Chronique ” Gaza Urgence Déplacé.e.s” | Gaza : Le récit d’une femme, dans le vent de la douleur

25 février 2025
Atelier de soutien psychologique pour les femmes

Ce témoignage envoyé le 24 Février par Abu Amir, est issu des ateliers psychologiques pour les femmes. La douleur et les difficultés sont au coeur de ce récit d’une vie insupportable. Parfois la louange répétitive de la résilience de la population palestinienne masque la réalité de la souffrance. Lorsque le monde parle de la résilience de la population de Gaza et que des slogans sur l’endurance et la patience sont répétés, des voix émergent du cœur de la douleur pour refléter une autre amère vérité.

L’UJFP organise des ateliers d’écoute individuelle, au cours desquels la possibilité est donnée aux femmes d’exprimer leur souffrance dans un environnement sûr et non moralisateur. Cet atelier a permis de rencontrer une femme qui a perdu sa maison et a été forcée de vivre dans des camps de déplacés dans le nord de la bande de Gaza. A partir du dialogue avec la psychologue voici le récit d’une mère de cinq enfants, âgée de 38 ans et vivant dans le nord de la bande de Gaza, qui a préféré garder l’anonymat.

« Nous vivons à dix dans une petite tente qui nous accueille à peine », ajoute la femme d’un ton désespéré. « Il n’y a pas de murs pour nous protéger, pas de toit pour préserver notre dignité et pas de porte que nous puissions fermer pour avoir un moment d’intimité. Lorsqu’une femme veut se changer, elle doit se cacher entre les couvertures en lambeaux ou chercher un coin à l’abri des regards indiscrets, mais elle le trouve rarement. L’intimité est devenue un luxe que nous n’avons pas le loisir d’obtenir ».

« Même les besoins quotidiens les plus simples se sont transformés en souffrance. Chaque fois que nous avons besoin d’aller aux toilettes, nous devons faire la queue pendant des heures, et entre les cris, les supplications et l’épuisement, nous attendons notre tour, tandis que tous ceux qui sont derrière nous crient à la hâte. Quelle dignité reste-t-il à une femme dans de telles circonstances ? Comment peut-elle supporter ce quotidien fait d’humiliations ? »

Dans les yeux des enfants affamés, cette mère dit avec douleur : « Où est la fermeté lorsque votre fils vous demande un morceau de pain, ou souhaite manger un fruit, et que vous ne pouvez pas le lui donner ? Quel sentiment habite le cœur d’une mère lorsqu’elle voit son enfant affamé et qu’elle n’a rien à lui donner ? Nous n’avons rien à leur offrir, même la chose la plus simple dont une personne a besoin pour vivre dignement est devenue un rêve inaccessible ».

« Avant, j’entendais parler de gens pauvres qui n’avaient pas de chaussures pour leurs enfants, mais aujourd’hui, je le vois tous les jours. Mes enfants et la plupart des enfants du quartier marchent pieds nus sur les routes inégales, non seulement parce que nous n’avons pas l’argent nécessaire pour leur acheter des chaussures, mais aussi parce que la priorité est désormais donnée à la nourriture et à l’eau. Le sol est plein de boue et de flaques d’eau formées par la pluie, et les pieds des enfants s’enfoncent dans la boue froide chaque fois qu’ils font un pas en dehors de leurs tentes. Ils n’ont d’autre choix que de marcher pieds nus, malgré le froid qui pique leurs petits pieds, et malgré les blessures causées par les pierres et le verre éparpillés sur les routes détruites. »

«  Être pieds nus fait désormais partie de notre culture forcée, ce n’est pas un choix mais une réalité qui nous est imposée. Lorsque l’accès à la nourriture et à l’eau est coupé, comment pouvez-vous penser à acheter des chaussures ? De nombreux enfants de Gaza n’ont pas porté de chaussures depuis des mois, et certains marchent avec des chaussures déchirées qui ne les protègent pas de la boue et de l’eau froide qui s’y sont infiltrées, les rendant vulnérables aux maladies à tout moment. Ce n’est pas seulement de la pauvreté, c’est une humiliation constante et une réalité insupportable ».

