« Je suis en colère » | Témoignage d’un soignant en psychiatrie

5 avril 2020
Vue d'artiste de l'entrée de l'asile départemental de Loir-et-Cher (Blois) par S.K. Nemils (2015).

[Le Poing confirme que l’auteur de l’article est bel et bien soignant en psychiatrie]

Je suis en colère.
En colère contre le gouvernement.
En colère contre nos directions et nos machines administratives.
En colère contre les médias.
En colère contre les syndicats et les ordres professionnels.
En colère contre les soignants.
En colère contre la population.

Je suis en colère.

Je suis en colère contre ce gouvernement qui invoque une guerre contre le virus alors qu’en réalité ce gouvernement depuis qu’il a été élu est en guerre contre son propre peuple. Nous pouvons étendre cette réflexion, comme vous allez le voir, à ses prédécesseurs. Ce n’est pas le coronavirus qui a démonté l’hôpital public, qui a détruit la Sécurité sociale ou qui a lancé la population dans la rue en torturant le Code du travail avec la loi El Khomri, en augmentant le prix de l’essence, en attisant la colère des Gilets jaunes et en enfonçant le clou et la démocratie avec la réforme des retraites, ce n’est pas lui qui a invoqué le 49.3 chaque fois que le débat est dans l’impasse . Nous noterons que le coronavirus n’a pas bidonné les chiffres qui ont assuré la nécessité de cette réforme, de même que ce n’est pas non plus lui qui a punaisé la légion d’honneur sur la veste du patron de BlackRock, l’un des fonds de pension américain les moins scrupuleux et qui pourrait récupérer le marché des retraites françaises. Toutes ces attaques (et j’en passe et des meilleures) sont le fait du gouvernement actuel qui poursuit et accélère le mouvement capitaliste des mandatures précédentes.

Je suis en colère contre ce gouvernement qui nous a fait croire au moment de l’épidémie en Chine que nous étions préparés avec des millions de masques en stock, que le corona serait stoppé en France.
En colère contre ce gouvernement qui, plus le corona contamine, plus ment à sa population et oppose aux soignants une morgue abjecte, des phrases disséminées de-ci, de-là, des répliques obscènes de gens qui ne savent pas de quoi ils parlent.

Je suis en colère contre le gouvernement qui invoque la guerre et les mesures qui vont avec : mesures économiques drastiques, diminution des libertés individuelles, répression systématique, travail obligatoire, un État omnipuissant, les pleins pouvoirs, eugénisme, sélection dite naturelle, etc. Nous ne sommes pas en guerre. Nous sommes dans une crise sanitaire qui était tout à fait prévisible, il y a déjà eu deux épidémies mortelles au coronavirus au XXIe siècle, en 2003 et 2012. Le gouvernement, nous le savons aujourd’hui, n’a rien fait, il a juste communiqué sans rien préparer de concret.

Je suis en colère parce qu’au lieu de se remuer lorsque les Chinois étaient touchés, confinés, l’État français continuait d’asphyxier l’hôpital public, de se gausser du mouvement de grève aux urgences, d’ignorer les soignants en psychiatrie qui occupaient leurs hôpitaux en montant sur les toits, de réprimer les Gilets jaunes, Macron espérait-il détruire le virus en gazant régulièrement la foule en colère? Les artisans de cette crise sanitaire sont connus de tous, il suffit de se remémorer les dernières décennies de politique de santé publique en France, tous ceux qui n’ont eu de cesse que de réduire les dépenses de santé sont coupables. Nous pourrions également, cela ne dédouanera pas les premiers accusés, pointer du doigt les ronds-de-cuir de Bruxelles qui depuis le Traité de Maastricht n’ont de cesse de diminuer les déficits publics et la dette, de réduire le nombre de fonctionnaires. Dans un Europe où le discours sécuritaire est omniprésent et où on embauche de plus en plus de féroces de l’ordre, on gonfle les effectifs de terrain au détriment des administratifs, des petites mains préfectorales, des profs et des soignants.

Je suis en colère contre ce gouvernement méprisant et dédaigneux de sa propre population qui jamais ne laisse les LBD sans munitions ou les féroces de l’ordre sans gaz lacrymogène mais qui laisse son hôpital public soigner dans la misère, sans masque de bonne qualité, sans blouse, sans sur-blouse et qui diminue sans cesse les conditions d’exercice de ceux qui sont applaudis tous les soirs à 20h.

Je suis en colère.

Je suis en colère contre les directions locales et les organismes de tutelle qui restent totalement fidèles au gouvernement, aucun d’entre eux ne semblant être capable d’initiative. Au contraire, eux aussi se limitent aux injonctions paradoxales du gouvernement, on les imagine sans peine le doigt sur la couture du pantalon, recevant leurs ordres tous les soirs et modifiant totalement leurs discours, sont-ils équipés d’une fonction Reset-Memory ou souffrent-ils de dissociation ?

