Amnistie pour les gilets jaunes, liberté pour les prisonniers !
Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, plusieurs milliers de manifestants ont été interpellés, et au moins 216 incarcérés.(1) Le 2 décembre, la ministre de la justice Nicole Belloubet s’est déplacée au tribunal de grande instance de Paris pour réclamer « une réponse pénale tout à fait ferme » contre les gilets jaunes interpellés lors de l’acte III(2) – nouvelle preuve s’il en fallait qu’en France, l’indépendance de la justice n’existe pas. Le 4 octobre, lors d’un discours devant le Conseil constitutionnel, Emmanuel Macron se justifiait même d’avoir influencé la nomination du procureur de Paris : « n’en déplaise à certains, [le] lien [du parquet] avec le pouvoir exécutif, même assorti de robustes garanties, ne saurait être totalement rompu [car] la politique pénale, comme l’ensemble des politiques publiques, est déterminée par le gouvernement, qui en est responsable devant le Parlement. »(3) Autrement dit, Emmanuel Macron assume d’être le chef des procureurs. Et comme il a promis de construire 7 000 places de prison supplémentaires sous son quinquennat(4), ses réquisitions contre les gilets jaunes et les classes jugées « dangereuses » sont connues d’avance : la prison.
Face à la répression, la solidarité est notre arme
Au tribunal de grande instance de Montpellier, selon les informations du Poing, un gilet jaune a été incarcéré, deux ont pris du ferme aménageable, trois du sursis, et quatre attendent leur procès.(5) La multiplication des condamnations judiciaires a conduit un certain nombre de gilets jaunes à réclamer une loi d’amnistie. André Chassaigne, chef de file des députés communistes, a demandé au président de la République d’annoncer cette amnistie lors de son allocution du 31 décembre.(6) Emmanuel Macron n’a pas donné suite à cette requête, et il s’est même permis, lors de cette allocution, de parler des gilets jaunes comme d’une « foule haineuse ».(7) Ce ton guerrier annonce la couleur : d’autres gilets jaunes seront jetés en prison dans les semaines à venir. Le combat anti-carcéral prend donc tout son sens. À Montpellier, l’assemblée contre les violences d’État et pour les libertés mène ce combat depuis plusieurs années. Créée en 2013 pour réclamer l’abrogation de l’état d’urgence, cette assemblée est ensuite devenue la commission anti-répression des militants inquiétés par les autorités dans le cadre du mouvement social contre la loi travail et ce collectif a désormais vocation, dans la mesure de ses moyens, à se mettre au service des gilets jaunes. C’est d’ailleurs à l’appel de cette assemblée qu’une cinquantaine de personnes, dont de nombreux gilets jaunes, se sont rassemblées devant la prison de Villeneuve-lès-Maguelone au soir du réveillon pour soutenir les détenus.
Prison pour tous
Au-delà de la nécessité de s’organiser collectivement pour lutter contre la répression se pose la question de la place de la prison dans la société d’une manière générale. On entend souvent ici et là, et parfois même chez des gilets jaunes, que les juges seraient laxistes et les prisonniers bien traités. Ces allégations ne résistent pas à l’étude des faits. Un récent rapport élaboré par l’université de Lausanne a établi que la population carcérale a augmenté d’un quart en France entre 2005 et 2015(8), alors que la population française n’a évidemment pas augmenté d’un quart dans la même période. L’incarcération reste donc la peine de référence en France, et les pauvres sont les premiers touchés : 47% des pères de détenus sont ouvriers, 20% des détenus déclarent ne pas avoir de logement stable à leur entrée en prison, et 13,6% n’ont aucune protection sociale.(9) À Montpellier, deux SDF ont été condamnés à six mois de prison ferme pour avoir volé une part de pizza(10) ; deux précaires, un homme et une femme enceinte, ont respectivement été condamnés à huit et quatre mois de prison ferme pour avoir volé une paire de chaussettes(11) ; etc. À chaque séance de comparution immédiate, des pauvres – condamnés par de riches juges – sont envoyés en prison, souvent pour des broutilles. De plus, de nombreuses personnes sont incarcérées sans même avoir été jugées : au 1er janvier 2018, on comptait, selon les chiffres publiés par le ministère de la justice, 19 815 détenus non encore jugés ou dont la peine est frappée d’appel, soit 28,7% des détenus. Parmi les détenus définitivement condamnés, 45% purgent une peine de moins d’un an. En France, en 2019, à moins d’être haut placé, personne n’est à l’abri de se retrouver un jour incarcéré.
