Précarité magazine – Le magazine des précaires et des chômeurs informés | 22 avril 2023

23 avril 2023

Le Poing relaie cette revue de presse sous forme de magazine reçue par mail :


Spécial jeunes

Et maintenant ?

Le Monde 18 4 23
Après avoir vanté les « résultats indiscutables » de sa politique économique, avec 1,7 million d’emplois créés depuis 2017, le locataire de l’Élysée a exprimé sa volonté de poursuivre dans cette voie. Son but, a-t-il redit, est de parvenir au plein-emploi en 2027, c’est-à-dire à un taux de chômage qui serait ramené à environ 5 % de la population active (contre un peu plus de 7 % à l’heure actuelle).
Le chef de l’Etat a également mentionné des pistes de réformes déjà connues, qui doivent être dévoilées d’ici à l’été. Il y a celle qui concerne le lycée professionnel, mais aussi la refonte du revenu de solidarité active (RSA), couplée à la création de France Travail, qui doit remplacer Pôle emploi. « Nous redoublerons d’efforts pour ramener au travail les bénéficiaires du RSA (…) en les accompagnant mieux », a expliqué M. Macron. Il n’a pas évoqué l’idée consistant à conditionner le versement de ce minimum social à une quinzaine d’heures d’activité hebdomadaire, une autre promesse de campagne qui crispe les syndicats et les associations de lutte contre l’exclusion.


Le gouvernement oppose les pauvres entre eux
Rapport de Force 19 4 23

Au même moment que l’interview du ministre de l’Économie sur BFMTV, Gabriel Attal, distillait un  fiel dans la matinale de France Inter en pointant les bénéficiaires du RSA. « J’ai entendu des Français me dire, vous nous demandez de travailler un peu plus longtemps pour payer le système de retraite, mais si tout le monde travaillait, ça réglerait une partie du problème », déclarait le ministre des Comptes publics. Mêmes arguments, ce matin encore, dans la bouche de Gérald Darmanin sur LCI. Le ministre de l’Intérieur oppose ceux qui travaillent et les bénéficiaires des minimas sociaux, puis tranche : « s’ils ne souhaitent pas reprendre le chemin du travail, il est normal que nous ayons des sanctions envers eux ».

Une façon d’installer dans l’opinion la décision du gouvernement de supprimer leur maigre 607 euros d’allocation de solidarité aux bénéficiaires du RSA, s’ils ne se conforment pas à une reprise d’activité de 15 à 20 heures par semaine. Et ainsi de désigner comme responsables des maux du pays, les plus fragiles. Le tout, en taisant une autre réalité qui ne rentre pas dans le storytelling gouvernemental qui voudrait voir des pauvres profiteurs du système : le taux de non-recours aux prestations sociales. Celui-ci représente, par exemple, 34 % des foyers éligibles au RSA chaque trimestre.

Tous ces éléments de langages, distillés ce matin, trouvent leur inspiration dans l’allocution et le cap donné par Emmanuel Macron hier soir, afin tourner la page des retraites. Dans celle-ci, le chef de l’État a remis en selle le sujet de l’immigration, pourtant abandonné fin mars. Il a assuré vouloir « renforcer le contrôle de l’immigration illégale », même si la ficelle est un peu grosse. Comme si cela ne suffisait pas, il a expliqué que des « annonces fortes » interviendraient en mai sur la délinquance et la fraude sociale et fiscale. En attendant, le Rassemblement national se frotte les mains et regarde 2027 avec confiance.


«France Travail» et conditionnalité du RSA : quelles seront les nouvelles sanctions pour les allocataires ?

Réforme du travail : vers un RSA plus dur d’accès
Libération 19 avril 2023
Drôle de façon de commencer les cent jours pour «apaiser». L’allocution télévisée d’Emmanuel Macron à peine passée, voilà que le gouvernement va relancer le chantier des «contreparties» qui seront, à l’avenir, demandées aux quelque deux millions d’allocataires du RSA (données fin 2020). Et notamment les fameuses «15-20 heures d’activité» par semaine qui leur seront réclamées en échange de 608 euros par mois pour une personne seule (montant actuel). Un an après que le chef de l’Etat a lancé le sujet durant sa campagne présidentielle – avec à l’époque de grandes similitudes avec les mesures défendues par la candidate LR Valérie Pécresse – le ministre du Travail, Olivier Dussopt, a réceptionné ce mercredi un rapport attendu du Haut-Commissaire à l’emploi et l’engagement des entreprises, Thibaut Guilluy, préparant la création de «France Travail», autre promesse présidentielle, soit la «transformation profonde de notre action collective pour atteindre le plein-emploi et permettre ainsi l’accès de tous à l’autonomie et la dignité par le travail». Vaste programme. L’objectif de l’Elysée étant d’arriver à un taux de chômage avoisinant les 5 % en 2027 – limite du «plein-emploi» – quand il stagne actuellement autour de 7,2 % et que l’OFCE le voit repartir à la hausse en 2024.
C’est donc au milieu de ce lourd document de 274 pages – que Libération s’est procuré – que les premières pistes de «sanctions» contre les allocataires du RSA sont dessinées. A la 155e page et la 67e proposition, on tombe sur l’arsenal envisagé par le gouvernement. Principale nouveauté : la création d’une sanction dite «intermédiaire», une «suspension remobilisation» censée «rendre le système plus progressif et favoriser la remobilisation». Elle pourrait être activée dans «deux cas de figure» : «Avant la signature du contrat d’engagement [avec l’allocataire, nldr], si la personne ne se présente pas à ses deux rendez-vous de diagnostic initial sans motif légitime», et «tout au long du parcours, en cas de détection de la non-tenue des engagements dans le cadre d’un contrôle». Contrairement aux sanctions existantes, celle-ci permettrait, certes, à l’allocataire rentré dans le rang de récupérer les sommes qu’il aurait dû toucher. Mais elle serait appliquée sans avoir forcément obtenu une validation préalable du président du Conseil départemental. «La décision finale restera à la main des opérateurs ou collectivités responsables du paiement des différentes allocations des personnes concernées», est-il tout de même spécifié.
«Une forme d’automaticité de la sanction»
Pas de quoi rassurer les associations déjà révoltées par la perspective de mettre sous condition le versement du RSA. «Cette proposition 67 nous gêne particulièrement car elle sous-entend une forme d’automaticité de la sanction si certains points ne sont pas respectés, explique Noam Léandri, président du collectif Alerte, qui regroupe 34 associations de solidarité contre la pauvreté. Cela revient à supprimer un minimum vital. C’est le dernier filet de sécurité. Qui peut vivre correctement avec 600 euros ? Les gens survivent avec cette somme, très largement en dessous du seuil de pauvreté, ils ne le font pas exprès. C’est le plus souvent subi et aujourd’hui on les stigmatise !»
Les critiques portent aussi sur la méthode. Dix-huit départements ont été désignés comme «pilotes» pour cette réforme du RSA – il y en avait dix-neuf avant que la Seine-Saint-Denis ne se retire, le président socialiste du conseil départemental, Stéphane Troussel, considérant «la conditionnalité des aides» comme une «grave entorse à notre République». Mais les expérimentations ne doivent commencer que ce mois-ci. Suivront, selon le rapport, «des évaluations d’impact […] pour éclairer les bonnes pratiques et préciser les modalités de leur généralisation progressive d’ici 2027». Ce qui n’empêcherait pas ces dispositions de figurer dans le futur projet de loi sur le travail. Noam Léandri fait part de son «inquiétude» : «les expérimentations n’ont pas encore toutes démarré, on ne sait pas ce qu’elles donnent, et déjà ce dispositif va être intégré dans une loi que le président de la République a annoncée pour fin mai… Cela va aussi appauvrir le débat parlementaire.»
Quant au non-recours au RSA, qui concerne «un tiers des foyers éligibles chaque trimestre» et «un cinquième des foyers […] de façon prolongée», il est seulement mentionné dans le rapport. La lutte contre le non-recours était une autre promesse présidentielle du candidat Macron, avec le versement à la source. Traité par un autre ministère, celui des Solidarités, il fait lui aussi l’objet d’expérimentations. Pour Noam Léandri, sur ce sujet-là, le gouvernement fait preuve de «moins d’empressement» et engage «moins de moyens pour lutter contre le non-recours» : «à titre d’exemple, chaque territoire d’expérimentation pour le RSA a une enveloppe de 2 millions d’euros, contre le non-recours c’est 150 000 euros. L’ambition est plus forte sur le contrôle que sur les personnes qui ne font pas valoir leurs droits.»
Manque d’accompagnement des allocataires
Cette question de la conditionnalité du RSA avait été remise dans l’atmosphère politique par Emmanuel Macron le 22 mars, lors de son interview aux JT de 13 heures de TF1 et France 2 : «Beaucoup de travailleurs disent “vous nous demandez des efforts, mais il y a des gens qui ne travaillent jamais”.» Ses ministres ont, depuis le début de la semaine, allègrement embrayé, Gérald Darmanin expliquant par exemple mardi sur LCI : «Pour ceux qui touchent le RSA, s’ils sont dans un parcours d’insertion, s’ils montrent de l’effort, il faut les aider, mais s’ils ne souhaitent pas reprendre le chemin du travail, il est normal que nous ayons des sanctions envers eux.» Ce qui ne serait que justice, selon le ministre de l’Intérieur, envers «la dame qui élève seule ses enfants, voit l’augmentation des prix, voit son salaire qui n’augmente pas, [et] va devoir faire deux ans de plus grâce à la réforme que nous avons mise en place». Quant au ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, il a convoqué tout un imaginaire raciste en parlant, le même jour sur BFM TV, «des personnes [qui] peuvent bénéficier d’aides, les renvoyer au Maghreb ou ailleurs, alors qu’ils n’y ont pas droit». Apaiser en dressant les précaires les uns contre les autres, voici donc la méthode choisie.


France Travail : “Le RSA doit être inconditionnel”, réagit le mouvement national des chômeurs et des précaires

franceinfo Radio France
Publié le 19/04/2023

“Sur le principe, on y est totalement hostile”, réagit sur franceinfo Pierre-Édouard Magnan, président du Mouvement national des chômeurs et des précaires, après les annonces du haut-commissaire à l’emploi, Thibaut Guilluy, qui présente mercredi 19 avril son rapport sur France Travail. Cette nouvelle entité qui doit succéder à Pôle emploi en 2024.

Dans son rapport, il préconise que tous les allocataires du RSA s’inscrivent à Pôle emploi et effectuent 15 à 20 heures “d’insertion” par semaine pour conserver leur revenu de solidarité active, soit 607 euros par mois pour une personne seule.

franceinfo : 15 à 20 heures d’activités obligatoires par semaine pour les bénéficiaires du RSA, qu’en pensez-vous ?
Pierre-Édouard Magnan : Sur le principe, on y est totalement hostile. À nos yeux, le RSA, qui est un minimum survie, doit être inconditionnel. 607 euros par mois, c’est le minimum que la société doit garantir à quelqu’un pour qu’il essaie de ne pas mourir de faim. Même en ajoutant quelques allocations familiales et la complémentaire santé, on est largement sous le SMIC.
“Quand j’entends le haut-commissaire dire que ces 15 à 20 heures d’insertion, ‘c’est de l’accompagnement, du bénévolat, de la formation’, je me marre !”

Vous n’y croyez pas ?
Il n’y a que 40% des allocataires qui sont inscrits à Pôle emploi et qui sont suivis avec un mail, un rendez-vous et un coup de fil, si demain, on veut mettre en place un véritable accompagnement pour 2 millions d’allocataires du RSA, il va falloir commencer par embaucher un sacré paquet de conseillers. Il va falloir mettre un sacré paquet de moyens sur la table. Les formations, aujourd’hui, ce n’est pas open-bar ! C’est beaucoup plus compliqué qu’on ne le pense.
Ensuite, l’accompagnement des bénéficiaires du RSA, c’est un droit. En théorie, ils y ont droit. Là, on nous explique qu’on veut les obliger à exercer un droit qu’on est aujourd’hui incapable de leur fournir. On se moque un peu du monde !

Si ces moyens sont mis en place, est ce que vous pensez que ces heures d’activité peuvent contribuer à retrouver un emploi ?
Si on enlève le principe de l’obligation qui est scandaleuse et si on met les moyens, évidemment qu’on sera favorable à ces heures d’accompagnement et de formations. Un accompagnement librement choisi pour construire un parcours personnel de retour vers l’insertion, tout le monde est pour ! Mais ce qu’il faut savoir, c’est qu’au moment de la création du RMI, on disait déjà que les ‘RMIstes’ devaient être inscrits à l’ANPE. Cela fait 34 ans qu’ils sont censés tous être inscrits dans le service public de l’emploi et qu’ils ne le sont pas. C’est aussi pour une vraie raison. Il y a plein de gens à Pôle emploi qui ne veulent pas de ces allocataires, parce qu’ils ne savent pas comment les traiter ni quoi leur proposer. C’est ça aussi la réalité.

