Brésil : entre misère et luttes, récit d’une rencontre syndicale internationale Solidaires – CSP Conlutas
30 septembre 2019Durant trois semaines en août 2019, j’ai séjourné au Brésil. Ce voyage répondait à l’invitation de la « Central Sindical e Popular Conlutas » (CSP-Conlutas) avec laquelle l’Union syndicale Solidaires entretient des rapports, notamment, au sein du Réseau Syndical International de Solidarité et de Luttes (RSISL). Voyage au cœur d’une réalité sociale marquée par la violence de la misère sociale et la dignité de ceux et celles qui y vivent et y militent.
6 août 2019 : Aéroport Prat de Barcelone. Je m’apprête à prendre mon avion pour São Paulo. À l’origine, j’étais censé aller au Brésil avec une camarade de la commission internationale de Solidaires pour assister au congrès de nos camarades de la CSP Conlutas. Au final, le congrès a été repoussé. Les responsables du centre de vacances, chargé d’accueillir les congressistes, avaient suspendu au dernier moment la réservation. Au Brésil de Bolsonaro, élu président en 2018, la droite extrême est décomplexée. Le directeur du centre a prévenu par un mail laconique, après encaissement du chèque de réservation de la CSP, qu’il annulait tout : « Renseignements pris, je me suis rendu compte que vous étiez un syndicat communiste. Pas de ‘‘rouges’’ chez moi. » Depuis, la CSP Conlutas attaque le directeur en procès… pour se faire rembourser l’argent de la réservation. Ambiance…
7 août, 5h du matin : Arrivée à l’aéroport de São Paulo. Herbert, le secrétaire international de la CSP m’attend. Café, clope après 10h de vol. Direction San José dos Campos, où Herbert habite. Petit tour de la ville. Les rues de San José me rappellent le Maroc au niveau architectural. Par contre, à mon grand étonnement, peu de noir·e·s. Le sud du Brésil est métissé comme le reste du pays, mais reste plus « blanc ». Autre source d’étonnement : au mois d’août, c’est l’hiver au Brésil, le ciel est gris. Il fait tout juste 20 degrés.
Avec Herbert, on récapitule mon programme pour les trois semaines à venir. Le Congrès de la CSP a, certes, été repoussé. Je suis là pour des raisons militantes, mandaté par l’Union syndicale Solidaires. Je sais que j’aurai l’opportunité de faire un peu de tourisme mais je suis là, avant tout, pour découvrir une réalité sociale que ne je connais que sommairement. Aux meetings publics où je dois intervenir sur le thème des résistances sociales en France se mêlent différentes rencontres militantes. Le programme s’annonce chargé et plein. Et cela commence dès le lendemain. Direction Rio de Janeiro.
« Opération Marea »
8 août : Avec Herbert, nous avons rendez-vous à 5h30 devant les portes de son usine Embrear, fleuron de l’industrie aéronautique made in Brazil. Site énorme et principal bassin d’emploi de San José, avec ses 12 000 salarié·e·s. Il fait froid. Herbert me dépanne d’un pantalon de chantier. Nous y attendent cinq militants de son entreprise pour diffuser le bulletin mensuel du syndicat de la métallurgie de la CSP. Je dois me faire discret, et me contenter de « Bom dia » furtifs. Pas question que les vigiles de la boite ne se rendent compte que parmi les diffuseurs, un intrus gringo est de la partie
La diff’ terminée, je prends un bus depuis San José pour me rendre dans l’énorme gare routière de São Paulo où j’ai rendez-vous avec Rita. Décalage horaire et nuit trop courte ont raison de mon enthousiasme. Je m’endors sur le trajet. Réveil au bout de quelques heures, émerveillé par la beauté des paysages. Vallons verdoyants, bananiers et palmiers. Rio est à 700 kilomètres au Nord de São Paulo, et la chaleur monte au fur et à mesure des kilomètres parcourus. Stress aux abords de Rio, embouteillages monstres. Chaos ambiant qui écarquille mes yeux.