La vieille arnaque de la surpopulation
La massification de l’incarcération explique pourquoi le principe de l’encellulement individuel, proclamé en 1875(12), est constamment bafoué. Toujours selon les chiffres du ministère de la justice, on compte 59 765 places dans les établissements pénitentiaires pour 79 785 personnes écrouées, soit un taux de surpopulation carcérale supérieur à 130%. Dans un témoignage publié par le Poing, un ancien détenu de la prison de Villeneuve-lès-Maguelone racontait qu’ils étaient cinq à se partager une cellule de 9 m², soit 1,8 m² par personne. Au nom de la lutte contre la surpopulation carcérale, les gouvernements successifs construisent toujours plus de prisons. Le préfet de l’Hérault Pierre Pouëssel et le maire de Montpellier Philippe Saurel étaient d’ailleurs fiers d’annoncer, le 1er octobre 2018, la construction d’une nouvelle prison dans le quartier Euromédecine pour, selon le directeur interrégional adjoint des services pénitentiaires de Toulouse, « traiter partiellement les problèmes de surpopulation pénale au sein de la région ».(13) Mais, comme le rappelle l’Observatoire international des prisons (OIP), « les plans de construction de nouvelles prisons qui se sont succédé depuis les années 1990 n’ont rien changé » au problème.(14) En réalité, les autorités feignent de ne pas comprendre une équation pourtant simple : plus on construit de prison, plus on enferme la population.
On n’humanise pas un cimetière
L’autre problème qui revient toujours en boucle – en plus de la surpopulation carcérale – c’est celui des conditions de détention, jugées indignes, à juste titre. Dans les prisons françaises, on compte en moyenne un décès tous les deux jours, la plupart du temps par suicide,(15) et 33 prisons ont déjà été condamnées par des tribunaux français pour exposer les détenus à des « traitements inhumains ou dégradants »,(16) sans que cela n’y change jamais rien. L’exposition aux maladies mentales est également préoccupante : le taux de pathologies psychiatriques est vingt fois plus élevé en prison que dans la population générale.(17) En 2006, le Comité consultation national d’éthique s’alarmait déjà du fait que l’ « on assiste à un déplacement de l’hôpital psychiatrique vers la prison ».(18) Et les constructions de nouvelles prisons dites « modernes » ne règlent pas le problème : « une des principales caractéristiques de ces lieux mortifères modernes, c’est l’isolement, torture raffinée » tranche la brochure 15 000 bonnes raisons de ne plus se révolter. « À l’intérieur, l’isolement prend différentes formes. Sensoriel : les murs épais ne laissent entendre aucun bruit de la vie dehors et entravent les discussions […] Relationnel : les systèmes de surveillance s’automatisent, la gestion de la détention se bureaucratise. […] Dans tous les cas, une cage reste une cage »
La peine alternative : une double-peine
Face à l’horreur carcérale, de nombreuses personnes considèrent qu’il faut généraliser les peines alternatives : travail d’intérêt général, mise à l’épreuve, placement sous surveillance électronique ou bien encore placement à l’extérieur. La tendance est effectivement à la généralisation de ces peines à exécuter en dehors de la prison. Le problème, c’est que ces peines ne remplacent pas les peines d’incarcération, mais s’y ajoutent : « Depuis le début des années 1980, le nombre de personnes suivies en milieu ouvert a progressé de 140.5% (171 320 au 1er janvier 2016), tandis que sur la même période le nombre de personnes détenues a augmenté de 80.6%, sans évolution corollaire de la délinquance. » note l’OIP.(19) Ces peines créent un effet d’appel d’air pour les juges : par exemple un détenu autrefois condamné à six mois de prison avec sursis fera aujourd’hui six mois de bracelet électronique ; ou bien, autre exemple, un détenu autrefois incarcéré pendant un an sera aujourd’hui également incarcéré pendant un an, sauf qu’il sera placé en semi-liberté pendant les six mois suivant sa détention. Dans ces conditions, la généralisation des peines dites alternatives n’est pas une solution pour réduire l’incarcération.