Vous trouvez que cela donne une mauvaise image du bénéficiaire du RSA ?
Oui, je trouve que vis-à-vis des précaires et des chômeurs en général, les allocataires du RSA en particulier, il y a une démarche très infantilisante. Ce sont ou des fainéants délibérés ou des grands enfants qu’il faudrait guider d’une main sévère, mais juste.
Ça rappelle ce que l’on écrivait des peuples colonisés à la fin du XIXe siècle dans les manuels scolaires. C’est exactement le même type de raisonnement. Ce sont des gens qui ne savent pas se prendre en main et qui ont besoin qu’on les aide. C’est le mythe de l’allocataire du RSA qui passe sa journée en survêt sur son canapé.

Ce serait quoi la bonne méthode ?
Des moyens. Des personnes, des êtres humains, pour accompagner les gens. Il faut développer aussi une offre de formation et faire, non pas à la place des gens, mais avec eux pour qu’ils construisent eux-mêmes leur parcours. Cela prend du temps. Il faut les accueillir sereinement et qu’ils construisent avec un conseiller leur retour à l’emploi.


Ce qu’il fallait retenir de l’allocution d’Emmanuel Macron

 


« Grève, blocage, manif sauvage » : témoignage d’une jeune manifestante

Ballast 15 avril 2023

Le mouvement social actuel, je l’ai rejoint en adoptant le triptyque « grève, blocage, manif sauvage » : je fais un peu des trois.  Il y a de la colère, et aussi l’envie de retourner la peur : qu’on voie qu’on est beaucoup dans la rue, beaucoup à être d’accord, et que tout ça est absurde. Avec le mouvement actuel, mon engagement a passé un cap parce qu’il est plus intense et plus régulier. Ça s’équilibre enfin entre théorie et pratique : avant, j’avais l’impression que les choses pouvaient rester théoriques, maintenant j’arrive à la fois à m’informer, à lire, et à aller physiquement dans des endroits pour apporter du soutien. Je suis allé aider plusieurs fois sur des piquets de grève, notamment à Ivry et à Vitry.

Pour ces piquets de grève et les blocages, souvent il faut du monde tôt le matin. Le premier où je suis allée, sur un site de Pizzorno, on s’est rejoint à 5 heures. Il y avait un feu, les gens étaient rassemblés et buvaient du café en discutant ou en jouant de la musique, il faisait encore nuit, ça souriait, certain·es essayaient d’amorcer des conversations. Il y avait des camions qui passaient avec leur musique pour montrer leur soutien, et les député·es Mathilde Panot et Louis Boyard étaient là aussi. C’était plutôt bonne ambiance. Un responsable de la CGT est venu nous faire un petit discours pour nous expliquer comment ça se passerait : on allait empêcher la sortie des camions de ramassage, puis les CRS allaient arriver vers 10 heures du matin. À partir de là, notre rôle serait de rester en ligne. Le jour s’est levé. Moi, je n’arrivais pas encore à réaliser ce qui allait se passer, mais très vite l’adrénaline est montée quand les CRS sont arrivés. On a créé une chaîne humaine. On s’est vite pris des lacrymos. Un CRS a voulu gazer et, soit il s’est trompé de sens, soit le vent allait contre lui, mais il s’est tout pris dans la gueule ! Il avait pas baissé sa visière : tout le monde a explosé de rire. On criait des slogans, et plus les CRS poussaient, plus on criait fort. À la fin ça venait vraiment du ventre. On a arrêté seulement quand on a eu du gaz dans la gorge. Au bout d’un moment, des coups de matraque ont commencé à tomber, deux ou trois personnes se sont fait embarquer. Après, c’est devenu irrespirable, ils ont balancé des grenades de désencerclement, donc on a tous, toutes reculé. Les camions ont pu partir du garage mais nous on est resté·es pour discuter avec les gens avant de repartir. Ensuite je suis allée sur d’autres piquets de grève. Parfois c’est tranquille, on est là, on se fait pas déloger, on discute avec les grévistes. Et discuter, c’est hyper important pour moi. Je trouve ça beau qu’on trouve des moyens pour faire du lien malgré le chaos dans lequel on est en ce moment. Des moyens qu’on se donnait pas forcément avant.

Mais ce qui est vraiment nouveau pour moi, c’est les actions de blocage de route : l’autre jour on est allé bloquer un périph, j’avais jamais fait ça. Ce que je remarque, c’est qu’en plus des contextes de sécurité, il y a des différences de temporalité. Pour le blocage du périph, c’était toute une organisation en amont (dont je n’avais pas fait partie). On avait tous les éléments nécessaires : il y avait un groupe « pneus », un groupe « palettes » et un groupe « barricades ». Au final, l’action a duré dix minutes : on est arrivé sur le périph, un feu a été allumé et il a très vite fallu partir. Alors que dans une manif de jour, qui peut durer parfois jusqu’à 4 ou 5 heures, ou dans une manif sauvage qui peut durer une heure comme toute la nuit, ça prend pas le même genre d’énergie ou de capacités, et ça n’implique pas la même cohésion de groupe.

D’ailleurs, en fonction des événements, marches ou manifs, les personnes avec qui je partage les actions ne sont pas les mêmes. Si c’est des manifs de jour, parfois j’y vais avec des gens qui ont moins l’habitude d’être confronté·es aux CRS, à qui ça peut faire peur. On y va dans l’idée de se rassembler, d’être en collectif et de se sentir solidaires. Les manifs de nuit, forcément, il faut être assez réactif, assez sportif, donc j’y vais plus avec des personnes qui sont « prêtes » à prendre des risques, et qui le peuvent — on sait bien qu’être en garde à vue n’implique pas la même chose pour tout le monde. J’ai tout un groupe d’ami·es assez déter pour ces manifs sauvages. Ça nous est arrivé plusieurs fois de devoir courir très vite pour esquiver la BRAV‑M. Ça peut faire super peur. Il y a aussi des actions féministes comme les collages, que je fais en groupe et en mixité choisie. Là, ça fait du bien de se retrouver entre sœurs ou adelphes. Donc je peux être accompagnée de personnes différentes selon les contextes, et je trouve ça trop bien : c’est un moyen de pouvoir inclure tout le monde dans la lutte. Il y a des gens qui physiquement ne peuvent pas faire des manifs, et qui vont plutôt faire de l’information, par exemple. Il y a des « formats » pour tout le monde et ça c’est hyper important. C’est toutes ces choses ensemble qui font qu’il y a une force de cohésion plus grande.

Les trucs auxquels j’ai participé récemment ont beaucoup reposé sur des liens préexistants : c’est machin qui connaît bidule qui te dit d’aller là-bas. Une fois je suis allée à une manif de nuit seule, ce que je fais rarement, mais très rapidement on recroise des têtes qu’on connaît et on se raccroche à un wagon. Je ne fais pas partie d’un groupe, d’un parti ou d’une organisation spécifique. J’ai les informations via des ami·es qui font partie de groupes plutôt autonomes, donc ça marche par bouche à oreille. Je débarque quand je peux. Je suis un corps en plus, une voix en plus, des mains en plus. C’est les différents groupes que je rejoins qui vont me dire de quoi il y a besoin : aller chercher des pneus pour bloquer l’autoroute, crier tel slogan, etc. Vu que je ne fais pas partie d’un groupe, je peux aussi reculer si je ne le sens pas pour mon intégrité personnelle, et ce n’est pas grave.

Un lundi soir, quand je suis arrivée pour un rendez-vous place Vauban, il y avait déjà une énorme nasse et la BRAV‑M qui était de sortie. Un groupe d’ami·es à moi a préféré décaler à Saint-Lazare, puisqu’il y avait apparemment des manifs sauvages qui se lançaient. Moi, j’avais envie de voir comment ça allait se passer place Vauban. J’ai croisé d’autres potes sur place. C’est d’abord parti en contestation un peu timide autour de la place, pour aller à l’encontre de la nasse, puis on a nous-mêmes commencé à se faire nasser. Il y avait une dame assez rigolote qui disait à la BRAV‑M « Heureusement que vous avez pas un diplôme pour ce que vous faites ». Puis les flics nous ont mis la pression et poussé·es vers les bouches de métro. Donc on est tous et toutes allé·es à Saint-Lazare. Au final, les flics sont partis et on a pu sortir de la gare. Ils ont couru où ? Vers une nasse où il y avait quatre jeunes entourés par une vingtaine de flics. On s’est mis autour d’eux en criant « Libérez nos camarades ! »… Ce qu’ils ont fait ! Ils sont encore partis en courant, comme si on était en train de leur lancer des pavés alors qu’on ne faisait que crier. Ensuite, c’est assez beau ce qui s’est passé : tout le monde a bougé ensemble, on a longé la gare de Saint-Lazare et on a occupé un grand boulevard où plein de feux ont été mis à des poubelles. Assez rapidement une ligne de CRS est arrivée en face de nous, des gaz ont volé, des coups aussi, et on s’est retrouvé un peu bloqué, en demi-cercle sur un trottoir. Une sorte de demi-nasse. On est resté là-dedans une petite heure, les gens proposaient de jouer au loup-garou, fumaient des clopes. Puis les flics nous ont laissé·es sortir cinq par cinq en nous demandant si on allait bien rentrer chez nous. Par la suite, ce qu’on a appris, et qui était cool, c’est qu’on a retenu cette brigade pendant une heure alors que des actions continuaient de rue en rue. C’était le but : les essouffler, les appeler un peu partout. Quand tu sais que la BRAV‑M est en train de rouler partout dans les rues et qu’elle arrive à choper personne, tu te dis « Yes, on les fait bien chier ».

Le lendemain, je suis retournée manifester le soir, vers Hôtel-de-Ville. Pareil, on a fait courir les flics dans tous les sens. Là, on a réussi à rassembler du monde. C’est assez beau : on commence à dix, on a l’air un peu débiles avec nos slogans dans la rue mais au bout d’un moment on se retourne et on est cent. On arrive au bout d’une rue, et là, bam, la BRAV‑M. J’ai pas eu le temps de réfléchir, j’ai vu tous mes potes détaler dans tous les sens. Comme j’étais trop prise au dépourvu pour courir, j’ai juste eu le réflexe d’enlever mon masque, mon couvre-chef, et de mettre mes mains dans mes poches en marchant l’air de rien. Et ça a marché ! Il ne m’ont pas du tout calculée. J’ai même vu trois personnes faire mieux : elles sont entrées hyper nonchalamment dans un bar et ont commandé des pintes. Le flegme, j’étais impressionnée ! On s’est rejoint quelques rues plus loin, ça a continué, c’était rigolo de semer la zizanie comme ça.

Je pense que je n’encours jamais des risques énormes. À la limite, quand on va coller avec des copines, on sait qu’on peut se prendre une amende. Mais je suis pas arrivée au niveau où je lance des projectiles ni où j’allume des feux : si je suis mise en garde à vue, je n’aurai rien à déclarer. Ce que je fais, c’est mettre en jeu mon corps. Je cours, je marche, je crie. En tant que femme ça me rassure quand même pas trop de savoir que je pourrais finir en garde à vue. On a vu récemment ces étudiantes à Nantes qui ont subi des violences sexistes et sexuelles au moment de leur interpellation. Il y a eu des manifs où j’étais en deuxième ligne, pas loin des matraques, et j’ai pas mal été dans les gaz. On ne m’a pas donné de coups mais je sais que c’est un des risques qu’on prend quand on va en manif. On sait que la police est violente. D’ailleurs, à chaque fois qu’on fait des rassemblements sur des places à Paris, toutes les sorties sont bloquées, il y a même souvent des canons à eau, ça crée une nasse géante et ça peut être anxiogène. C’est absurde et je ne comprends pas du tout comment c’est organisé tout ça. À l’inverse, parfois ça fait peur de voir comment les CRS sont bien organisés, quand ils sont embusqués dans des petites rues par exemple. On reconnaît aussi les indics dans la foule, avec leurs oreillettes, ça peut créer de la parano.