Il est 18h, et à 19h, on se doit d’être avec Rita au local de la CSP de Rio où mon premier meeting public a lieu. Je profite de la dernière ligne droite du trajet pour réviser mes notes : 1) Présentation personnelle et parcours militant ; 2) Présentation de Solidaires et sa place dans le paysage syndical hexagonal ; 3) Actualité sociale et syndicale depuis l’arrivée de Macron aux manettes gouvernementales ; 4) Le mouvement de gilets jaunes.
Au local de la CSP, la petite salle de meeting est pleine. Environ 80 personnes sont présentes. L’accueil est très chaleureux. Herbert et sa compagne Patricia m’avaient prévenu : « À São Paulo, les gens et les camarades sont assez froids. Tu vas voir la différence à Rio. Tu vas halluciner. » Mon speech dure une petite heure. Je parle en espagnol, et un camarade traduit en portugais. Un débat avec la salle s’ensuit. Les questions portent, avant tout, comme ce sera le cas de tous mes meetings, sur le mouvement des gilets jaunes qui a été très médiatisé au Brésil. Mouvement qui, en de nombreux points, rappelle aux camarades brésilien·ne·s le mouvement protestataire de 2013, parti d’une protestation contre l’augmentation des tarifs d’autobus. « Quelle forme a pris le mouvement ? », « Quelle fut la place des femmes dans la lutte ? », « Les populations issues de l’immigration s’y sont-elles impliquées ? ». D’autres questions portent sur le danger de l’extrême droite et du spectre Marine Le Pen. D’autres, enfin, sur des préoccupations plus proprement syndicales : nos campagnes et axes revendicatifs prioritaires en lien avec des problématiques communes au Brésil (comme la casse des services publics ou réforme à venir du système de retraites)
À la sortie du meeting, une enseignante de la CSP, me propose : « Demain et ce pendant trois jours, nous faisons une tournée des établissements scolaires des favelas. On y va pour mobiliser les collègues pour la grève du 13 août contre la privatisation de l’éducation publique. Rendez-vous demain matin à 7h. Un taxi t’amènera à La Marea. »
9 août, 7h : Joao, « mon » taxi, militant de la CSP, m’attend au pied de l’immeuble de Zeca, le camarade qui m’accueille chez lui, dans le quartier cossu de Copacabana (à deux cent mètres de la playa). Nuit courte, et hop direction La Maréa, une des plus grandes et plus pauvres favelas de Rio. C’est de cette favela dont est issue Marielle Francisco da Silva, députée de gauche assassinée le 14 mars 2018, du fait de son engagement en faveur des plus défavorisées et des LGBT.
Le trajet en direction de La Marea, long d’un heure, a le don de me réveiller. Joao roule comme un malade. Des sueurs s’échappent de mon front. C’est l’heure de pointe. Les voitures slaloment entre les motos qui foncent à toute blinde. Des vendeurs à la sauvette jouent aux toreros entre les automobilistes. Des inconscient·e·s traversent, de part et d’autre, pour éviter de prendre les ponts piétons. Émotion assurée. Pas besoin de dix cafés le matin.
Au fur et à mesure, des kilomètres qui défilent, les immeubles plutôt cossus du centre-ville touristique font place à des édifices de plus en plus délabrés. Passé un tunnel long de trois kilomètres, on arrive dans l’autre Rio. Pas celui des gringos qui viennent se faire photographier au pied des belles plages ou devant le théâtre municipal. Passé le tunnel, c’est le Rio du peuple d’en bas.