« Pourquoi les enfants souffrent-ils ainsi ? Pourquoi ne peuvent-ils pas marcher en toute sécurité comme le reste des enfants du monde sans que leurs pieds ne s’enfoncent dans la boue froide ou ne se fissurent à cause du froid – impossible ? Personne ne s’en préoccupe, personne ne pose de questions. Le monde regarde de loin, rédige des rapports, parle de résilience, mais ne voit pas ces enfants dont les pieds sont couverts de coupures et de plaies parce que nous n’avons pas les moyens d’acheter une paire de chaussures »

« Je n’aurais jamais imaginé tendre la main à quelqu’un, mais la faim nous a brisés. J’ai vu des femmes qui étaient hier enseignantes, diplômées de l’université, femmes au foyer respectables, et qui aujourd’hui se tiennent dans les rues, devant les mosquées, à l’entrée des boulangeries, tendant la main pour demander un morceau de nourriture pour nourrir leurs enfants. La mendicité n’est plus une option, elle est devenue un moyen de survie. Beaucoup de femmes ont perdu leur mari, ou leur soutien de famille, et elles n’ont pas d’autre choix que de s’humilier pour obtenir de quoi satisfaire la faim de leurs enfants.”

« Moi aussi, j’ai dû le faire. Je suis sortie dans la rue, j’ai demandé à des inconnus, j’ai frappé aux portes des voitures, j’ai cherché n’importe quelle main qui me tendrait un peu d’argent ou une miche de pain, juste pour retourner auprès de mes enfants avec quelque chose à manger. Ce n’est pas seulement la pauvreté qui nous tue, mais le regard des gens, un regard de mépris et de pitié, comme si nous étions devenus un fardeau pour la vie ».

« Nous, les femmes, n’avons même pas de sécurité. Nos tentes déchirées ne nous protègent pas du froid, mais elles ne nous protègent pas non plus des yeux qui nous observent. Les hommes nous regardent à travers les trous des tentes, et nous savons que leurs yeux nous suivent pendant que nous dormons, pendant que nous nous changeons, pendant que nous essayons de trouver un moment de repos dans cette obscurité. Chaque fois que je me déplace à l’intérieur de la tente, je me sens exposée, je sens que quelqu’un m’observe, que je ne suis qu’une femme piégée entre des regards impitoyables ».

« Et lorsque nous sortons dans la rue, la tragédie redouble. Les mots nous suivent, les regards scrutateurs déchirent notre dignité, et les attouchements fugaces nous effraient à chaque pas. Dans notre monde, une femme n’a pas besoin d’être belle ou d’attirer les regards pour être harcelée. Il suffit qu’elle soit une femme sans protection, sans foyer pour la protéger, sans porte qu’elle puisse refermer derrière elle ».

« Mais le pire, c’est ce qui se passe dans les coulisses, ces sales affaires auxquelles de nombreuses femmes sont soumises. Je connais des femmes à qui on n’a pas offert de nourriture gratuite, mais qui ont dû la payer de leur corps. Certains hommes, chargés de distribuer l’aide, demandaient aux femmes de rendre des « services » en échange d’un sac de farine ou d’une brique de lait pour leurs enfants. Je connais celles qui ont refusé, et je connais celles qui ont accepté, non pas parce qu’elles le voulaient, mais parce que la faim est injuste, et parce que leurs enfants meurent de faim ».

« Quel est ce monde qui marchande le corps d’une femme pour un morceau de pain ? Quelle dignité reste-t-il à une mère qui doit choisir entre préserver son honneur et sauver son enfant de la faim ? Nous ne sommes pas inébranlables, nous sommes brisées, écrasées, broyées par la faim, la peur, le manque, et nous n’avons plus rien à perdre. »

« Lorsque nous parlons de la souffrance des femmes, il ne s’agit pas seulement de la faim et de la soif, mais aussi des pressions psychologiques laissées par la guerre.  Les cauchemars font désormais partie de notre vie et la peur constante ne nous quitte jamais. Même après la fin de la guerre, nous vivons dans la terreur constante de l’avenir. Nos enfants sursautent dès qu’ils entendent un bruit fort, qu’il s’agisse du passage d’un avion ou de la chute d’un objet lourd sur le sol. Les crises de panique font partie de notre quotidien et les pleurs incessants des enfants sans raison apparente sont devenus normaux. Comment pouvons-nous reprendre une vie normale après avoir vécu des mois de terreur et de destruction ? »

« Ne chantez pas notre fermeté, nous ne sommes pas fermées, nous sommes forcées à vivre cette vie, nous en payons le prix chaque jour, à chaque instant. Chaque femme de Gaza souhaite mourir mille fois par jour, parce que rester en vie est devenu un supplice permanent. Nous ne vivons pas, nous luttons seulement pour terminer la journée, pour rester en vie un jour de plus, et ce n’est pas de la constance, c’est de la mort lente. »

« Si vous parlez de notre résilience, venez vivre avec nous, faites l’expérience de cette vie que nous décrivons comme un enfer, et alors seulement vous saurez que nous ne sommes pas des héroïnes comme vous le pensez, mais plutôt des mortes qui marchent sur la terre sans âme ».

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