Je suis souvent considérée par mes proches comme quelqu’un de très sensible. J’ai des émotions très fortes et je suis très empathique, ce qui peut être difficile dans la vie en général. Mais là, quand on parle de moments de sécurité ou au contraire d’insécurité, c’est-à-dire des moments où on va se trouver face aux CRS, face à la BRAV‑M, dans du gaz, des moments où notre intégrité aussi bien physique que psychologique peut être mise à mal, j’ai développé quelque chose, avec le groupe, qui me rend sereine. Il y a tout ce monde autour de moi, tous mes potes et les gens avec qui on fait une action. J’ai une espèce de sang-froid qui est peut-être pas réel et qui est peut-être du déni, je sais pas, mais j’arrive à réagir calmement, à prendre les bonnes décisions. Si quelqu’un a besoin je peux facilement être là pour le ou la guider. C’est assez étrange ce qui se passe. Normalement, je devrais être en train de crier partout, et là pas du tout. Après coup je peux ressentir beaucoup de tristesse (il y a des actions où on se fait dégager d’un lieu en quelques minutes et où des personnes de sont pas respectées), de fatigue et aussi beaucoup de colère. J’ai un énorme feu en moi, qui est constructif, qui me donne la gnaque et fait que je continue à y aller tous les jours. S’il y a un truc à gagner dans ce mouvement, on l’a peut-être déjà gagné par le fait d’être là, de montrer qu’on est uni·es, qu’on est solidaires. C’est peut-être pas très poussé comme idée, mais nous on ment pas, on est là avec nos tripes dans la rue, tout le monde est là pour des raisons peut-être différentes mais on se retrouve dans une lutte commune. Quand on voit le nombre qu’on est, que ce soit aux manifestations intersyndicales, pour les actions, Paris en flamme (on en parle à l’international !), pour moi c’est déjà une belle victoire. Ce qui importe, c’est que chacun et chacune soit entendu·e


Conseils techniques pour une stratégie de la flemme en entreprise

paru dans lundimatin le 17 avril 2023

Vous n’êtes pas certains que votre pouvoir d’achat augmentera ? Vous n’avez pas les moyens de vous mettre en gréve ou vous souhaitez garder vos RTT pour de vrais repos ? Et bien ne vous mettez pas en grève puisque cela ne semble pas de nature à faire fléchir le Gouvernement.

On vous demande de travailler plus, plus longtemps ? ? Commencez à vous ménager dès maintenant. Adaptez vous !

L’attention semble se porter sur la pénibilité : faites savoir à quel point votre travail est pénible. Si vous n’êtes pas entendus parce qu’il faut produire plus, aménagez vous-même votre travail afin de le rendre moins pénible.

Posez le crayon !

N’ayez crainte de la répression de l’Employeur. Le rapport social est en la faveur des employés. Pas de travailleurs, pas de dividendes. Groupez vous, parlez-vous entre collègues pour aligner et étalonner votre ralentissement, vous vous sentirez plus forts. Ils n’ont pas d’armée de re réserve.

Continuez à vous rendre au travail, mais faites tout lentement. Arrivez tard et partez tôt. Les taches répétitives doivent être faites plus lentement, avec plus de pauses. Ne cherchez pas à être productifs.

Prenez le temps de faire ce qui vous est demandé. Et ne faites rien de plus. Tenez vous en à votre contrat de travail.

Posez le crayon !

Si un supérieur vous questionne, dites que vous êtes épuisé, que votre corps et votre esprit souffrent. Et que pour faire deux ans de plus, vous devez adapter votre rythme et vous préserver. Puis passez à l’attaque : demandez des jours de repos, plus de pauses, des aménagements, du télétravail, plus de rotations (pas d’augmentations car on vous en demandera plus), à rencontrer un psychologue, le médecin du travail. Et le lendemain qu’un collègue demande la même chose ! Puis un autre. Vous n’obtenez rien de cela ? Nul ne s’étonnera que vous soyez encore plus lent.

On vous demande de faire quelque chose de nouveau ? Dites que vous ne préférez pas car vous devez vous préserver pour votre retraite.

Demandez, multipliez les réunions, les entretiens avec vos supérieurs pour faire ralentir la machine.

Posez le crayon !

« Ne pas faire » est paradoxalement une action. Et très dangereuse de surcroît. Devenez une armée de résistants. Dans l’ombre. Devenez le nombre. Rester invisibles, furtifs, insaisissables, c’est beaucoup plus inquiétant que proférer des menaces non mises à exécution. La police ne peut rien contre un ennemi fantôme.

Pourquoi rester loyal à l’égard d’un système qui ne vous rend plus le moindre service public ? Qui vous maltraite ? Et qui ne vous laisse aucune perspective de retour à meilleure fortune puisque la France est en faillite sur sa dette sociale à votre égard, et en incapacité d’exécuter sa part du contrat social. Alors pourquoi exécuter la nôtre ?

Mettez l’Économie à genoux sans perdre votre salaire, vos congés. Et en améliorant votre qualité de vie.

Posez les crayons, c’est reprendre la main !

Cela prendra du temps, mais une telle lame de fond est puissante. Ils viendront supplier que nous nous y remettions. Nous dirons alors à quelles conditions.

Faites circuler cet appel. Et demandez à toutes les personnes de votre entourage de poser aussi le crayon. Si nous le reprenons ce sera pour écrire nous mêmes notre devenir.


Récit de la manif’ sauvage du 9 avril à Montreuil
Paris Lutte Info  15 avril 2023

Récit de la manif’ « Flics hors de nos vies » de Croix Chavaux jusqu’à un bâtiment du ministère de l’intérieur dans le 20e arrondissement

Dimanche 9 avril, à Montreuil sur la place Croix de Chavaux, des personnes se sont rassemblées à cet appel autour d’une sono et de deux banderoles marquées « Bassines, retraite, quartiers / Flics hors de nos vies » et « Pour Serge / Pour les blessés les enfermés / Pour la révolution ». De la musique, quelques prises de parole, des lectures de communiqués de la famille et des camarades du S, et quelques slogans, se succèdent. Des tracts sont distribués (ici et là).

Un peu plus tard, deux torches sont allumées et un cortège d’au moins 300 personnes s’élance en manifestation sauvage sur la rue de Paris en direction de la porte de Montreuil. Sur le trajet ça chante des slogans (« Dans les quartiers, dans les manifs, la police mutile, la police assassine » ; « Dissolution de la BRAV, oui oui oui, mais à l’acide » ; « A bas l’État, les flics et les fachos » ; « Flics, violeurs assassins » ; « Paris on arrive » ; etc), ça colle des affiches, ça tague les vitrines et les murs. Des barrières de chantier et des poubelles, dont quelques unes ensuite incendiées, sont mises en travers de la route. Deux banques sont cassées.Les flics sont peu nombreux mais quand même présents : deux à chevaux s’occupent vaguement de la circulation devant le cortège et se prennent divers « Dégagez » et autres « Libérez les chevaux ». Ils sont ensuite rejoints par deux casqués à pied. Cinq baqueux sont sur un trottoir carrément dans le cortège, ils filment et/ou prennent des photos. Dommage de ne pas avoir réussi à s’organiser pour les mettre à distance.

Quand on arrive en vue du rond-point de la porte de Montreuil, il y a deux voitures dont l’équipage est descendu et se casque, lanceurs cougars et LBD au poing. Mais ils ne savent pas à quoi s’attendre, ni quel sera notre objectif. Anticipant un potentiel blocage du périph’, ils se placent finalement devant une de ses entrées, nous laissant sans l’avoir voulu la voie libre, et nous entrons dans Paris après avoir accroché une des banderoles au dessus du périph’ et mis quelques barrières en travers d’une sortie. La manif’ poursuit alors son chemin sur la rue d’Avron.

Au niveau de Maraîchers, alors que les flics continuent d’avancer rue d’Avron, on tourne à gauche rue des Pyrénées, les laissant une nouvelle fois pantois, et obligés de partir au galop pour se remettre à leur poste une centaine de mètres plus tard. Une agence immobilière est étoilée et l’objectif est enfin en vue : le bâtiment Garance du ministère de l’intérieur (26 000 m² occupés par : la DCCRS, la DCPAF, la DGEF, la DGSCGC, la DSCR, l’IGPN et la MGP, mutuelle des flics). Il se prend des oeufs de peinture, trois tags fleurissent sur la façade et une des vitres blindées est fissurée. Pendant ce temps deux fourgons de la nationale se positionnent en anti-émeute au croisement suivant pour bloquer. L’avant du cortège accélère mais ça hésite derrière, aussi parce que, malheureusement, l’objectif et la proposition de se disperser dans la foulée sur le Cours de Vincennes n’ont pas été communiqués à l’avance dans la manif’. La dispersion est donc un peu chaotique, par chance les renforts un peu plus sérieux du type CRS n’arrivent que cinq minutes plus tard. Ils se disposent dans le quartier pour éviter que le cortège se reforme, d’autres patrouillent et on voit quelques personnes contrôlées par la CSI93 au niveau de Maraîchers. La BAC rôdait aussi dans Montreuil dans la soirée : place du marché, place de la République, devant le squat la Baudrière… A notre connaissance personne n’a été arrêté-e, si vous avez des infos contradictoires n’hésitez pas à les publier !

Continuons à faire vivre l’histoire de Serge et des autres au sein du mouvement social, et aussi à exprimer notre seum dans des moments autonomes. Cette expérience nous rappelle qu’on peut prendre l’initiative !


Comment avoir une retraite décente sans CDI ?

BILLET DE BLOG Mediapart 15 AVR. 2023 lecteurfid

Alors les syndicats, quand est ce que vous vous réveillez ?

Demandez à n’importe quel salarié du privé, le CDI reste la garantie pour arriver à la retraite. Pourquoi n’en parle-t-on jamais ou si peu ? Ce mouvement à l’instar d’autres mouvements sociaux auparavant apparaît comme un mouvement du service public. Pourquoi la titularisation des précaires dans le privé semble totalement oubliée ?

Je ne comprends pas les logiques syndicales. On dirait que les revendications ne sont faites qu’en pensant aux secteurs publics, mais rien sur les contrats précaires dans le privé alors que c’est le cancer du salariat actuel.

Pourquoi ne parle-t-on plus de la défense des CDI ?  Comment avoir une retraite décente sans CDI ??????? Combien de salariés tombent dans la misère, dans l’alcoolisme voire frôle le suicide parce qu’ils sont fatigués de faire des contrats intérimaires à répétition ? Pourquoi parle-t-on de certains sujets importants et le lendemain on les oublie ? Combien de salariés “décrochent” et attendent la fin complétement déboussolés parce qu’ils n’ont jamais réussi à décrocher un CDI ou qu’ils l’ont perdu après un “plan social” ?

Comment les syndicats veulent-ils syndiquer le privé si lorsqu’ils ont les médias sur eux, ils ne parlent jamais de ce qui parlent aux salariés du privé : la titularisation des précaires ? Comment sans avoir un emploi permanent peut-on se garantir une bonne retraite ? Non seulement cette question permet d’avoir des approches sectorielles dans le privé pour comprendre ce que vivent les salariés dans toutes les entreprises, mais elle est aussi centrale dans la tête de n’importe quel travailleur du privé ! La peur de l’emploi précaire et de la perte d’un CDI est la pire des peurs !

On se mobilise pour la titularisation des précaires dans l’éducation nationale, mais on se fout totalement des autres ?

Le manque de lisibilité et cohérence du mouvement syndical dans son ensemble fait qu’un “salarié précaire du privé” pense que personne ne s’inquiète de sa situation. Il est seul, atomisé, et tout le monde s’en fout, voilà ce que l’on ressent lorsque l’on est intérimaire, “entre deux boulots”, avec des lendemains totalement incertains.

C’est le sentiment que j’ai aujourd’hui moi-même. Il faut aller farfouiller dans des coins obscurs et alambiqués des sites syndicaux pour trouver quelques mots désordonnés sur les CDD et les intérimaires.

Alors oui, je pense qu’il y a beaucoup de salariés qui ne se voient même pas un jour arriver à la retraite… Mais qui en parle ?


“C’est le prix de la liberté”… De Nice à Toulon, elles expliquent pourquoi elles rejettent le CDI
Var Matin 17 4 23

Elle vivent entre Nice et Toulon, Nathalie, Samantha et Marion expliquent pourquoi elles refusent ou regrettent leur CDI.