Des junkies se shootent sous leurs cartons. Une voiture de la police municipale fait office de douanier à l’entrée de La Marea. Doigt sur la gâchette de leurs fusils à pompe, les tuniques bleus locaux sont impressionnants. La Marea s’offre à mes yeux hallucinés. Joao me prévient : « Jérémie, ici, laisse les fenêtres ouvertes pour montrer que l’on vient en paix. Regarde devant toi depuis la voiture et évite de regarder à droite à gauche ». Le quartier est sensible. Et les narco-trafiquants qui le contrôlent ont un sens de l’humour très limité. Joao conduit au pas. Devant sa crèche, où elle est nounou depuis 20 ans, Samantha nous attend. La quarantaine, elle est une des portes-paroles de la CSP Éducation. Une autre camarade, Marcia, nous rejoint. Visite de la crèche. Présentation aux travailleuses de la crèche, nounous, femmes de ménage, cuisinières. Un sentiment fort me prend aux tripes à l’évocation de leurs conditions de travail. De leurs réalités quotidiennes, la plupart d’entre elles étant des habitantes de La Marea. À la sortie de la crèche, l’image du mur criblé de balles de la maison qui la jouxte me sonne. La crèche, espace de protection pour les bébés, est pleine de couleurs vives et de dessins qui rappellent l’innocence. Le mur d’à côté, criblé de balles, rappelle la réalité.
Violences de la rue. Violences policières. Quinze jours avant ma visite, la police militaire avait procédé à une « opération ». Et c’est depuis un hélicoptère, à la mitrailleuse, qu’elle avait fait le « ménage ».
Bilan : plusieurs morts, dont des enfants. On tape dans le tas, il y aura bien du narco au milieu des victimes. Hypocrisie du pouvoir en place. Bolsonaro avait promis de nettoyer du crime les favelas (appelées pudiquement « communautés »). Le sénateur-maire évangéliste de Rio, Marcelo Crivella, grand ami du président, ordonne régulièrement des « opérations » spectaculaires surmédiatisées.
Dans le cas de l’« opération Maréa», des « mauvaises langues » sous-entendent que si le « nettoyage » a été fait, c’était avant tout pour « libérer » le quartier et permettre au cartel de la favela voisine de prendre le contrôle de la Maréa. D’autres murs portent les stigmates de cette violence aveugle. Sur la façade d’un collège, une fresque du visage d’un jeune de 13 ans, Markus Vinucius, assassiné, en 2016, par la police dans l’enceinte de son établissement.
Avec Samantha, Marcia, et Joao, pendant trois jours, nous multiplions les visites. Écoles primaires, collèges, lycées. Nous ferons pas moins d’une vingtaine d’établissements. Dans chaque lieu, le même scénario. Samantha me présente dans les salles des profs aux enseignant·e·s. Échange sur ma réalité de syndicaliste en France. Et, surtout, échange autour de leurs réalités à eux et à elles. Et partout le même constat. Des acteurs et actrices, jeunes pour la plupart, qui tâchent au mieux d’exercer leurs métiers. Classes surchargées (40 à 46 élèves), vétusté des locaux, salaires bas, précarité extrême avec pas moins de 40% des enseignant·e·s en CDD. Et surtout, difficulté à assumer une vocation d’éducateur et d’éducatrice, alors que la voie est quasiment toute tracée. Marcia, prof d’histoire en Lycée, me le dira: « Un des paradoxes du Brésil, c’est que l’ascension sociale a été possible pendant les années 80 au moment de la dictature militaire. Les enfants des favelas avaient accès à l’université publique après le lycée, car c’était gratuit. Aujourd’hui, la fac est accessible qu’aux jeunes issus de la bourgeoisie ou des classes moyennes. Les frais d’inscription sont prohibitifs, et les lycéennes et lycéens des favelas savent qu’ils et elles ne pourront jamais s’y inscrire. Dès lors, pour beaucoup de mes élèves garçons, deux alternatives possibles : l’armée brésilienne, un des grands pourvoyeurs d’emplois du pays, ou le groupe de narcos du quartier. » Fais ton choix camarade. La vie s’offre à toi.
Si les habitant·e·s sont pris entre les feux des cartels et de la Police, les narcos savent jouer la partition de la pacification sociale. Comme la mafia en Sicile, ils s’attachent la fidélité directe ou indirecte des familles.