Je suis en colère parce qu’on se fout de nous, on nous livre des masques chirurgicaux qui ne nous protègeront pas comme s’il s’agissait du Saint Graal. Tous les soignants du monde savent que le masque chirurgical ne protège pas son porteur mais son entourage, en diminuant la charge virale ambiante. Les seuls masques qui protègent leur porteur sont les FFP2 mais dans le langage gouvernemental, ils sont totalement confondus ce qui permet de livrer des chirurgicaux et dépasser pour un sauveur.

Je suis en colère parce qu’au moment où il y a pénurie de masques et où des pauvres gens tentent de se rendre utiles en confectionnant des masques maison, Ndiaye et compagnie répètent ad nauseam que porter un masque est dangereux, augmentant le risque d’infection du porteur. C’est une connerie sans nom, il y a effectivement un risque mais celui-ci est nul si on explique aux gens comment utiliser un masque. Je suis en colère parce que nos dirigeants et leurs porte-paroles ne savent qu’interdire, jamais montrer et expliquer.

Je suis en colère contre les cadres de nos unités qui se moquaient de nous parce que nous portions ces masques de fortune en tissu, peinant pour respirer à travers les couches épaisses, alors qu’eux-mêmes stockaient des boîtes de masques dans leur bureau, prêts à les distribuer sur ordre.

Je suis en colère contre les pôles de psychiatrie qui n’ont pas hésité à nous faire travailler sans masque et, encore aujourd’hui, sans tenue au détriment de notre santé et de celle de nos proches et en totale contradiction avec les injonctions des comités hygiène et sécurité et des médecins du travail.

Je suis en colère parce qu’on conserve la possibilité de faire appel aux étudiants soignants en formation mais non professionnels en tant que réservistes et qu’au même moment dans mon hôpital on se débarrasse des médecins intérimaires, on a plus besoin d’eux, on les renvoie. Trois jours après l’annonce du confinement. Au moment où on savait qu’on allait se retrouver dans la panade. Dans mon service travaillaient deux médecins à temps plein, nous avons 24 patients, tous souffrent de troubles mentaux nécessitant une hospitalisation complète, on leur a enlevé leur médecin au moment où ils en ont le plus besoin, au moment où ils sont le plus vulnérables, au moment où les médias s’emballent et où l’angoisse de mort est omniprésente et frappe les patients comme les soignants. En temps de crise, épidémie ou guerre, la psychiatrie et ses malades sont fréquemment laissés de côté, de sinistres réminiscences de la nuit et du brouillard qui ont envahi la psychiatrie du temps de l’Occupation nous hantent moi et mes collègues.

Je suis en colère, car comme aucun autre soignant je ne veux voir mes patients rangés, remisés dans la rubrique « malades sans intérêt ». […] Les malades mentaux ont déjà une espérance de vie plus courte liée à leurs comorbidités et à leur vulnérabilité combien allons-nous en voir mourir ? Combien vont décompenser ? Combien allons-nous en refuser en hospitalisation continue avec des services déjà à flux tendu avant l’épidémie ?

Je suis en colère car, au-delà, de mon statut de soignant, je suis aussi un citoyen et au-delà de mes patients, je vois tous les déjà laissés-pour-compte qui vont rester sur le carreau. Le Sinistre de la Santé pense-t-il qu’il a réussi son grand oral en affirmant que personne ne serait abandonné sur le bas du chemin ? Combien de sans-abri ? Combien de détenus ? Combien de sans-papiers vont mourir dans l’isolement et le dénuement le plus complet ?

Je suis en colère.

Je suis en colère contre les médias qui au lieu de faire surgir la vérité agitent les consciences. Donner la parole à tout le monde n’aide pas les gens à aller bien, elle ne leur permet pas alors qu’ils sont confinés chez eux à se forger une opinion. Cette information-là ne fait que créer encore plus de dissonance. Et la dissonance crée l’angoisse.

Je suis en colère car loin de rassurer le public, les médias ne jouent que sur la corde sensible, l’émotion, le pathos. Ils rendent inaudible tout discours alternatif. Relaient en boucle les abus de langage du gouvernement, ses appels immondes issus d’une époque que personne ne veut voir se reproduire, l’armée de l’ombre, la grande armée agricole, quand vont-ils exhorter les braves citoyens à se fonder en milices pour faire respecter les règles toujours plus drastiques et toujours moins claires d’un confinement qui devrait être total et qui ne l’est toujours pas ?

Je suis en colère.

Je suis en colère contre les syndicats et les ordres professionnels, les premiers ne disent rien après avoir surjoué une guignolade sans précédent pour la réforme des retraites, les seconds se taisent, eux qui sont pourtant si prompts à condamner et blâmer ceux qu’ils sont censés défendre. Serait-ce parce que les uns comme les autres craignent le monde qui vient ? Celui de la guerre ? Craignent-ils l’ire des gouvernants ? Ou de ne pas être sur la photo quand sonnera l’heure de l’armistice ?

Je suis en colère contre l’Ordre infirmier qui fustige ceux qui ne s’y inscrivent pas. Créé par Bachelot, [ministre de la santé] sous le gouvernement Sarkozy, rendu obligatoire sous la mandature Hollande, renfloué financièrement au même moment car au bord de la banqueroute. Ses seules actions sont de constamment aggraver les plaintes touchant des infirmiers non inscrits ou des aides-soignants ayant agi en dépassement de leurs compétences, en ces temps troublés l’Ordre va-t-il attaquer en justice les IDE [infirmiers diplômés d’État] et les AS [aide-soignants] qui se démènent bien au-delà de leurs décrets professionnels respectifs ?

