Chronique ” Gaza Urgence Déplacé.e.s” | Revenir dans une patrie détruite….

17 octobre 2025
Un prisonnier palestinien libéré, le visage tuméfié et incapable de marcher (capture d’écran de vidéo)

Dans ce texte Abu Amir met en regard le retour sur une terre détruite pour les Palestinien.ne.s et dans un monde intact pour les Israélien.ne.s ; les larmes se mêlent de joie et de tristesse….

Alors que je suivais les scènes de libération des prisonniers des deux côtés, j’ai eu l’impression d’être face à deux tableaux totalement opposés, mais qui se rejoignent en un point : les larmes. Les larmes étaient présentes sur tous les visages, mais elles n’avaient pas toutes le même sens ni le même goût. Il y avait des larmes de joie qui coulaient légères, tièdes, comme la rosée du matin ; et puis des larmes de tristesse, brûlantes, qui piquaient à la fois les yeux et le cœur.

J’ai vu, du côté israélien, une scène pleine de joie et d’étreintes : les prisonniers retournés dans leurs maisons après des années d’absence trouvaient ceux qui les attendaient à la porte. Une mère pleure en serrant son fils contre elle, un père enlace son fils avec force comme s’il voulait compenser chaque instant d’absence, une épouse court vers son mari avec des larmes mêlées de rires, des enfants crient de joie et sautent dans ses bras. Tout là-bas suggère que la vie renaît, que la longue captivité s’achève par une fin heureuse. Le revenu retrouve sa maison comme il l’a laissée, sa famille telle qu’elle était, la chaleur intacte, et la joie emplit les cœurs et les yeux. Même les larmes étaient des larmes suaves, sans salinité ni douleur, des larmes ressemblant à la pluie au début du printemps, des larmes qui essuient la poussière des âmes et leur redonnent vie.

Mais la seconde scène à Gaza était complètement différente, d’une douleur ineffable, comme si le monde avait basculé en un instant de la joie à la tristesse, de l’étreinte à la perte. J’ai vu les hommes libérés marcher vers Gaza d’un pas lent et fatigué, leurs visages porteuses d’un mélange de fierté et de joie, comme s’ils n’arrivaient pas à croire qu’ils étaient enfin de retour dans leur patrie après une longue absence. Mais dès qu’ils sont arrivés, tout a changé : ils ont appris que leurs épouses, leurs enfants, leurs proches, avaient tous péri sous les décombres de leurs maisons, que les maisons dont ils rêvaient n’étaient plus que ruines de pierre et de poussière. À ce moment-là, ils ne se contentèrent pas de pleurer : leur pleur s’est brisé au fond d’eux. Leurs larmes étaient comme un feu ardent, ce n’étaient plus ni des larmes de joie, ni même des larmes ordinaires de tristesse, mais les larmes d’un homme qui a tout perdu, des larmes lourdes portant la douleur de la patrie et des souvenirs, des larmes de liberté survenue trop tard pour qu’elle ait encore un sens. Ils se tenaient dans l’endroit qu’ils avaient tant rêvé de revoir, mais ils ne trouvaient plus qui les embrasse, rien que le silence, la destruction et l’absence, et ils n’entendaient plus que l’écho de leurs voix appelant les noms de leurs êtres aimés qui étaient partis. Là, j’ai compris que le retour n’est pas toujours une fête, et que la liberté ne vaut rien si l’on n’a personne avec qui la partager. À quoi sert de libérer le corps si l’âme reste prisonnière de la perte ?

J’ai vu dans les yeux de ces hommes quelque chose qui ressemblait au crépuscule : une petite lumière dans des yeux mouillés de larmes, mais une lumière triste, sans chaleur, comme s’ils se demandaient en silence — douloureusement — pourquoi ils étaient revenus, pour qui étaient-ils revenus, et si la liberté qu’ils avaient tant espérée valait ce prix ? J’ai vu autour d’eux des visages qui tentaient de les consoler, mais eux aussi étaient brisés, car Gaza tout entière pleurait, pleurait ses enfants disparus, ses maisons détruites, ses rêves qui n’avaient plus de lieu où dormir.

Ce spectacle m’a fait beaucoup réfléchir sur le sens de la guerre, sur le sens de la victoire et de la défaite. J’ai compris que la guerre ne ramène personne comme il était, et que la captivité ne prend fin pas seulement quand les portes s’ouvrent, car il y a d’autres captivités : celles de la douleur, de la mémoire, du désir ardent du retour. J’ai compris que joie et tristesse peuvent jaillir du même œil, mais l’une donne vie, l’autre la tue. J’ai vu que les larmes ne naissent pas seulement des yeux, mais du cœur, et que lorsque le cœur perd ses êtres chers, il n’y a plus de place pour rien d’autre, même pas pour la joie elle-même, qui devient étrangère. J’ai compris que la liberté n’est pas seulement de sortir de prison, mais de trouver quelqu’un qui t’attend dehors, de trouver une maison qui t’accueille comme tu l’accueilles, de donner un sens à la vie après l’absence. Mais lorsque l’on revient dans une patrie détruite et que les êtres aimés sont partis, ce n’est pas une libération : c’est une nouvelle douleur, plus grande que toutes les chaînes.

Pendant ces instants, j’ai eu le sentiment que l’humanité tout entière se tenait devant moi, dans deux visages contradictoires : de la joie là-bas, de la peine ici, des larmes qui sourient et d’autres qui saignent, le vacarme de la joie d’un côté et le silence du deuil de l’autre. J’ai vu le monde partagé entre ceux qui célèbrent la vie et ceux qui lui disent adieu ; j’ai vu comment la guerre peut semer des larmes partout, mais sans donner à tous la même raison de pleurer, certaines larmes t’offrent la vie, d’autres te l’arrachent. Et tandis que je regardais, j’ai senti que la liberté à Gaza naissait du ventre de la douleur, que la joie là-bas ne venait que mêlée à la souffrance, que les prisonniers revenus ne sont pas tous libres : certains sont revenus pour vivre, d’autres sont revenus pour pleurer, et d’autres encore pour recommencer à zéro dans une ville où il ne reste rien.

J’ai longuement contemplé ces visages, ces larmes, cette contradiction qui résume l’histoire de l’homme en temps de guerre : entre celui qui retrouve ses enfants et celui qui retrouve leur portrait, entre celui qui retrouve sa maison telle qu’il l’a laissée et celui qui ne retrouve même plus ce qui en indique l’emplacement, entre celui qui revient à la vie et celui qui revient à la mémoire, entre des larmes qui brillent dans la lumière et des larmes qui fondent dans l’obscurité. J’ai compris que la différence entre elles est la différence entre l’espoir et le désespoir, entre la vie et la mort, entre la présence et l’absence.

J’ai compris que la guerre vole à chacun quelque chose d’irremplaçable, et que la vraie victoire est de rester humain malgré tout ce que l’on a perdu, de garder la capacité de pleurer non parce qu’on est faible, mais parce que ton cœur est encore vivant malgré tout ce qui est mort autour de toi.

Nos articles sont gratuits car nous pensons que la presse indépendante doit être accessible à toutes et tous. Pourtant, produire une information engagée et de qualité nécessite du temps et de l’argent, surtout quand on refuse d’être aux ordres de Bolloré et de ses amis… Pourvu que ça dure ! Ça tombe bien, ça ne tient qu’à vous :


ARTICLE AGORA SUIVANT :

Chronique " Gaza Urgence Déplacé.e.s" | Les différentes phases de l’accord à Gaza et le chaos