Dans les favelas pas d’insécurité. La « police » est gérée par ses hommes. Quand une femme est battue à mort par son toxico de mari, c’est pas la police que l’on appelle en urgence, c’est le Cartel. Et c’est lui qui « calme » le mari violent. Quand une famille perd un membre, c’est un sicario du cartel qui débarque, une liasse de billets dans la main, pour payer des funérailles dignes au défunt.
Jour de manif
Au cours de ses cinq premiers mois de gouvernement, Bolsonaro s’est attaqué aux droits sociaux. Le chômage a augmenté, et plus de 60 millions de personnes sont exclues du marché du travail formel. La réforme des retraites aggravera la situation : en empêchant les salarié·e·s de prendre leur retraite, en détruisant les droits à la sécurité sociale et en augmentant la misère. Le 14 juin 2019, des millions de personnes ont défilé dans les rues des principales villes du pays. La journée d’action et de grève du 13 août fait suite à cette grève
Dans le cadre de la préparation de cette journée, pas moins de six fédérations enseignantes et étudiantes sont mobilisées. La CSP a fait le travail de terrain et de mobilisation. Des tournées ont eu lieu. D’autres syndicats, notamment le syndicat majoritaire, la CUT (Centrale Unique des Travailleurs) ont freiné des quatre fers. Samedi 10 août, une assemblée générale de lutte a lieu à l’Université de Rio. Je prends la parole pour donner des éléments sur notre actualité en France. J’évoque, entre autre, le mouvement de grogne des professeurs au printemps dernier. Près de 400 enseignant·e·s en lutte débattent des modalités d’action. Débat endiablé, motions. Le mouvement enseignant espère faire monter la sauce, et ce, d’autant, qu’il a repris de la vigueur, notamment dans la région de Rio de Janeiro, quand il a mis un arrêt, après plusieurs mois de lutte en 2016, au plan de privatisation drastique de l’éducation publique. Ma camarade Samantha est contente, l’AG a été dynamique et promet une belle mobilisation le 13 août.
L’après midi est en mode détente. Repas, puis direction la Escuela de Samba la Mangueira. La Mangueira est une des favelas, et son école de samba est la plus fameuse du pays. Elle est, notamment, lauréate de tous les concours annuels du carnaval de Rio. Endroit étonnant. Tous les samedis après midis, la Mangueira ouvre ses portes au public. 10 reales (un peu moins de 2 euros) et la samba s’offre aux centaines de personnes réunies le temps de quelques pas.
Des orchestres se succèdent sur scène. Le décors est un peu kitch avec ses couleurs roses bonbons, jaunes et vertes. L’ambiance est surréaliste. Coupe de caipirinha fraise ou mangue à la main, cela danse. Cela se défoule. Du gamin de 5 ans à la grand-mère de 85 ans, on se laisse porter par les rythmes. Ma copine Rita, qui m’invite, tant bien que mal, à suivre ses pas, me dit: « Tu sais Jérémie, la samba est la seule musique au monde qui pourrait faire bouger le pied d’un mort ».
C’est probablement un des rares moments de la vie carioca, où il se mélangent. Les riches, les moins riches, les pauvres, le temps d’un après-midi, oublient leurs conditions sociales. Leurs réalités et leurs différences de classe. Par contre, sitôt l’après midi terminé. Sitôt le seuil de l’Escuela de samba passé, chacun·e retourne à sa vie. À gauche, les pauvres rejoignent à pied ou en bus leurs favelas. À droite, les bourgeois récupèrent, sur le parking VIP leur belles voitures de luxe.
13 août, 17h : Centre de Rio, la manif s’élance sur un air de samba, malgré une pluie tenace. Nous sommes plusieurs dizaines de milliers. Les cortèges les plus dynamiques sont de loin ceux des étudiants de la faculté de Rio. De nombreuses personnes arborent le tee shirt de Lula pour demander sa mise en liberté. La CSP n’est pas sur cette position qui scinde le mouvement social brésilien. Si le Parti des Travailleurs (PT), longtemps au pouvoir, et ses satellites syndicaux (CUT, en premier chef) ont fait de la revendication « Lula libre» leur axe prioritaire, d’autres organisations se montrent hostiles à ce mot d’ordre. La CSP établit un bilan très critique sur son passage au pouvoir, qui, de trahisons en trahisons, a déroulé, au final, le tapis rouge à un Bolsonaro.