Un business macabre
Le penchant sécuritaire et carcéral de notre société pourrait bien s’expliquer par les gains générés par cette industrie de l’enfermement. « Où peut-on rémunérer légalement des salariés 3 euros de l’heure [sans contrat de travail, ndlr] ? En Roumanie ? En Chine ? Non, nul besoin de délocaliser : il suffit de solliciter les ateliers pénitentiaires, où des détenus travaillent pour des sous-traitants de grandes entreprises françaises (L’Oréal, Bouygues, EADS, Yves Rocher, BIC, etc.). D’autres, à l’instar de Sodexo et de GDF Suez, cogèrent une trentaine de prisons françaises [celle de Villeneuve-lès-Maguelone est gérée par Sodexo, ndlr] au travers de leurs filiales respectives (Siges, Gepsa) » constatent les auteurs du livre Le travail en prison : enquête sur le business carcéral. Les auteurs de la brochure 15 000 bonnes raisons de ne plus se révolter dénoncent quant à eux le « business de la réinsertion » : « Les formations professionnelles en prison et les ‘‘accompagnements à la réinsertion professionnelle’’ pour les sortant·e·s sont effectués en échange de thunes de l’État aussi bien par des associations caritatives que par des multinationales. Des entreprises embauchent celui ou celle qui sort suite à un aménagement de peine à un tarif compétitif : tu bosses pareil que tout le monde mais pour moins cher ». L’insertion par la prison et l’exploitation, voilà le beau projet de vie que nous promet cette société de consommation.
La prison n’est pas la solution, c’est le problème
Les problèmes exposés précédemment ne règlent pas une question épineuse : que faire des personnes dangereuses, des meurtriers, des voleurs de sacs-à-mains, etc ? Dans la région du Chiapas, au Mexique, qui a connu la révolution zapatiste, une toute autre forme de justice est en voie d’expérimentation. Un article d’Alternative libertaire détaille le projet : « Il s’agit d’une justice de médiation qui réunit les parties, les écoute et enquête lorsque c’est nécessaire, puis les invite à trouver un accord permettant de parvenir à une réconciliation. La chercheuse mexicaine Paulina Fernández Christlieb a longuement étudié ce système qui consiste à ‘‘raisonner avec les personnes, les prendre en compte […] afin que les deux parties soient satisfaites’’ et qu’ainsi la situation soit ‘‘résolue’’. Il est clair que ce rôle médiateur repose sur une légitimité reconnue par toutes et tous et sur une autorité morale incitant puissamment à rechercher un accord. Les instances en charge de la justice n’ont pas pour logique de déterminer des délits et des peines, mais de ‘‘trouver une bonne solution pacifique’’ aux problèmes portant atteinte à la vie collective, en pansant la blessure. D’où une critique radicale de la prison, qui ne résout rien et aggrave les problèmes – elle affecte la vie de toute une famille et constitue une école du crime. S’il arrive qu’une personne puisse être enfermée lorsqu’elle met en danger autrui (si elle est en état d’ébriété par exemple) ou pendant l’enquête la concernant, il n’existe pas de condamnation à une peine de prison. Dans une logique de réconciliation, on recherche une réparation, acceptée comme telle par la ou les victimes : une restitution, ou une compensation du dommage subi. Celle-ci, compte tenu du souci de restreindre le recours à l’argent, consiste le plus souvent en jours de travail, au bénéfice des victimes ou de la communauté. En cas d’homicide, le coupable doit céder une terre à la famille du défunt ou travailler pour elle durant des années. »
Ces expérimentations peuvent paraitre utopistes, mais il ne faut pas perdre de vue qu’elles ont été menées dans le cadre d’une insurrection sociale et populaire, propice à la création de nouvelles formes de vie en collectivité. À l’heure où les gilets jaunes questionnent les fondements même de notre société – la démocratie, la répartition des richesses, le rôle de la police – il ne serait pas inutile de remettre en cause le principe même de la prison, qui, à bien des égards, n’est pas la solution – 63 % des personnes condamnées à une peine de prison ferme sont réincarcérées dans les cinq ans(20) –, mais le problème.