La carrière de Nathalie a en grande partie été faite de contrats de courte durée. Cette assistante dentaire niçoise y trouve davantage de souplesse.
“Le CDI, ce n’est pas mon truc” Nathalie, assistante dentaire, pose le décor. Et au cas où on n’aurait pas compris, elle insiste: “Je n’ai pas envie d’être enchaînée.” Elle l’a parfois été, reconnait-elle, mais ces expériences lui ont appris qu’elle s’y sent “les mains liées, notamment lorsqu’il s’agit de poser ses congés ou de s’organiser au quotidien”.
La sexagénaire niçoise préfère donc les contrats à durée déterminée. “Je me sens plus libre. Ça permet d’avoir une échéance et de partir dès que celle-ci arrive, surtout s’il n’y a pas d’entente avec l’employeur ou l’équipe en place.” Au pire, il est toujours possible de prolonger…
Prolonger aussi la période sans travailler. Après un arrêt maladie, l’assistante dentaire est pour l’heure sans emploi et n’opter que pour des CDD lui permet aussi de s’octroyer des périodes sans activités.
Pas d’avancement, pas de sécurité
De toute façon, la sécurité de l’emploi que procurerait le CDI, Nathalie n’y croit plus. Un peu désabusée, elle estime que “vu l’évolution du marché du travail, être en CDI, ça n’a plus vraiment d’importance: on n’arrive pas à avoir d’avancement et si un patron décide de vous imposer une rupture conventionnelle, il y arrivera toujours”.
À Toulon, Samantha, fleuriste auto-entrepreneuse, tance aussi “des salaires bas pour beaucoup d’investissement personnel”. Elle revendique son statut de travailleuse indépendante qui lui permet d’échapper “à la routine, à la pression” qu’entraîne le CDI. Qu’importent “les revenus fluctuants, le manque de sécurité et les difficultés pour obtenir un emprunt”.
Nathalie, à Nice, reconnaît toutefois que sa situation personnelle lui permet d’avoir cette latitude. “J’ai la chance de ne pas être seule. Et même si mon mari et moi faisons bourse à part, j’ai un toit sur la tête et je sais que je ne suis pas sans filet.”
La Niçoise a donc bien conscience que se passer de “durée indéterminée” n’est pas chose aisée. “Je vous parle de mon cas personnel, hein!” Elle sait ainsi que “le CDI reste le sésame, particulièrement lorsque l’on cherche à se loger ou à obtenir un crédit”. Avec le CDD, “rien de tout ça, lance-t-elle, mais c’est le prix de la liberté!”
“Je suis coincée, sans perspective”
Une liberté que Marion, vendeuse dans le golfe de Saint-Tropez, voudrait bien retrouver. Si elle aussi considère que le CDI a l’avantage de permettre l’accès au logement, au crédit, elle ne lui accorde que peu de foi. En poste à mi-temps depuis plusieurs années, la jeune femme se sent aujourd’hui prisonnière de cette sécurité. Un carcan, dit-elle, qui l’empêche de partir en formation afin d’évoluer professionnellement: son patron n’entend en effet pas lui accorder de rupture conventionnelle.
“Je suis coincée, sans perspective de progression salariale, ni de carrière”, regrette Marion. La démission ne lui semble en effet pas possible, puisqu’elle la priverait de droits au chômage. Alors ce qu’elle voudrait, c’est que quitter un emploi soit plus facile pour les salariés.
“Tout en ayant toujours un préavis, pour que l’employeur ait le temps de se retourner”, concède la jeune femme. Et tant pis si les employeurs pourraient dans ce cas se séparer eux aussi plus facilement de leur personnel.


Retraites : comme des bêtes de somme

Par Isabelle Sorente Libération 21 4 23
Comme les «travailleurs non humains» envoyés à l’abattoir dès qu’ils ne rapportent plus, les humains risquent de voir l’obligation de rentabilité dévorer toute leur vie.
Imaginez des bâtiments aux fenêtres inexistantes, imaginez de longs couloirs bordés de portes closes. Imaginez, derrière chaque porte, des centaines de travailleurs, bien que ces travailleurs aient une particularité, celle de ne pas faire partie de notre espèce. Les structures de production animale n’ont rien à voir avec les fermes que les enfants dessinent à l’école. Ce sont de véritables villes animales, cachées à la périphérie de nos villes humaines. Des villes entières vouées au rendement, où des milliers de travailleurs non humains attendent la mort.
Lorsque j’ai pénétré pour la première fois dans l’une de ces villes sans nom, j’ai été frappée par la façon dont ces milliers d’animaux – c’étaient des porcs, un animal qui fut dans l’Antiquité grecque consacré à Déméter, aussi vénéré que la vache dans le sous-continent indien -, la façon dont ces milliers de porcs apeurés, terrifiés, brusqués en permanence par un environnement entièrement automatisé, font malgré tout de leur mieux pour collaborer et obéir aux ordres de leurs supérieurs hiérarchiques (humains). Se laissant manipuler, engraisser, déplacer. Courant d’un bâtiment à l’autre, courant dans les couloirs, courant toujours plus vite. Faisant confiance à leurs employeurs (humains), sans savoir où cette course mène (à l’abattoir).
Ensorcellement. Une structure de production animale est un rêve technocratique devenu réalité. La docilité des travailleurs non humains permet ça. L’automatisation permet ça. On recommande aux porchers de ne pas considérer les animaux comme des êtres vivants, mais comme des machines, des machines censées avoir un certain rendement, des machines productrices de viande. Cette vision, si l’on s’y soumet, permet de tenir le coup. Mais elle agit aussi comme une malédiction. Les structures de production animale sont des lieux extrêmement rationnels en apparence, et en même temps terrifiants, presque surnaturels, car le rêve technocratique repose sur un ensorcellement : priver certains travailleurs (humains) de leur empathie, pour rentabiliser d’autres travailleurs (non humains) jusqu’à la mort.
Ce qui se passe derrière ces murs aveugles nous regarde – comme des milliers d’yeux sombres ou une prémonition. L’avenir du travailleur non humain pourrait ne pas être si loin du nôtre, surtout quand ce travailleur cesse d’être rentable. Prenons l’exemple des truies reproductrices. Au bout de trois ans, les entrailles des femelles sont usées par le rythme intensif des mises bas, elles cessent d’être fertiles. La travailleuse épuisée part à la retraite – ou plutôt, la machine ne fonctionne plus, la structure s’en débarrasse. Elle la transfère ailleurs. Cet ailleurs est un abattoir. On dit pudiquement que la truie «part à la réforme».
Rêve technocratique. Le rêve technocratique réserve-t-il un meilleur sort aux animaux humains ? Il ne nous envoie pas à l’abattoir. Mais le projet de réforme des retraites se fonde sur un argument qui n’a cessé d’être invoqué, répété, martelé : le réalisme économique est le seul principe de réalité. Or la retraite ne signifie pas seulement cesser de travailler. La retraite signifie qu’il est possible d’arrêter, un jour, de courir. Elle signifie que l’obligation de rentabilité ne dévorera pas toute notre vie. Qu’il est possible de penser à autre chose qu’à être productif, de chercher autre chose. Si le rêve technocratique devient le seul principe de réalité, alors la structure de production est partout. Il n’y a pas de retraite possible. C’est de réforme dont on nous parle, c’est la réforme qui nous attend – quand nous cesserons d’être productifs nous serons transférés ailleurs, dans un Ehpad ou un hôpital, lui-même soumis à la loi du rendement. D’autres, plus productifs que nous, prendront soin de notre «bien-être», comme on prend soin du «bien-être» des bêtes de somme impuissantes dans les structures de production – dans des limites économiques raisonnables. La structure de production est en train de remplacer notre pensée, elle est en train de devenir notre structure mentale. Les animaux qui la connaissent de l’intérieur tentent de nous avertir – en nous hantant. Laissons-nous hanter. Car rien de ce qui se passe à l’intérieur des villes animales n’est étranger aux villes humaines.


Face à l’inflation, Carlos Tavares s’augmente de 4,4 millions d’euros

INVESTIRE 4 23 FAIT NOUVEAU

– Après le rejet, l’an dernier, par 52,1 % des voix, du rapport sur les rémunérations, en particulier celle de Carlos Tavares (  Stellantis, PSA, Fiat … ), le directeur général, tous les observateurs avaient le regard braqué cette année sur le vote de la résolution 2c.
Elle a, cette fois, été adoptée assez largement avec 80,4 % de votes favorables, bien que la rémunération de Carlos Tavares puisse potentiellement atteindre, grâce à de généreux plans d’action à long terme, 23,5 millions, contre 19,1 millions l’an dernier (ce chiffre est différent de celui , qui n’intègre que la rémunération fixe et variable de l’année).
Il est vrai qu’après le choc de 2022 (même si le vote sur les rémunérations n’est que consultatif aux Pays-Bas, Stellantis étant une société de droit néerlandais) le constructeur automobile a pris les devants en engageant en amont des discussions avec ses actionnaires institutionnels et les sociétés de conseil en politique de vote.
Ainsi, une résolution, adoptée à 93,4 %, a modifié la politique de rémunération à long terme en actions, qui, pour le président et le directeur général, est désormais liée à 100 % (au lieu de 75 % auparavant) à des objectifs de performance.

 

AMBIANCE
– Cette assemblée était la première du groupe Stellantis en présence des actionnaires, la réunion de l’an dernier ayant eu lieu en visioconférence. Elle se tenait à Amsterdam et, si l’on en juge par la retransmission en vidéo que nous avons suivie, elle ressemblait plus à une assemblée des années 1970 qu’aux présentations modernes auxquelles nous ont habitués les grandes sociétés du Cac 40.
Seules deux questions ont été posées. Elles portaient l’une et l’autre sur la réduction des émissions de CO2. « Dans le secteur de la mobilité, nous sommes, parmi les sociétés de taille comparable, celle qui sera neutre carbone le plus vite, en 2038 », a expliqué Carlos Tavares, tout en reconnaissant qu’il ne pouvait pas s’engager sur les émissions de scope 3.

RÉSOLUTIONS
-En dehors des résolutions relatives aux rémunérations évoquées ci-dessus, l’assemblée a approuvé le versement d’un dividende de 1,34 €, qui sera détaché le 24 avril. Par ailleurs, Benoît Ribadeau-Dumas, représentant d’Exor, société de la amille Agnelli, a été élu au conseil d’administration avec 81,1 % des voix.
ENTENDU À L’ASSEMBLÉE
-Dans le cadre de sa présentation très complète de l’activité et des perspectives du groupe, Carlos Tavares a indiqué que, dans deux à trois ans, la zone Afrique-Moyen-Orient-Amérique latine-Asie pèserait aussi lourd pour le groupe que l’Europe.

ACHETER La valorisation
reste très faible et le rendement atteint 8 %.
Objectif : 21 € (STLAP).
Prochain rendez-vous : le
24 avril, détachement du dividende.

LO 20 4 23

En 2021 Tavares avait déjà défrayé la chronique avec 19,1 millions d’euros et plusieurs dizaines de millions en part variable. Cette année, ses 23,5 millions d’euros représentent 64 328 euros par jour, samedis et dimanches compris. Tavares a donc gagné en réalité, sans les primes, autant que mille ouvriers. Mais il ne faut pas oublier que les vrais patrons, les actionnaires, touchent pendant ce temps, rien qu’en dividendes annuels, autant que le salaire annuel de 175 000 ouvriers.


Ces jeunes obligés de travailler gratuitement, ou presque, au début de leur carrière : « 580 euros d’indemnité, c’est quand même ridicule pour trente heures de travail »

Le Monde 18 4 23
ENQUÊTE|Stages, bénévolat, projets non rémunérés, service national universel, service civique… les jeunes hommes et femmes qui acceptent cette logique de « travail de l’espoir », selon l’expression des sociologues, en espèrent un retour sur investissement.
Angèle, 22 ans, qui a obtenu son BTS tourisme en 2021, a dû se résoudre à effectuer en 2022 un service civique dans le secteur de la petite enfance, près de Limoges, faute d’avoir trouvé un emploi après ses études. « J’avais besoin d’argent pour ne pas dépendre de mes parents, et d’expériences pour enrichir mon CV. Aussi enrichissant que cela ait été, 580 euros d’indemnité, c’est quand même ridicule pour trente heures de travail, intense, par semaine ! », raconte la jeune femme.
De son côté, Julia, Parisienne de 24 ans, a suivi, durant près de deux ans, un stage pendant et après ses études de sciences politiques pour « faire briller [son] CV », avec « l’impression, parfois, de travailler comme un employé lambda dans des structures qui ne pourraient pas tourner sans stagiaires ». Quant à Caroline, graphiste de 26 ans à Amiens, elle se désole devant cette nouvelle offre d’emploi, où on lui demande encore, en guise d’exercice de recrutement, « une création qui [lui] prendrait des heures, et dont [elle est] certaine qu’elle sera réutilisée par cette entreprise ensuite ».
Outre le fait qu’elles utilisent toutes trois spontanément le terme de « Graal » pour parler, en souriant à peine, du CDI qu’elles rêvent de décrocher, Angèle, Julia et Caroline ont comme point commun d’avoir eu l’impression de travailler gratuitement, ou presque, dans l’attente d’un « vrai statut de travailleur, avec un vrai contrat et un vrai salaire », comme dit Angèle.
Concurrence
Service civique, stages, bénévolat en tout genre, projets non rémunérés effectués dans le cadre d’une candidature, service national universel, expérience de volontariat international au sein du Corps européen de solidarité, activités obligatoires dans le cadre du contrat d’engagement jeune… « Ces expériences professionnelles, qui apparaissent dans le parcours des jeunes depuis vingt ans, sont bien des formes de travail, mais pas d’emploi. Comme on parle de “travail bénévole” ou de “travail domestique” », commente la sociologue Florence Ihaddadène.