Paysans sans terre
15 août : Retour en bus de nuit vers São Paulo. Un couple de camarades de la CSP m’accueille chez eux. São Paulo, c’est Manhattan en plus grand. Mégapole de 11 millions d’âmes. À Rio, les favelas se nichent au milieu des quartiers d’affaires, mais à São Paulo, les pauvres sont rejetés en périphérie de la ville.
Meetings publics (local de la CSP São Paulo, de San José de los Campos, Université de Sao Paulo) se succèdent. Un aller-retour express en avion dans le nord du pays et l’État de Paraiba. Partout le même intérêt pour l’originalité du mouvement des gilets jaunes.
18 août : Avec Wilson, le camarade qui m’héberge, nous avons rendez-vous à 7h avec Fabinho à l’université de São Paulo. Nous nous entassons à quatre sur la banquette arrière de la vieille Skoda de Fabinho. M’accompagnent deux camarades sud-africains et un colombien, eux comme moi, de tournée et de visite militante auprès de la CSP. Wilson et Fabinho, qui co-animent le secrétariat international de la CSP avec Herbert, tiennent à nous faire connaître le Brésil des campagnes.
Direction l’ouest : nous prenons l’autoroute, la nationale et nous plongeons dans les entrailles de l’État de São Paulo. Trois heures de route, et des hectares de champs de canne à sucre, maïs et soja à perte de vue. Nous arrivons dans la ville de Campinas. L’avocat des paysans sans terres de la région nous y rejoint. Nous prenons des chemins de campagne. Puis des pistes. Puis au bout d’une piste : un village. Des maisons en dur. La terre qui se déroule sous nos pieds est d’un rouge vif qui tranche avec le vert ardent des bananiers et autres arbres. Les paysans sans terre du camps nous attendent.
Le responsable, Jérémhia, la soixantaine, cheveux blancs, et le teint rougi par le soleil nous raconte l’histoire. Leur Histoire : « Dans ce camp, nous sommes une centaine de familles. Nous squattons ces terres depuis trois ans. Le propriétaire latifundiaire du coin, qui est dans la canne à sucre et le maïs, ne faisait rien de ces hectares. Nous, on sait quoi en faire. On les exploite pour manger. Cela fait deux ans que nous attendons un jugement de la Cour de justice de São Paulo pour statuer sur notre sort. On est expulsable à tout moment. Et si c’était le cas, on on se réunira avec d’autres familles et on ira chercher d’autres terres à exploiter ».
Un repas nous est offert. La plupart des paysan·ne·s sont blancs. Descendant·e·s d’immigré·e·s italien·ne·s du début du XXe siècle, leurs aïeux avaient fui la misère et leurs Sicile et Pouilles natales, pour l’El Dorado brésilien qui s’offrait à eux. Recrutés comme journaliers dans les champs de cafetiers, les ritals avaient ensuite essaimé à leur compte la région. Jérémhia poursuit son récit : « Ici, dès le début, on a fait le choix de la collectivisation. Les huertas ne sont pas parcellisées. On sème sans engrais. On récolte ensemble et on répartit le produit de notre travail en fonction des besoins de chacun. Telle famille a tant d’enfants : telle quantité de salades, radis, navets, choux fleurs, tomates… Les décisions se prennent en assemblée générale. Nos porte-paroles ne sont que des porte-paroles pour discuter avec les autorités. Pas des chefs. Pas des leaders. Ils et elles ont un mandat à respecter et sont révocables à tout moment. Il y a un an cela avait, d’ailleurs été le cas : notre ancien porte-parole, accusé de détourner de l’argent à son compte, a été démandaté puis expulsé de notre communauté ».