Notes et sources :
(1) « ‘‘Gilets jaunes’’ : 216 personnes incarcérées, un record pour un mouvement social », RTL, 3 janvier 2019.
(2) « ‘‘Gilets jaunes’’ : Nicole Belloubet considère qu’il y a ‘‘d’autres solutions’’ que le retour à l’état d’urgence », Europe 1, 2 décembre 2018.
(3) « Emmanuel Macron estime que le lien entre le parquet et l’exécutif ‘‘ne saurait être totalement rompu’’ », Le Journal du Dimanche, 5 octobre 2018.
(4) « Réforme pénitentiaire: Macron annonce l’interdiction des peines de prison d’un mois », BFM TV, 6 mars 2018.
(5) « Gilets jaunes déférés au tribunal de Montpellier : compte-rendu des cinq audiences », Le Poing, 1er janvier 2019. / « ‘‘Gilets jaunes’’ à Montpellier : deux manifestants condamné et l’un d’eux écroué », Midi Libre, 24 décembre 2018. / « Un gilet jaune condamné à 5 mois de prison avec sursis par le tribunal de grande instance de Montpellier », Le Poing, 22 décembre 2018.
(6) « ‘‘Gilets jaunes’’ : le député communiste André Chassaigne demande une loi d’amnistie pour les manifestants condamnés », France Info, 29 décembre 2018.
(7) « Dans ses vœux, Emmanuel Macron fustige ‘‘les porte-voix d’une foule haineuse’’ », France Culture, 1er janvier 2019.
(8) « Prisons : le nombre de détenus en France a augmenté de près de 25 % en une décennie », Le Monde, 4 décembre 2018.
(8) « Dans les prisons, c’est d’abord la misère qu’on enferme », L’Humanité, 28 mai 2014.
(9) « 6 mois de prison ferme pour avoir volé une part de pizza », Le Poing, 22 mai 2017.
(10) « Chronique de la guerre aux pauvres », Le Pressoir, 5 mars 2017.
(11) « L’encellulement individuel, serpent de mer depuis 140 ans », Europe 1, 20 septembre 2016.
(12) « Prison : une structure d’accompagnement des détenus en 2022 à Montpellier », France 3, 1er octobre 2018.
(13) « Montpellier : une nouvelle prison prévue pour 2022 à Euromédecine », Le Poing, 3 octobre 2018.
(14) « Décès en détention et suicides », OIP.
(15) « 37 prisons condamnées pour conditions de détention indignes », OIP.
(16) « Santé mentale », OIP.
(17) « Avis n°94 du Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé », 21 novembre 2006.
(18) « Alternative à l’incarcération », OIP.
(19) Annie Kensey, Abdelmalik Benaouda, Les risques de récidive des sortants de prison. Une nouvelle évaluation, Cahiers d’Études Pénitentiaires et Criminologiques, 2011.
Nos articles sont gratuits car nous pensons que la presse indépendante doit être accessible à toutes et tous. Pourtant, produire une information engagée et de qualité nécessite du temps et de l’argent, surtout quand on refuse d’être aux ordres de Bolloré et de ses amis… Pourvu que ça dure ! Ça tombe bien, ça ne tient qu’à vous :