Selon Mme Ihaddadène, les activités décrites par les trois jeunes femmes répondent plus précisément « à une même logique de “travail de l’espoir” », particulièrement de mise dans la période qui sépare les études du premier emploi pérenne. La sociologue reprend ici le concept de hope labour développé par les chercheurs américains Kathleen Kuehn et Thomas F. Corrigan, désignant, selon leurs travaux sur le sujet, « un travail non ou sous-rémunéré effectué dans le présent, souvent pour l’expérience ou l’exposition, dans l’espoir que de futures opportunités d’emploi puissent suivre ».
Julia, l’ancienne étudiante en sciences politiques qui a cumulé les stages, le dit autrement : « On sait bien qu’à court terme on n’est pas gagnant économiquement, mais on se dit que ça payera forcément plus tard, que l’on va acquérir des compétences, du réseau, etc. » La jeune femme est allée jusqu’à accepter, en 2022, de continuer quelques semaines à travailler en tant que bénévole dans le think tank où elle terminait un stage, « juste le temps qu’ils trouvent un autre stagiaire ». Face à la concurrence sur le marché du travail, « il faut jouer le jeu », résume-t-elle.

Le taux de chômage des 15-24 ans, qui tombe en 2023 autour de 17 % − contre 22 % en 2018 −, est toujours deux fois plus que la population générale. Mais leurs emplois sont aussi plus précaires : en 2020, plus d’un jeune sur deux exerçait son activité en CDD, en intérim ou en apprentissage, contre seulement 17 % au début des années 1980, selon les chiffres de l’Observatoire des inégalités. Ils représentent, en outre, une part significative des personnes « appartenant au halo autour du chômage », selon l’expression de l’Insee ; catégorie nébuleuse mais néanmoins officielle définissant les citoyens pour lesquels les frontières entre emploi, chômage et inactivité sont floues.

Autrement dit, avec la hausse continue du niveau d’études, les places pour les CDI sont devenues chères et la course à la distinction s’opère. Qu’ils soient précaires ou diplômés, « les jeunes ont intériorisé l’incertitude comme norme sociale », explique la chargée d’études à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), Julie Couronné, dans une étude de 2019 sur leur rapport au travail. Elle poursuit : « Ils ont aussi intégré que chacun doit agir pour être diplômé, expérimenté (au moyen de stages, de “petits” boulots ou d’actions bénévoles), pour adopter les “bonnes conduites” (langagières, vestimentaires, gestuelles), être conforme, disponible, flexible… pour mériter de trouver un emploi, de le garder, puis construire leur carrière. »

Dans un tel contexte, « ce besoin réel de se différencier face aux autres jeunes et cette concurrence qui fait peur, certaines entreprises l’ont bien compris et en abusent parfois », témoigne Caroline, la jeune graphiste qui enchaîne les contrats courts depuis sa sortie d’études. « Il faut une certaine maturité et du recul pour pas se laisser enfermer là-dedans. »

Les expériences de travail hors emploi qui fleurissent sur les CV, qu’elles se fassent dans le cadre d’une formation, d’un engagement ou d’un stage, servent « autant à se professionnaliser qu’à combler les trous dans le CV, afin de ne pas être suspecté d’oisiveté ou d’assistanat, comme cela arrive parfois », continue Mme Ihaddadène. Ces activités sont plus ou moins choisies et utilisées de manière « stratégique », selon que l’on est un jeune non diplômé ou décrocheur, ou un étudiant dans un secteur où la concurrence est rude (culture, communication, art, mode, tourisme, etc.) cherchant à se démarquer ou patientant un peu, en attendant un poste. Une « logique utilitariste de l’engagement étudiant » qu’évoquait, en 2020, une autre étude de l’Injep.
« Le service civique est clairement utilisé par les jeunes et leurs familles comme une expérience qui prépare à l’emploi, en plus du fait de s’engager pour la société », explique Nadia Bellaoui, la présidente de l’Agence du service civique, concédant ainsi, à demi-mot, l’évolution de l’objectif initial du dispositif, censé répondre, prioritairement, aux envies d’engagement de la jeunesse. . Alors que le service civique concernait 5 000 jeunes par an à son lancement en 2010, ils étaient 145 000 en 2021.
L’inscription, en 2020, du service civique dans le plan « 1 jeune, 1 solution », porté par le ministère du travail, rapproche un peu plus le dispositif d’un outil d’aide sociale et d’insertion professionnelle. Cette explosion des services civiques s’est, par ailleurs, faite de manière concomitante avec la chute du nombre de « contrats aidés » depuis 2017, dont les structures d’accueil ne sont pas si éloignées, et qui touchaient de nombreux jeunes. A la différence près que le contrat aidé est un « contrat de travail ».

Si les expériences de travail hors emploi ne sont pas totalement nouvelles, « leur diversification et leur institutionnalisation, ainsi que le fait qu’elles soient valorisées dans les politiques publiques sur le mode “autoréalise-toi et engage-toi pour montrer ce que tu vaux”, sont récents », commente le sociologue François Sarfati. Il brocarde ainsi, dans le dernier ouvrage dont il est coauteur, Gouverner par l’emploi. Une histoire de l’école 42 (PUF, 2022), le « totem » que serait devenu l’emploi en France, qui justifierait qu’« on demande aux jeunes d’accepter des statuts de travailleur de plus en plus précaires, pour monter en compétences et enrichir leur CV, en leur apprenant ainsi à se passer des droits au chômage ou à l’assurance-maladie, et des cotisations retraite ». Un risque de « socialisation à la précarité » aussi pointé du doigt par les autres chercheurs interrogés.
Cette « valeur cardinale du travail », selon le sociologue, expliquerait aussi que l’on demande aux formations désormais d’être « avant tout professionnalisantes », notamment en incitant leurs étudiants et les entreprises à multiplier les stages. Résultat : le nombre de stages a explosé depuis vingt ans, avec aujourd’hui près de 80 % des diplômés du supérieur qui en ont suivi au moins un au cours de leur cursus.

Une moitié des stages effectués dans l’enseignement supérieur est gratifiée, car ils durent plus de deux mois, en accord avec une réglementation obtenue de haute lutte par le collectif Génération précaire en 2008 (à hauteur de 4,05 euros l’heure au minimum).
« Je me demande combien d’emplois juniors en CDD ou en CDI pourraient être créés si les employeurs n’avaient pas les stages ou les services civiques », s’interroge avec perplexité Julia. Un peu « désabusée » à la fois par sa quête infructueuse d’un emploi depuis un an, malgré ses multiples stages réalisés, et par « le fait que les jeunes soient un peu pris pour des cons sur le marché du travail », elle a décidé, ces dernières semaines, de s’accorder une pause dans ses recherches.
« Mais il ne faut pas croire : j’ai toujours envie de travailler, précise-t-elle. J’ai un peu honte de le dire, mais quand on voudra bien me le donner, ce CDI, je vais bosser à fond pour gagner ma vie, plus de quarante-cinq heures par semaine s’il le faut. Contrairement à ce que l’on dit, les jeunes veulent travailler, vous savez ! »


Le service civique, des effets en demi-teinte sur l’insertion professionnelle
Le Monde 18 4 23
Depuis sa création, en 2010, plus de 600 000 jeunes de 16 à 30 ans ont effectué une mission d’intérêt général dans le cadre d’un service civique, initialement présenté comme un dispositif répondant aux envies d’engagement de la jeunesse. Les études sur le sujet montrent que les jeunes s’en saisissent prioritairement pour avoir une expérience professionnelle et enrichir leur CV.
Des conditions d’emploi « moins favorables »
L’intérêt de l’enquête tient à la comparaison faite entre le parcours des jeunes ayant effectué un service civique avec leurs homologues (appelés « jumeaux » dans l’étude) ayant le même profil (filière peu professionnalisante, décrochage scolaire, etc.) mais n’en ayant pas réalisé.

Pour les diplômés de l’enseignement supérieur,  l’étude « ne met pas en avant d’effet du service civique sur l’insertion, voire constate un effet négatif pour ceux qui l’ont fait après la fin des études », précise Alexie Robert, la seconde autrice. La raison ? Pendant que ces jeunes-là faisaient un service civique, « les autres sont en général déjà en emploi, ont commencé à capitaliser dans leur carrière et à acquérir de l’ancienneté. Le service civique retarde un peu cela… », explicite la chercheuse.
Au-delà de la question de l’insertion professionnelle, l’étude fait apparaître des conditions d’emploi futures « moins favorables en matière de stabilité d’emploi et de rémunération » pour une partie importante des jeunes ayant réalisé un service civique. Trois ans après la fin de leurs études, ces derniers sont, plus souvent que leurs « jumeaux » n’ayant pas fait de service civique, dans des emplois à durée déterminée. Ils ont, par ailleurs, un temps d’accès au CDI plus long et des salaires inférieurs à ceux de leurs homologues.


Harcèlement sexuel, agression, racisme : la face cachée du SNU
Politis• 18 avril 2023

Politis révèle les pratiques d’un commandant et d’un lieutenant-colonel au cours de deux séjours de cohésion du service national universel (SNU). Contacté, le cabinet de Sarah El Haïry annonce avoir saisi l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche pour qu’elle engage une enquête administrative, suite à nos informations. Selon l’AFP, il affirme avoir également saisi le procureur de la République.

Sarah El Haïry n’a de cesse de le répéter : le service national universel (SNU), c’est un projet « pour gagner en confiance, s’émanciper », pour « créer de la solidarité, de l’engagement et de la cohésion », et « pour faire vivre les valeurs de la République ». C’est ainsi que la secrétaire d’État chargée de la Jeunesse défendait le SNU.

Devenir tuteur ou tutrice SNU c’est :

  • S’inscrire dans un projet éducatif qui a pour objectif de faire vivre les valeurs de la République, favoriser la mixité sociale, développer la culture de l’engagement et accompagner l’orientation professionnelle
  • Participer au programme d’activités en accompagnant sa maisonnée dans toutes ses activités
  • Accompagner des adolescent.e.s sur tout le séjour et créer avec eux des liens de confiance afin que chacun.e trouve sa place dans le collectif
  • Animer tous les jours des temps dits de démocratie interne avec sa maisonnée pour créer de la cohésion et permettre à tous de s’exprimer
  • Salaire : 68,90€ par jour

Le 2 juillet, lors de la distribution des uniformes, Sabrina se trouve à côté du commandant. Les jeunes arrivent et la tutrice constate rapidement qu’il manque des petites tailles. « Le militaire commence à s’énerver », se souvient la jeune femme, animatrice en périscolaire. Pour calmer le jeu, elle explique qu’elle garderait bien un tee-shirt trop grand pour l’utiliser comme pyjama. Soudain, le regard du commandant change.

« Il s’approche de moi, pose le tee-shirt contre mon corps et me dit qu’il m’imagine bien le porter, toute nue en dessous », confie-t-elle à Politis. L’homme, âgé de plus de 60 ans, fixe Sabrina et « fait un petit bruit de gémissement, comme si ça l’excitait ». Un geste, confirmé par un témoin, qu’il exécute après avoir « reniflé le tee-shirt », précise le rapport rédigé par l’adjointe au chef du centre dans lequel est consigné chaque incident.

Les remarques se poursuivent, souvent en direction de Sabrina. Devant elle et Rym*, une autre tutrice, le commandant se vante d’avoir plusieurs tatouages. Notamment un sur son « bangala », un mot familier au Cameroun pour désigner le pénis. « Donc vous imaginez bien que j’en ai une très grande », ajoute-t-il.

On essayait de ne pas rester avec lui. Les petites, elles aussi, n’étaient pas à l’aise.

Toujours lors de ce premier jour, devant une porte que l’adjointe au chef du centre et une cadre spécialisée peinent à déverrouiller, le commandant arrive et parvient à l’ouvrir. Satisfait, il déclare devant plusieurs témoins : « Moi, je suis doué lorsqu’il s’agit de doigter. » Présent, le lieutenant-colonel, pourtant plus gradé, ne tique pas. Pis, il est hilare. Une attitude qui est reprochée par plusieurs tutrices, notamment Rym, qui constate aussi que le commandant « avait le dessus » sur son supérieur.