Vraie leçon de vie, que nous donnent ces paysan·ne·s. Solidarité, combativité. Comme je le dirai à Samuel, le porte-parole d’un autre camp, Itirapina, visité en fin de journée : « La dignité, c’est vous, par votre lutte, que vous l’avez conquise. Les êtres humains c’est vous. Pas ce système, pas un Bolsonaro, pas les riches qui vous méprisent. Eux sont inhumains ». Émotion.
En arrivant, vers 18h, dans ce camp qui abrite pas moins de 150 familles, la nuit est tombée dans l’hiver brésilien. Je sors de la voiture, portable et chargeur en main, ma batterie étant HS. Je me retourne vers César, mon camarade Colombien, et lui dit : « Mais ici, ils n’ont même pas d’électricité ». Les bras m’en tombent. Confrontation de réalité. Moi, je lutte en France. J’ai un toit, un crédit sur 25 ans sur le dos pour l’achat de ma maison avec jardin à Nîmes. Je ne risque pas d’être expulsé à tout moment, avec deux gamins sous le bras.
À la différence du premier camp visité à midi, où les maisons étaient en dur, Iparinha, c’est le premier stade d’occupation. Les squatteurs et squatteuses sont là depuis un an seulement. Ici, pas de maison en dur, mais des bouts de taules qui font office de maison. Pas d’électricité non plus. L’eau est puisée dans un trou.
Nous sortons des voitures, un parterre de paysans est posté à l’entrée d’Iparinha. Nous sommes en retard. Ils et elles nous attendaient plus tôt. Il fait nuit. Seule la lune, pleine, éclaire un peu le camps que nos yeux incrédules découvrent. Une moto à l’arrêt, feux allumés, fait office de lampadaire. Wilson explique notre venue en tant que délégation internationale. Les animateurs et animatrices du camps, sont tous et toutes adhérent·e·s de la CSP. César prend la parole : « Je viens d’une famille paysanne en Colombie qui a été expulsée de ses terres par les paramilitaires. Nous avons dû émigrer à Bogota puis ensuite aux États-Unis ». Sam, un des deux camarades sud-africain, fait référence aux luttes dans les townships, qui, malgré la fin de l’apartheid, continuent à abriter les plus pauvres de son pays, c’est-à-dire les noirs. Je prends à mon tour la parole, expliquant mon admiration profonde de leur lutte et les assure de notre soutien en cas de menace d’expulsion. Dérisoires mots sortant de ma bouche. Face à moi, un couple d’octogénaires m’interpelle. Ils sont assis sur des chaises et se tiennent la main. Ils boivent nos paroles émus que des gens, de l’autre bout du monde, puissent s’intéresser à leurs sorts.
Samuel, nous fait visiter les lieux. Adenaïde nous invite chez elle manger. Elle a passé tout l’après midi à nous préparer un repas. Moment fort. Moment où l’humain et le sens du combat contre l’injustice d’un monde barbare nous unit dans une même communion d’esprit. Au loin, un grand feu illumine le ciel étoilé du camp. Samuel nous conduit dans la maison d’Octavio. Sa fonction dans la vie communautaire : faire et alimenter le feu, chaque soir, pour montrer aux visiteurs potentiels la présence humaine, et faire fuir les bêtes sauvages (cobras, ours, chiens errants). Nous quittons Ipirinha vers minuit. Le cœur serré. Retour à Sao Paulo.
Résistance ouvrière et Quilombos
La CSP est une centrale syndicale et populaire, comme elle l’indique dans ses statuts et sur ses drapeaux. Le fait d’intégrer, dans sa conception syndicale, les luttes sociales (peuples indigènes, résistances paysannes, féministes, LGBT, écologie) en fait une organisation complète, telle qu’un Émile Pouget ou un Fernand Pelloutier le faisaient quand ils parlaient de « syndicalisme global » et qu’ils théorisaient les bases du syndicalisme révolutionnaire.
La CSP est aussi, et surtout, une organisation de classe qui a pour vocation de faire vivre au Brésil un syndicalisme alternatif et différent. Elle rompt, en cela, totalement avec le modèle bureaucratique de la centrale majoritaire, la CUT (Centrale Unitaire des Travailleurs), par un souci constant de formation de « cadres » militant·e·s pouvant remplir les tâches de coordination et d’animation de la vie interne.
