CHU » avant d’ajouter à l’adresse des équipes médicales : « Le maintien de la passion compense la pénibilité ». Une situation qui risque donc bien de ne pas s’arranger à moins, bien sûr, que l’opinion publique ne finisse par se saisir de la question et soutienne les personnels hospitaliers dans une lutte qui ne devrait pas être la leur, mais la notre.
April O’Neil
(1) « La trésorerie du CHU de Montpellier mise à mal par les banques », Le Parisien, 25 juillet 2012.
(2) « Vers une gestion plus efficace du patrimoine immobilier hospitalier », Travaux de la commission des finances, 2 octobre 2013.
(3) Chiffres consultables sur le site du CHU : chu-montpellier.fr dans la rubrique « Politique d’établissement », puis dans la sous-rubrique « Chiffres-clés et rapports d’activité »
(4) « CHU : Les heures supplémentaires à la dérive », montpellier-journal.fr, 31 octobre 2014.
(5) « Pertinence économique de la chirurgie ambulatoire », Académie nationale de médecine », mars 2015.
(6) « CHU de Montpellier : Un équilibre budgétaire pas si brillant », montpellier-journal. fr, 4 janvier 2016.
Nos articles sont gratuits car nous pensons que la presse indépendante doit être accessible à toutes et tous. Pourtant, produire une information engagée et de qualité nécessite du temps et de l’argent, surtout quand on refuse d’être aux ordres de Bolloré et de ses amis… Pourvu que ça dure ! Ça tombe bien, ça ne tient qu’à vous :