Les jours s’enchaînent et les commentaires de Philippe H. ne s’arrêtent pas. À des volontaires, mineures, qui se plaignent de ne pas avoir de toilettes dans leur chambre, le militaire répond : « Les filles, j’ai des toilettes dans ma chambre, si vous voulez passer, vous êtes bientôt majeures. » Dans les couloirs comme dans les activités, des tuteurs l’évitent. « On essayait de ne pas rester avec lui. Les petites, elles aussi, n’étaient pas à l’aise », dit-on parmi les encadrants. Maisl’homme n’en reste pas aux allusions. Il n’hésite pas à aller au contact.

Comme ce jour où deux encadrantes préparent une salle avant une activité. L’une d’elles fait tomber son stylo par terre. Penchée, elle sent « un coup de ventre » venant du commandant « au niveau du postérieur », d’après le rapport. Le gradé commente : « Fais gaffe à pas te baisser comme ça, tu pourrais te prendre des coups. » Contactée, cette tutrice confirme avoir senti « le ventre » du militaire « se coller » à elle dès qu’elle ramassait l’objet au sol.

À la fin de la première semaine du séjour de cohésion, le commandant demande à Sabrina de le suivre. Jusqu’à sa chambre. « Il me dit : ‘Rentre ! Sois pas gênée’ », raconte-t-elle à Politis. « J’entre à reculons », précise-t-elle. Une fois qu’ils sont seuls dans la chambre, il laisse la porte ouverte grâce à une chaise qui bloque le passage. « Je mets une chaise pour pas qu’on puisse crier à l’agression sexuelle », lance le commandant, sûr de lui.

Il commence alors à aborder un banal sujet lié à l’organisation du lendemain. « Je n’arrivais pas à le croire, il aurait pu m’en parler ailleurs que dans sa chambre ! », se dit la jeune femme. Puis elle finit par comprendre. Alors que la chambre du militaire est parfaitement rangée, elle aperçoit une boîte de préservatifs négligemment posée sur sa table de chevet. Certains sont sortis et éparpillés. « Je suis super gênée, j’arrive à partir quand un collègue m’appelle depuis le couloir », poursuit-elle, ne sachant pas jusqu’où le commandant aurait pu aller.

Dans son rapport, le lieutenant-colonel observe deux versions différentes : « Philippe H. déclare avoir calé une chaise dans l’entrebâillement de sa porte et ne l’avoir pas fait rentrer [sic] », [Sabrina] va se plaindre au chef de centre avec une version différente où elle prétend qu’il lui a proposé d’entrer pour bloquer ensuite la porte avec une chaise et l’empêcher de sortir, qu’elle a paniqué en voyant une intention de relation sexuelle affichée avec une boîte de préservatifs sur une table ». Rym, à qui Sabrina s’est confiée tout de suite après l’incident, observe de son côté : « Pour elle, ça a été un vrai traumatisme. »

Un épisode dont Sabrina peine à se débarrasser. À tel point qu’elle a songé à déposer une main courante, accompagnée d’une collègue, qui confirme à Politis cette intention. « Mais j’ai vite voulu oublier », indique-t-elle. Parfois, les souvenirs remontent à la surface. Plusieurs semaines après la fin du séjour, alors qu’elle rentrait du travail, un homme lui lance : « Salut cousine ! » Un mot que le commandant, blanc, n’arrêtait pas d’utiliser pour interpeller ses collègues racisées.

« Il parlait beaucoup de ses missions en Afrique. Il nous appelait toutes comme ça : cousine », décrit Sabrina. Devant cet inconnu, son corps se raidit. « Ça m’a replongée direct dans ce qu’il s’était passé au SNU. J’ai voulu tourner la page comme si rien ne s’était passé. Mais ça m’a beaucoup marquée en fait. »

Un comportement jugé « raciste » qu’un tuteur a aussi subi. À deux reprises, dont une devant des volontaires, le commandant s’adresse à Victor en se moquant de ses origines éthiopiennes. Pour expliquer les bons résultats sportifs du jeune homme, le commandant lance : « C’est normal, il est éthiopien. Là-bas, chez eux, ils savent que courir. » Confronté à ses propos, le militaire se justifie : « C’était pour rire. » Le lendemain, d’après le rapport de l’adjointe au chef de centre, il poursuit dans le même registre : « Fallait rien mettre, de toute façon chez vous en Éthiopie vous marchez pieds nus », lance-t-il à Victor, qui portait des claquettes.

Dans une discussion avec le lieutenant-colonel rapportée à l’adjointe au chef de centre, le commandant aurait indiqué que l’équipe d’encadrement, dont plusieurs personnes étaient d’origine maghrébine et subsaharienne, était concernée par un « grand remplacement ». Il a « exprimé l’idée que la population française ne devrait pas être d’origine étrangère », selon le rapport de l’adjointe au chef de centre.

Plusieurs fois, le commandant « touche les cheveux » ou « pose ses mains » sur les épaules de Sabrina. Des « caresses » qui se transforment en « claque aux fesses ». Cette fois-ci, Sabrina n’en est pas la victime. C’est un tuteur qui reçoit ce geste qualifié d’« inadmissible » dans le rapport de l’adjointe au chef du centre. « Pour moi, c’est une agression sexuelle », estime Rym, qui n’était pas présente lors des faits mais qui a constaté « le choc » de plusieurs volontaires témoins. La scène se déroule lors d’une répétition de la cérémonie de clôture, devant tous les jeunes, soit près de 150 volontaires.

Alors que tous les adolescents marchent au pas, un tuteur quitte le terrain soudainement. Devant la cadre spécialisée, il lance, énervé : « Il m’a mis une claque aux fesses. » Révoltés par ce geste et en soutien de leur tuteur, les volontaires de sa maisonnée décident d’arrêter la répétition. Une attitude qui va faire sortir le militaire de ses gonds. « Je ne vais pas me laisser faire casser les couilles par un gosse de 20 ans », crie-t-il à l’assemblée.

Un incident que le lieutenant-colonel, témoin des faits, décrit aussi dans son rapport : le commandant « a adressé une tape en bas du dos et sur les fesses, à la manière d’un entraîneur, pour le rassurer. À la suite de quoi, [le tuteur] s’est plaint d’une attitude déplacée auprès du chef de centre ». Contacté, le lieutenant-colonel affirme avoir demandé au commandant, qui partira dès le lendemain, de démissionner. Une version démentie par plusieurs membres de l’encadrement, selon lesquels le commandant aurait simplement pris un congé de maladie.

Quelques heures après cet incident, le lieutenant-colonel a une altercation avec Sabrina, sur laquelle il revient dans son rapport. Alors que la tutrice s’entretient avec deux volontaires malgré l’heure tardive, le militaire intervient pour se plaindre du volume sonore de la discussion. « Il s’énerve compte tenu de la fatigue et de la tension qui a été celle de cette journée et finit par lui dire : ‘Laissez-moi parler petite conne’ », est-il écrit dans son rapport, dans lequel il parle de lui-même à la troisième personne. « Elle portera ces propos comme orduriers et traumatisants en pleurant dès le lendemain auprès du chef de centre et auprès de tout le personnel d’encadrement. »

Dans une note écrite par l’une des deux volontaires présentes lors de ce vif échange, que Politis a pu consulter, l’attitude du lieutenant-colonel est pointée du doigt : « Il se met à parler de façon agressive à ma tutrice. » « Vous savez qui je suis moi ! ? Vous savez ce que j’ai vécu ! ? », consigne l’adolescente. « Les enfants étaient paralysés de peur », décrit Sabrina, qui considère que « s’il avait pu [la] gifler, il l’aurait fait ». Le lendemain, le militaire s’est excusé auprès de la tutrice.

Plusieurs fois au cours du séjour, ce haut gradé n’a pas réussi à garder ses nerfs. Lucas* en a subi les frais, lors d’une « punition collective sportive » décidée par le lieutenant-colonel après que des volontaires se sont réunis en mixité dans une chambre, après le couvre-feu. Décision est prise de les réunir dehors, en pleine nuit, pour ensuite se rassembler sur la piste d’athlétisme.

Après plusieurs tours de terrain, Lucas perd connaissance. Il tombe au sol et reste inconscient. Quand l’adjointe au chef du centre arrive sur les lieux, elle reconnaît le jeune : sur sa fiche sanitaire, il était indiqué que le sport intensif lui était proscrit. Et pour cause : Lucas s’est fait amputer d’un orteil avant le SNU. Il souffre aussi d’asthme. Quelques minutes plus tard, il est emmené par les pompiers.

À 1 heure 42, à l’hôpital, le jeune homme a réalisé plusieurs examens et attend l’arrivée d’un médecin, selon des SMS que Politis a pu consulter. Il ressortira trois heures plus tard. « C’était flippant hier soir, on pensait vraiment que Lucas allait clams (mourir) », décrit un volontaire. « Je ne veux pas finir dans un sale état comme Lucas », compare une autre qui faisait, elle aussi, une crise d’asthme au cours de cette punition.

Au terme du deuxième séjour de cohésion, militaires et volontaires ont un avis divergent sur la pédagogie à avoir. Dominique V. conclut son rapport en affirmant qu’il « serait judicieux de confier la responsabilité des centres à des militaires réservistes ou d’active ». De leur côté, certains volontaires ne voient pas d’un bon œil l’implication des gradés dans le SNU. « Pour moi, les militaires n’avaient pas compris que nous étions tous égaux lors de ce séjour et que le respect n’était pas que dans un sens mais mutuel », note l’une d’entre elles. D’autres encore attendaient « quelque chose de sérieux autour des valeurs patriotiques ».

Une différence de pédagogie que souligne un conseiller d’éducation populaire et de jeunesse adhérent à la CGT. « Je ne perçois pas la finalité d’émancipation et d’esprit critique dans les pratiques pédagogiques de l’armée. Cela relève d’une intention impossible alors que c’est affiché comme un parti pris par la secrétaire d’État », estime-t-il. Des dissonances que Sarah El Haïry aura bien du mal à accorder si le SNU devenait obligatoire et sur temps scolaire.

Sauf si les incidents sont mis sous le tapis ? Malgré les rapports envoyés par l’adjointe au chef du centre et le lieutenant-colonel qui décrivent les épisodes des deux séjours de cohésion, les services de l’académie sont restés indifférents. Selon les comptes rendus de cinq entretiens réalisés par le SDJES et que Politis a pu consulter, aucune question n’a été posée sur le passage à l’hôpital de Lucas, ni sur le « traumatisme » qu’a vécu Sabrina, encore moins sur la « claque aux fesses » administrée au tuteur ou les propos racistes et gestes sexistes.

Lorsque l’existence d’un rapport sur le comportement des deux militaires est mentionnée par les tuteurs et les cadres, le SDJES fait mine de l’apprendre et leur demande de le recevoir. Pourtant, selon des mails dont Politis a pris connaissance, ce document comme celui du lieutenant-colonel ont bien été envoyés au service départemental avant les auditions.

Des réponses de plusieurs membres du personnel ont aussi été modifiées. « Les propos n’étaient pas les mêmes », assure l’une d’entre elles. « C’est la preuve qu’ils ont voulu étouffer l’affaire », estime-t-elle. « À un collègue, le SDJES lui a répondu qu’il n’avait pas besoin de savoir la suite de l’enquête. Pourtant on était plusieurs à mentionner tout ce qu’il s’était passé. Moi, je voulais juste que Philippe H. ne travaille plus jamais avec des jeunes », regrette-t-elle.

Contacté, le SDJES n’a pas répondu à nos sollicitations. Il n’a pas confirmé si Dominique V. ou Philippe H. avaient été sanctionnés. Et n’a pas précisé si les deux militaires continuaient, ou non, à encadrer le SNU cette année.


SNU : à Nantes, la caravane de promo pliée en deux deux
Rapports de force 20 avril 2023 
Il y a des jours, comme ça, où les luttes donnent la pêche. Ce mercredi 19 avril, la neuvième étape à Nantes de la tournée de propagande du Service national universel (SNU), ce projet très macronien d’embrigadement de la jeunesse, a tourné court.

Mouvement social aidant, quelques 200 opposants se retrouvent à cerner le faux village. En fait une enceinte de ganivelles. Au milieu, quelques vagues comptoirs ça et là, tenus par de jeunes « ambassadeurs » désœuvrés faute de public. Le décor décline un panneau de basket en plastique, une cible de tir à l’arc pour flèches à ventouses, deux camions-podium vides. L’attroupement a rendu difficile, dissuasif selon le préfet, l’accès à l’enceinte de ce genre de fan zone de propagande. « Bourrage de crâne », a rectifié un passant en recevant un trac. En une heure et demie, une seule famille, mère et ado, est venue s’informer sur ce séjour de discipline sous tutelle militaire.