Je suis en colère contre les ordres professionnels qui garde le silence ou protègent leurs corporations sans jamais critiquer ceux qui nous ont menés au désastre. Reconnaître que son chefaillon a menti et a tort ne doit pas être si facile que ça, même pour des experts de la xyloglossie [la langue de bois].

Je suis en colère.

Je suis en colère contre les soignants. Les soignants sont aussi exaspérants que le gouvernement mais moins de mauvaise foi, quoique… Le collectif inter-grève était en activité quand le coronavirus est arrivé, bien que ses revendications soient généralistes et concernent l’ensemble de l’hôpital, seuls les personnels des urgences se sont mobilisés. Et durant le mouvement contre la réforme des retraites peu de comités se sont joints au mouvement général, continuant leurs actions de leur côté, fractionnant la mobilisation. Régulièrement, les spécialistes marchent ou font grève mais encore une fois, il ne s’agit que de fraction de la profession. Il y a toujours quelques soignants dans les cortèges de grève mais très peu de grévistes dans les hôpitaux et les cliniques, on peut se demander si les manifestants ne sont pas des syndicalistes ayant déclaré une journée d’action.

Je suis en colère contre mes collègues, les soignants. Dont la dernière très grande mobilisation unitaire remonte à 1988, il y a plus de 30 ans, 100 000 infirmières dans la rue. Depuis ? Rien ou tellement peu. Des mouvements sporadiques et beaucoup d’opportunisme de la part des représentants de nos professions jusqu’à la création de l’Ordre infirmier qui garde férocement le silence.

Je suis en colère contre ceux qui collent au discours du chef de l’État, du chef des Armées, en temps de guerre sanitaire contre le méchant virus, il devient aussi notre chef, nous serions ses fantassins. Je ne suis pas un soldat qu’on envoie au front avec un pantalon garance et la fleur au fusil, je suis un soignant et j’exige de travailler en sécurité, pour moi, mes collègues et ceux dont nous avons à cœur de nous occuper, nos patients. Nous ne sommes ni des héros, ni des martyrs, je refuse d’être sacrifié sur l’autel de l’incurie de nos gouvernants. S’il y a une stèle, un jour, qu’elle soit élevée à leur incompétence et à leurs mensonges.

Je suis en colère.

Je suis en colère contre le peuple. Les gens en général mais surtout ceux qui ont la mémoire courte.Ceux qui applaudissent sur leur balcon à 20h sans savoir qu’en cédant à l’émotion de ce rituel, ils cautionnent l’info-émotion si chère à Macron, l’exécuteur de l’hôpital public qu’ils sont censés remercier par leurs applaudissements.Je suis en colère contre ce peuple qui mord à l’hameçon et avale largement l’appât de la guerre, le faisant sien. Si nous sommes en guerre, nous ne pouvons déserter,nous devons nous dénoncer les uns les autres, accepter que certains d’entre nous (les pauvres, les malades mentaux, les migrants, les SDF, les chômeurs, les détenus…) ne survivent pas, nous devons être obéissants jusqu’à la victoire !

Que vous ayez marché en 88 aux côtés des infirmières, en 94 contre le CIP [contrat d’insertion professionnelle], en 95 contre le plan Juppé, que vous ayez soutenu, en 96, les sans-pap’ de Saint Bernard, que vous ayez combattu en 2003 le plan Fillon, en 2006 le CPE [contrat première embauche], en 2010 la réforme des retraites, en 2016 la loi travail, que vous ayez été Nuit debout, que vous ayez marché contre les ordonnances Macron en 2017, que vous ayez été contre Parcoursup, contre la dernière réforme des retraites, que vous ayez été Collectif inter-urgences ou Pinel-en-Lutte ou pas, j’espère que vous aussi, vous êtes en colère.
En colère contre ceux pour qui un bon pauvre est un pauvre exploité ou mort des suites de son exploitation.
En colère contre ceux qui ne vivent que pour le profit.
En colère contre ceux qui n’ont pas de parole.
En colère contre ceux qui mentent tels des arracheurs de dents.
En colère contre ceux qui obéissent et relaient les ordres, petite chaîne de commandement minable.
En colère contre ceux qui se taisent quoiqu’il en coûte avant de prôner la bien-pensance professionnelle.

Je suis en colère. Et j’espère que lorsque nous sortirons du confinement, vous aussi, vous serez en colère. à mes côtés, afin que nous ne soyons pas les vaincus de ce conflit économique, social et sanitaire.

Le coronavirus a mis à l’arrêt l’économie capitaliste, tournée vers les seuls profits.

Quand le confinement sera levé, rappelez-vous de votre angoisse, de vos morts, des larmes versées, rappelez-vous de votre colère et ensemble finissons ce que le coronavirus a commencé : détruire le capitalisme, ici et partout dans le monde.

Un soignant en colère, parmi tant d’autres

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