La CSP rompt, aussi, en termes stratégiques, avec le modèle dominant d’un syndicalisme intégré au système. La CUT, comme d’autres centrales brésiliennes, a toujours (et ce, d’autant plus, durant les années Lula) été liée au Parti des Travailleurs (PT). Caricature de courroie de transmission des directives du PT, la CUT a toujours été aux ordres. La CSP, elle, propose dans le panorama syndical brésilien une option d’indépendance et de rupture avec tous les gouvernements (y compris de « gauche »).
21 août : Cette radicalité dans la lutte des classes et la mise en pratique de son fonctionnement autogestionnaire, il m’a été donné de les vivre à San José de Campos à 70 kilomètres de Sao Paulo. Herbert m’amène à une assemblée générale sur le site de production de General Motors (8000 salarié·e·s). La CSP y est le syndicat unique et affilie près de… 95% des ouvriers et ouvrières. Devant les portes de l’usine, 300 personnes font face à l’énorme camion-sono de la CSP. Le délégué syndical de General Motors commence un discours endiablé : dénonciation des conditions de travail, appel à se mobiliser contre la réforme des retraites en cours de finalisation, rappel de l’imminence du congrès de la CSP. Je prends le micro pour informer qu’en France, aussi, les salarié·e·s du secteur automobile luttent (grève de Peugeot Aulnay en 2013, Ford Blanquefort).
Le lendemain, nous nous rendons au local de la CSP de San José. Une visite au studio TV de la CSP finit de m’impressionner. Interview sur la situation en France et présentation de Solidaires en mode journal TV. La CSP se donne les moyens de la crédibilité et de la visibilité. Mon interview terminée, nous allons à l’assemblée générale du syndicat de la Métallurgie de la CSP. Salle bondée, 400 personnes s’entassent dans la salle principale du local. À la tribune sont présentées les différentes motions soumises au vote pour le congrès de la CSP qui aura lieu en octobre 2019 : situation nationale, stratégie syndicale contre Bolsonaro, bilan financier, situation internationale et dynamisation du Réseau Syndical International de Solidarité et de Luttes (RSISL) que la CSP co-anime avec Solidaires et la CGT espagnole. Débat contradictoire avec la salle. Quelques crispations, autour notamment du mot d’ordre de libération de Lula. Mais vote massif en faveur des motions.
23 août : Retour à São Paulo pour ma dernière journée au Brésil, avant mon vol pour Barcelone, le lendemain. Wilson de la commission Quilombo de la CSP, qui travaille sur la question de la négritude, organise un débat en présence de déléguées venues de Namibie. Le nom de la commission est tiré de l’histoire de ces esclaves qui s’échappaient au XVIIIe des exploitations et créaient des communautés collectives, les Quilombos. Quelques jours auparavant, ce même Wilson nous avait fait visiter le musée de la Mémoire de l’esclavage.
Le débat sur la Namibie a trait à la question du génocide, toujours pour l’heure non reconnu en tant que tel, de pas moins de 200 000 personnes entre 1906 et 1908 par la puissance colonialiste du moment : l’Allemagne. L’échange avec la salle est intense : l’histoire de l’esclavage au Brésil, la condition des populations noires dans la société brésilienne victimes d’un racisme latent et permanent, le Panafricanisme, les luttes sociales en Afrique… J’interviens sur la réalité de la brutalité de l’impérialisme français au cours des guerres coloniales avec comme épisodes les plus marquants : les répressions sanguinaires des révoltes à Madagascar en 1947, au Cameroun, et surtout durant la Guerre d’Algérie.
25 août : Retour en France, après un vol São Paulo – Madrid – Barcelone. Puis un trajet épique, en bus, de Barcelone à Nîmes. Déconnexion. Je retrouve mes enfants. Bientôt la rentrée des classes.
Jérémie (commission internationale de Solidaires)
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