La CGT (éducation et éducation populaire) est venue avec son camion et pas mal de militant·es. Ajoutée aux drapeaux CGT, Solidaires, CNT, FSU, Mouvement pour la Paix, Libre Pensée, Jeunesses communistes, la présence de flics antiémeute au centre du « village », a largement décrédibilisé l’entreprise de séduction. Il a suffi de décrocher une ganivelle et de débrancher le câble d’alimentation électrique de l’installation foraine pour décourager les responsables de la célébration de l’ordre et de la soumission. Ils ont préféré jeter l’éponge et plier leur matériel.

Le SNU remballé en moins d’une heure

Selon le communiqué du préfet, « les manifestants ont pris à partie verbalement les organisateurs du village et les jeunes présents. Ils ont tenté de forcer les barrières de sécurité protégées par les forces de l’ordre, à deux reprises. Le Préfet de la Loire-Atlantique condamne de tels agissements, qui ont amené les organisateurs à mettre fin prématurément à l’événement pour garantir la sécurité des personnes présentes. » Prévue de 11 h à 17 h sur cette place centrale de la ville, l’installation a été pliée à midi. Tout a été piteusement remballé, ganivelles, stands, bannières, et camions-podiums. La poignée de prétendu·es « ambassadeur·ices », ados en uniforme siglé et casquettes SNU, a été sommée d’aider à ranger le matos avant d’être renvoyé·es à leurs familles. Corvéables jusqu’au bout.

La 9e étape de la tournée de 25 dates n’a donc pas eu lieu. Le reste va-t-il être simplement annulé ? Cela dépendra sans doute aussi des mobilisations annoncées dans ces villes étapes. L’annonce récente, fin mars, en plein mouvement social commençant à gagner la jeunesse, d’une reculade sur le caractère obligatoire du SNU ne trompe pas son monde. Cette annonce purement conjoncturelle a peu de chance d’être respectée, car sans obligation, impossible de rameuter toute une tranche d’âge. Le projet de Macron, promesse de campagne depuis 2017, perdrait alors tout son sens, son caractère « universel », qui est juste un mot pour singer la Déclaration universelle des droits de l’homme, alors que c’est une entreprise purement nationaliste.

Les prochaines escales prévues : en avril, Caen le 22, Versailles le 26 et Paris le 30. Puis en mai, Valenciennes le 3, Saint-Quentin le 6, Châlons-en-Champagne le 10, Strasbourg le 13, Épinal le 17, Vesoul le 20, Dijon le 24, Lyon le 26, Grenoble le 27 et Gap le 31. Enfin en juin, Toulon le 3 et Carcassonne le 7.


« Jamais je n’aurais imaginé me retrouver ainsi à dormir dans la rue à 18 ans »

Le Monde 16 4 23
« Premières fois » : récits de moments charnières autour du passage à l’âge adulte. Cette semaine, Nicolas, 19 ans, longtemps accompagné par l’aide sociale à l’enfance, raconte comment il s’est retrouvé à la rue à sa majorité, avant de pouvoir se réinsérer.

La première fois que j’ai dormi dans la rue, c’était en octobre 2022, gare du Nord, à Paris. Je venais pourtant tout juste de trouver une formation et un travail dans un chantier d’insertion. J’ai dormi dehors une semaine et demie, les dix jours les pires de ma vie, avant que l’association La mie de pain me trouve une place dans son refuge dans le 13e arrondissement de Paris, où je suis encore aujourd’hui. Jamais je n’aurais imaginé me retrouver ainsi à dormir dans la rue à 18 ans.

A l’âge de 2 ans, j’ai été placé dans une famille d’accueil par les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Mon père était sans-domicile-fixe, et ma mère ne pouvait pas s’occuper des enfants à cause de sa santé.

Mais dans ce malheur, j’ai eu la chance d’être placé dans une famille d’accueil avec mes deux frères. J’ai pu grandir avec eux, dans la Sarthe. Je suis arrivé dans cette famille encore bébé. La dame et le monsieur qui nous gardaient nous laissaient les appeler « maman » et « papa ». J’en avais presque oublié que c’était leur « boulot » de nous accueillir.

Cette jeunesse « presque comme les autres » s’est terminée d’un coup en 2021 lorsque cette « mère » est tombée gravement malade et que ma famille d’accueil n’a donc pu plus nous garder. N’ayant pas encore 18 ans à l’époque, l’ASE m’a placé dans une famille « relais » assez loin de chez moi, alors que mes frères, majeurs, ont réussi à s’installer seuls et à voler de leurs propres ailes. J’ai très mal vécu le fait de couper ainsi les ponts avec tout le monde. Quinze ans après, ça a été comme un second abandon… J’ai fait trois familles d’accueil en quelques mois : comme l’impression d’être un colis.

« J’avais l’impression de n’être plus personne »
Ma vie a aussi explosé en termes de formation : j’ai abandonné le CAP de maçonnerie dans lequel je m’étais inscrit, et je me suis retrouvé dans un établissement pour l’insertion dans l’emploi (Epide), d’inspiration militaire. J’ai tenu six mois avant de me faire virer, sur le coup de mes 18 ans, à cause de mon comportement et de mon niveau.

N’ayant pas de projet professionnel défini, je n’ai pas pu bénéficier du « contrat jeune majeur » de l’ASE permettant de prolonger les aides sociales au-delà de la majorité, ni de place dans un foyer de jeunes travailleurs. Sur le papier, j’étais majeur, responsable de ma vie et de mes actes, alors que j’avais plus que jamais l’impression de n’être plus personne. Après deux mois dans un hôtel du 115 payé par l’ASE, je me suis donc retrouvé à la rue, au grand dam de mes éducatrices qui me suivaient depuis tout jeune.

Je passe alors plusieurs semaines à galérer pour trouver un logement d’urgence chaque nuit. J’appelle tous les jours le 115, qui me dit en général qu’il n’y a rien pour moi « ici ». Alors je prends le train (sans pouvoir le payer, évidemment) de ville en ville jusqu’à trouver une place, avant de repartir. Cela devient presque un jeu, dont j’essaie de comprendre les règles. Ça occupe en tout cas toutes mes journées. Je me retrouve dans la région parisienne, puis vers Beauvais, puis Sens (Yonne) et Auxerre. Là, j’ai la chance de pouvoir me poser quelques mois dans un foyer de jeunes travailleurs, et donc de pouvoir prendre du temps pour faire des démarches administratives et chercher du travail.

Fin septembre 2022, je trouve une formation pour devenir « agent polyvalent de restauration « Je suis dans une situation de grande précarité mais dans ma tête, je vis comme un roi » avec un contrat à durée déterminée d’insertion en cuisine, dans un chantier d’insertion à Paris. Je dois donc quitter mon logement, sans avoir de point d’atterrissage dans la capitale. Je pars quand même, avec mon sac à dos dans lequel j’ai entassé le peu d’affaires qui me reste. Je n’ai pas le choix.

« Ici, c’est chacun pour sa pomme »
Ma formation commence début octobre 2022 et je n’ai toujours pas trouvé de toit. Je me résous à dormir dehors. Pendant les trois premiers jours, je travaille pendant la journée, j’apprends la cuisine, et le soir je rentre dormir gare du Nord. Comme des dizaines d’autres sans-abri, je m’installe en bas des escaliers, au niveau du RER B. On regarde les dernières rames passer un peu avant minuit, en attendant qu’elles reviennent au petit matin pour terminer notre nuit dedans. Entre ces deux moments je me fais tout petit, j’essaie tant bien que mal de dormir malgré le froid, le fait de ne plus sentir mon corps, d’avoir mal au ventre parce que je mange n’importe quoi. Parce que j’ai peur aussi.

Je suis le plus jeune ici et je découvre d’autres règles. Surtout ne pas trop parler aux gens. Ici, c’est chacun pour sa pomme. Il y a des mecs qui n’ont plus rien à perdre. Si tu ne dors pas assez, tu n’arriveras pas à bosser demain. Et si tu dors trop profondément, tu te fais dépouiller. Une nuit, je me fais agresser, alors je décide d’aller passer mes nuits près de ma formation, dans le 4e arrondissement de Paris, où c’est plus chic et plus sûr. Je vais passer encore une semaine dehors.

Il ne faut pas croire : cela se voit très vite quand on dort dans la rue. Je suis sale quand j’arrive en formation, mes nuits à dormir par terre se voient et se sentent sur mes habits comme sur ma peau et mes cheveux. J’ai tellement honte. Les profs s’aperçoivent rapidement de ma situation. Ils essaient de me donner quelques affaires, et me laissent emporter un peu de restes de nourriture à la fin des repas en commun. Une nuit, alors qu’il revient tardivement chercher un dossier oublié dans l’établissement, un enseignant tombe sur moi et me laisse entrer pour terminer ma nuit au chaud. Les profs accepteront que je dorme quelques jours ici, avant de prendre contact avec le refuge de l’association La mie de pain, dans le 13e arrondissement de Paris, qui a, par chance, une place.

Je dors dans ce centre d’hébergement d’urgence, le plus grand de France, depuis six mois maintenant. Je partage ma chambre avec une autre personne en réinsertion. Ce lieu m’apporte, gratuitement, le plus important : je viens ici pour manger au réfectoire (souvent seul à ma table), prendre une douche, dormir, et discuter avec Tahar, mon référent, qui me conseille et m’accompagne dans mes démarches.

Puis je retourne au travail. Je m’interdis de passer plus de temps au refuge. Je ne veux pas m’installer. La majorité des gens ici ont plus de 50 ans. J’ai un peu peur de leur ressembler dans quelques années. Il y a beaucoup de travailleurs pauvres, qui bossent, mais avec de petits salaires. Ils n’ont pas de « chez eux » parce que les listes d’attente pour le logement social sont très longues. Ils sont là pour se stabiliser, se « réinsérer », comme on dit.

« Si la galère s’éloigne, je vais pouvoir m’autoriser à revivre »
C’est le cas aussi des personnes avec qui je fais ma formation. On apprend à cuisiner… en cuisinant pour nous : c’est le principe de ce chantier d’insertion que j’apprécie vraiment et qui me fait grandir. Il m’habitue à me lever tous les jours, à ne pas être en retard, à être autonome, à travailler vingt-six heures par semaine, à gagner et gérer mon argent aussi. Même si 900 euros par mois ce n’est pas encore énorme, d’autant plus depuis qu’une partie de mon salaire passe à rembourser les amendes de la SNCF. Ma période d’errance et de voyages « gratuits » en train me rattrape aujourd’hui.

Dans quelques semaines, ce sera terminé. J’obtiendrai mon titre professionnel d’agent de restauration. On me dit que celui-ci devrait me permettre de trouver rapidement un « vrai » travail dans la restauration collective. Je devrai alors quitter le refuge qui m’aura permis de remonter la pente, laisser ma place à d’autres, pour réessayer de voler de mes propres ailes.

Je suis pressé de partir d’ici, autant que j’appréhende. Si la galère s’éloigne, je vais pouvoir m’autoriser à revivre, me faire ou revoir des amis, sortir un peu, prendre du bon temps. J’ai le droit, moi aussi. Mais il va falloir trouver un logement, payer un loyer, l’électricité, les meubles, la nourriture… Et me retrouver seul. Je ne tire pas de plan sur l’avenir, j’ai appris qu’il pouvait toujours se passer un « truc » qui assombrit l’horizon et fait que tout s’écroule en quelques heures.

Quand ça ira mieux, peut-être que je reprendrai contact avec mes deux frères, dont je me suis un peu éloigné. On s’écrit des messages, parfois, pour se donner des nouvelles. Les échanges avec ma première famille d’accueil, comme avec mes amis d’enfance, sont aussi peu fréquents. Cela me fait plus de mal que de bien de leur parler. Je ne leur ai rien dit de ma situation, par fierté et pour essayer de l’oublier un peu. Mais aussi pour ne pas être un poids pour eux car ils ont leur vie. A moi d’avancer enfin dans la mienne.


Trafic de stupéfiants : des dealeurs recrutés par petites annonces

Le Monde 17 4 23
En manque de main-d’œuvre, les réseaux de vente de stupéfiants emploient des « intérimaires » qui sont souvent des jeunes vulnérables
L’annonce est on ne peut plus explicite : « On recherche guetteur. Profil recherché : jeune, physionomiste, maîtrise du deux-roues appréciée, respectueux envers les clients et clientes ; horaires de travail de 10 heures à 22 heures (adapté aux horaires de vente) ; prix : 100 euros par jour. » Cette offre d’emploi est diffusée sur Snapchat, application très prisée des adolescents. D’autres plus sophistiquées circulent sur la même application, sous forme de vidéos. Elles s’intitulent : « Marseille Favelas : tu veux faire des sous ? » ou encore : « Marseille Favelas : vif d’esprit, nous voulons des personnes et à l’affût ! »
Le marché de la drogue se porte tellement bien que les trafiquants recrutent de la main-d’œuvre dans et hors des frontières de l’Hexagone. Dans une note confidentielle de la direction centrale de la police judiciaire datée de janvier, intitulée « Le marché du travail des intérimaires des points de deal », dont Le Monde a pris connaissance, l’Office anti-stupéfiants (Ofast) relève que les trafiquants « agissent en employeurs et sont confrontés à des problématiques de ressources humaines ».
Selon cette note, le phénomène – qui a émergé il y a désormais six ou sept ans – se développe de manière plus importante depuis 2019. Il reste quantitativement difficile à mesurer et, s’il concerne l’ensemble du territoire métropolitain, Marseille, avec ses 127 points de deal comptabilisés au 31 décembre 2022 par l’Ofast, constitue l’endroit le plus attractif pour ces vagabonds du deal.
Ainsi entre le 1er janvier et le 1er juillet 2022, sur 1 367 personnes interpellées pour vente de stupéfiants dans le département des Bouches-du-Rhône, 159 venaient d’un autre département. Le plus gros contingent (plus de 40 %) arrivait de la région Ile-de-France, avec une forte proportion de jeunes issus du Val-d’Oise. Les autres provenant le plus souvent de l’Hérault ou de la Drôme, deux départements voisins des Bouches-du-Rhône, ou encore de l’agglomération niçoise, eu égard aux liens existant entre les narcos marseillais et leurs homologues niçois.
Autres pôles d’attractions : Dijon, Vannes, Rennes où « les intérimaires trouvent des avantages, notamment une rémunération plus intéressante que dans les métropoles où la concurrence est rude », explique la note. Certains « employeurs » plus généreux incluent gîte, nourriture et consommation de stupéfiants (en dehors des heures de travail) dans leur offre de mission.
Spirales de violence
En Ile-de-France – une région qui au 31 décembre 2022 totalisait 709 points de deal sur les 3 160 estimés par l’Ofast au plan national –, le recours aux intérimaires reste cantonné à l’échelle départementale ou intrarégionale.
Sur ce territoire, le département de la Seine-Saint-Denis – il comptait 195 points de deal au 31 décembre 2022 selon la même source – est celui qui fait le plus appel à cette main-d’œuvre en piochant particulièrement dans le département voisin du Val-d’Oise et auprès d’individus en situation irrégulière arrivés récemment en France.

Ces recrutements délocalisés procèdent de plusieurs logiques. D’abord, le facteur économique. Le marché étant confronté à une certaine pénurie dans les emplois de « petites mains », il faut élargir le recrutement pour répondre aux exigences du marché. Ensuite, dans les quartiers où le trafic prospère, ce personnel intérimaire a le mérite de présenter des visages inconnus de la population et de la police. Effectif temporaire, ces dealeurs cantonnés au bas de l’échelle sont de passage, maintenus à l’écart du réseau et de ses principaux animateurs, et quand ils sont interpellés, ils n’ont pas grand-chose à raconter aux enquêteurs. De plus, lorsqu’ils sont mineurs, les peines encourues devant les tribunaux sont moins sévères.
Ils sont « chouffeurs », c’est-à-dire chargés de faire le guet et de lancer l’alerte quand arrive une voiture de police, « charbonneurs » au contact direct des clients, ou « ravitailleurs » qui alimentent les charbonneurs en produits dissimulés chez des « nourrices » ou dans des planques.
Rémunérations élevées – entre 2 000 et 3 000 euros par mois – et prise de risque maximale  décuplent la motivation des candidats qui trouvent là une manière d’échapper à l’oisiveté tout en se forgeant une sorte de statut social.


Conseil recrutement

Le Gorafi

Cyril Maillard, 41 ans, est Directeur des Ressources Humaines chez un grand opérateur mobile. Il fait passer régulièrement des entretiens d’embauche et a appris à jauger rapidement un postulant en décelant ses forces et ses faiblesses. Pourtant, il est tombé de haut lorsqu’un jeune candidat lui a posé une question bassement matérielle : le salaire net. Retour sur un problème de vision du monde.

« J’avais de grandes attentes sur ce candidat… Et tout s’est effondré dans la dernière ligne droite. Tant pis… » constate amer, Cyril Maillard à propos de Thomas S, 26 ans, qui avait postulé pour devenir conseiller téléphonique. Après seulement quatre entretiens (entretien téléphonique d’une heure, entretien en visio de 45 minutes, entretien avec le potentiel N+1, puis avec le DRH) et deux tests techniques, Thomas a osé poser une question jugée « déplacée » par la direction. « Il m’a regardé dans les yeux et m’a demandé : « Et au niveau de la rémunération ? Le salaire net ? ». Je n’en revenais pas… Oui c’est le SMIC, mais c’est surtout l’occasion de rejoindre un grand groupe. Honnêtement je ne le pensais pas si cupide… Rien ne laissait présager ça sur son CV. Je pense qu’on va reconsidérer son profil »

Et la valeur travail ?

De plus en plus de DRH partagent le point de vue de Cyril Maillard : « Il semblerait que les jeunes sur le marché du travail aient oublié la notion de valeur-travail », et que contrairement à leurs aînés, ils ne soient intéressés plus que par l’argent, leur salaire… Nous avons interrogé Thomas qui a été évincé du processus de recrutement. Aujourd’hui il regrette : « Je me suis laissé emporter par l’enthousiasme… Je me sentais à l’aise, je sentais que je pouvais décrocher ce job, et je m’imaginais déjà faire des grosses courses à Carrefour avec un salaire correct. Alors oui c’est vrai, j’ai demandé combien c’était payé, mais là, j’ai vu que j’avais dépassé les bornes, je ne recommencerai pas… ». Espérons que cet épisode lui serve de leçon, et que la France retrouve une jeunesse qui veut se retrousser les manches.


La crainte d’expulsions locatives plus nombreuses

Le Monde 17 4 23
Alors que la trêve hivernale a pris fin et au vu des consignes aux préfets, les associations sonnent l’alarme
Jusqu’au bout, Nadia (le prénom a été modifié) a espéré gagner un nouveau répit dans son appartement de Bagnolet (Seine-Saint-Denis). Elle avait obtenu une audience en justice, grâce à l’association Droit au logement (DAL), où elle aurait pu évoquer les récents loyers qu’elle avait réussi à acquitter, son fils qui cherche du travail, celui, mineur, qui passe le bac, et aussi sa sœur, qu’elle héberge avec ses enfants, dont l’une est en situation de handicap. Elle n’a pas pu.
L’huissier et la police l’ont expulsée de force, lundi 3 avril. Dix jours avant l’audience, et sitôt achevée la trêve hivernale, qui court du 1er novembre au 31 mars. « Ils nous parlaient mal, disant : “Vous dégagez ! Vous dégagez !”, raconte cette femme de 59 ans. J’ai appelé le monsieur de DAL, il est venu et leur a dit qu’il fallait nous reloger ou, au moins, nous héberger. Ils ont répondu que ce n’était pas leur problème. » La famille a juste eu le temps de prendre quelques affaires, tandis que son F3 était vidé de ses meubles.
Une serrure changée
Depuis, Nadia et sa sœur appellent chaque jour le 115 dans l’espoir d’obtenir une ou deux nuits d’hôtel. Sans succès. Un dossier a été constitué pour obtenir un hébergement d’urgence pérenne, mais cela risque d’être long. Tous les sept ont trouvé refuge chez la fille aînée de Nadia. « Son mari a dû aller dormir chez ses parents, ça ne peut pas durer », dit la mère de famille. Quand le confinement de 2020 a fait disparaître son emploi précaire dans la restauration, elle n’a plus réussi à acquitter la totalité de son coûteux loyer – 1 380 euros pour 65 mètres carrés. Depuis deux ans, elle est reconnue prioritaire au titre du droit au logement opposable, en vertu duquel l’Etat doit lui proposer un logement adapté, normalement dans un délai de six mois.
Le cas de Nadia n’est pas isolé. Déjà trois ménages accompagnés par l’Espace Solidarité Habitat (ESH) de la Fondation Abbé Pierre, à Paris, ont été expulsés de force ces derniers jours contre cinq au total en 2022. « Ils faisaient pourtant partie des dix-neuf cas que nous avions signalés à la préfecture comme particulièrement vulnérables », souligne la responsable de l’ESH, Marianne Yvon.
Aucun d’entre eux ne souhaitant témoigner, c’est Nicolas Phan Van Phi, chargé de mission « prévention des expulsions » à l’ESH, qui présente leur situation. Une femme de 49 ans, reconnue prioritaire au droit à l’hébergement opposable, a trouvé sa serrure changée en rentrant des courses. « Elle n’a pu récupérer aucune affaire. Elle a passé la nuit devant son immeuble, sous le choc. On lui a finalement obtenu un hébergement dans un hôtel, mais loin, dans l’Essonne. »
Ont suivi un homme de 74 ans et sa fille, trentenaire, « dont l’hébergement n’avait pas d’emblée été prévu. Ils sont dans une chambre de 9 mètres carrés, avec des lits superposés, douche et WC sur le palier ». La troisième, expulsée de force, est une dame de 64 ans, « en dépression sévère, précise Nicolas Phan Van Phi. Elle a toujours payé le loyer, mais l’organisme HLM avait refusé de lui transférer le bail, qui était au nom de son fils, parti pour l’étranger. Elle-même demande un logement social depuis quatorze ans ! »
Le ton, comme le nombre d’expulsions forcées, pour lesquelles le préfet a accordé le concours de la force publique, a beaucoup évolué depuis la crise sanitaire liée au Covid-19. En 2020, le gouvernement avait prolongé la trêve hivernale jusqu’au 10 juillet, et demandé aux préfets « de ne pas recourir à la force publique sans solution de relogement ». Les expulsions forcées avaient été deux fois moins nombreuses que l’année précédente, où elles avaient atteint un niveau historique : 16 700, loin, très loin des 3 000 de 1983. En 2022, le record de 2019 a été battu : environ 17 500 expulsions forcées ont eu lieu, selon les estimations du ministère du logement.
Qu’en sera-t-il pour 2023 ? L’instruction envoyée aux préfets à la fin de la trêve hivernale, bien moins détaillée que les années précédentes, appelle à « revenir à une application normale de l’octroi du concours de la force publique, tout en poursuivant le travail de prévention des expulsions ». Les efforts de relogement et de maintien éventuel doivent désormais être « priorisés » en faveur des familles « avec enfants mineurs et en bas âge », et des personnes âgées de plus de 65 ans ou souffrant de maladies chroniques.
Créées lors de la crise sanitaire, les équipes mobiles de prévention des expulsions ont été prolongées, mais pas le fonds d’aide exceptionnel aux impayés de loyer. Les sommes destinées à indemniser les propriétaires quand le préfet décide un maintien dans les lieux n’ont pas été augmentées.

Des enfants à la rue
Les mises à la rue sèches risquent d’être plus nombreuses. L’instruction aux préfets demande qu’une expulsion forcée s’accompagne d’une proposition d’hébergement et d’accompagnement « dans la mesure du possible et en fonction de la capacité du dispositif sur le territoire ». Or, le dispositif d’hébergement d’urgence, pourtant porté cette année à 205 000 places – un nombre inédit –, est saturé.
L’engagement du ministre délégué au logement, Olivier Klein (« ne plus avoir aucun enfant à la rue cet hiver »), n’a ainsi pas pu être tenu. Dans la métropole de Lyon, le collectif Jamais sans toit recensait 271 enfants à la rue avant même la fin de la trêve hivernale, « soit trois fois plus qu’en 2022 à la même période, précise Raphaël Vulliez, membre du collectif. Et, ces derniers jours, des familles hébergées cet hiver commencent à être remises à la rue, ce qui n’avait pas été le cas au printemps dernier ». A Paris, le 13 avril, le 115 n’a pas été en mesure d’accorder de place à 979 personnes qui l’avaient joint.
Finalement, « l’instruction aux préfets est bien moins engageante que celle de l’an dernier. Et elle n’est pas respectée, puisque des personnes remplissant les critères de vulnérabilité sont expulsées sans être relogées ni même d’emblée hébergées », critique Marianne Yvon, de l’ESH. Le porte-parole de DAL, Jean-Baptiste Eyraud, s’inquiète des remontées de terrain, à Paris et ailleurs, selon lesquelles « beaucoup de locataires sont prévenus que le préfet a accordé le recours à la force publique ». Tous craignent une forte hausse des expulsions. « L’inflation pèse lourdement sur les plus fragiles. Fin 2022, la moitié des bailleurs HLM faisaient déjà état d’une hausse de 10 % des impayés de loyer », dit le délégué général de la Fondation Abbé Pierre, Christophe Robert.

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