Covid-19 : non, les grandes entreprises ne font pas des dons par générosité, mais par cupidité

Le Poing Publié le 2 avril 2020 à 20:11
Une crise sociale économique et sociale majeure est en train de succéder à la crise sanitaire !

Ce mercredi 1er avril, une belle surprise attendait les actionnaires de Total ! Le géant du pétrole a distribué près de 1,8 milliard d’euros de dividendes, malgré le souhait du ministre de l’Économie Bruno Le Maire de faire émerger « un nouveau capitalisme qui soit plus respectueux des personnes, qui soit plus soucieux de lutter contre les inégalités et qui soit plus respectueux de l’environnement ». À l’heure où une bonne partie de la population craint pour sa santé et pour ses droits les plus fondamentaux, comment les entreprises du CAC40 réagissent-elles à la crise du covid-19 ?

« L’État nous truande »

Sur internet, la révolte gronde ! « L’État est un voleur patenté », « En fait, il faut une France de vaches à lait qu’on pompe jusqu’à la moelle ! », « Pourquoi la classe politique qui nous a foutus dans la mouise jusqu’au cou ne paierait pas son tribut aussi en suspendant ses traitements ! » : serait-on, en plein confinement, revenus au 17 novembre 2018 ? Des hordes de va-nus-pieds, encore, sur nos ronds-points ? « À peine quelques mois après nous avoir vendus une partie de la Française des Jeux, en vantant la sécurité de son dividende, l’État commence à nous truander… » désespère un autre. C’est l’autre révolte, celle des actionnaires, celle d’en face, qui s’exprime sur les forums de Boursorama, après le discours du ministre de l’Économie précisant que les entreprises qui continueraient à verser des dividendes ne seront pas concernées par les mesures d’aide aux entreprises prévues par l’état d’urgence sanitaire.

La mesure gouvernementale permet aux entreprises ne versant pas de dividendes de reporter le paiement des cotisations à l’Urssaf, principale financeur de la Sécurité sociale, qui bénéficiera donc de moins d’argent pour s’occuper, entre autres, du remboursement des soins médicaux, du versement des indemnités d’accidents de travail, des allocations familiales, du « minimum vieillesse », etc. Pour Bruno Le Maire, c’est une manière « d’inviter » les entreprises, non pas au Fouquet’s, mais à la « plus grande modération » dans la distribution des dividendes. En revanche, toutes les entreprises, y compris celles qui continueront à verser des dividendes, pourront bénéficier du dispositif de chômage partiel, qui prévoit que l’État et l’Unedic versent environ 84% du salaire d’un travailleur dont l’activité est réduite.

Les petites et moyennes entreprises (PME) servent d’alibi au ministre pour justifier cette absence de condition au versement du chômage partiel. Les petits patrons n’auraient ainsi pas les moyens de renoncer à d’éventuels petits dividendes glanés ici ou là, ni de se passer des mesures de chômage partiel pour leurs propres salariés. Les PME, ces sempiternels francs-tireurs de la communication publique patronale, toujours mises en avant pour faire croire que les intérêts des grands groupes sont les mêmes que ceux des petits entrepreneurs. Comme si les politiques n’étaient pas capables de définir un seuil de chiffre d’affaires ou de nombre de salariés au-delà duquel la mesure s’appliquerait… Toujours est-il que le ton se durcirait presque du côté du gouvernement sur l’épineuse question des dividendes : le 27 mars on incitait à les réduire, le 30 on conseillait de les supprimer ! Il faut dire que les syndicats ruent dans les brancards, la rumeur se propage que les « premières lignes » exemptées de confinement au nom de la sacro-sainte économie sont toujours ceux « d’en bas », quand les « premiers de cordée » se planquent dans leurs demeures en télé-travail…

Alors dans la majorité, on s’inquiète, comme le député marcheur Guillaume Chiche : « L’épreuve actuelle peut faire ressurgir un phénomène de lutte des classes. Aujourd’hui, les fonctions vitales du pays sont assurées exclusivement par des employés et des ouvriers. Ce sont donc les catégories les plus précaires qui occupent les métiers les plus essentiels à la bonne marche du pays et qui sont en outre les plus exposées au risque sanitaire de contamination. Cela devrait accentuer de manière légitime leurs revendications » (Le Monde, 31 mars). On savoure les suées d’angoisse d’un de nos actionnaires de Boursorama, déjà atteint par la baisse de cotation de Total selon l’indice du CAC40, et qui avait si sagement prévu le coup : « Les entreprises qui ont une participation d’État, vaut mieux les éviter parce qu’elles ne cherchent pas à maximiser le profit. L’État veut préserver l’emploi pour faire réélire les gouvernants. » Scandaleux !

En pleine épidémie, des milliards pour les actionnaires

Depuis, notre pauvre actionnaire est rassuré ! Total vient de verser 1,8 milliard d’euros à ses actionnaires. L’Oréal, avec 558 117 205 titres déclarés d’une valeur minimale de 4,25 euros – 10,4% de plus que l’an passé –, distribuera fin avril environ 2,4 milliards d’euros. Le groupe Hermès a décide de réduire la valeur de ses 105 569 412 actions – de 5 à 4,55€ –, ce qui devrait entraîner le versement de 480 millions d’euros de dividendes. La très secrète société Chanel a quant à elle la particularité de ne pas être cotée en Bourse, et de ne publier presque aucun chiffre la concernant. Les frères Alain et Gérard Wertheimer, dirigeants de l’entreprise, s’étaient octroyé 3,4 milliards d’euros de dividendes en 2017. Aucune information n’est donnée pour les dividendes de cette année, mais le groupe a mystérieusement annoncé renoncer aux mesures de chômage partiel proposées par le gouvernement français, ce qui est une manière de dire qu’ils continueront à se verser des dividendes…

Mais qu’est-ce qu’être actionnaire ? Qu’est-ce qu’un dividende ? Juste récompense d’un travail harassant et socialement utile ? Pas vraiment. Pour résumer, il s’agit d’acheter – ou plutôt de faire faire acheter par un conseiller financier – une action, qui, selon les aventures de la Bourse, gagnera ou perdra en valeur pendant qu’on attend confiné dans sa villa. Tout le monde peut-il être actionnaire ? En théorie, oui. Dans la pratique, il faut un bon investissement de base pour que ce soit intéressant. Si on achète 100€ d’actions, et que sa valeur augmente de 10% dans l’année, on récoltera 10 euros. Pour 100 000€ d’actions, 10 000€ de bénéfice ! Le petit actionnariat et l’actionnariat salarié promu par de Gaulle, selon lequel les salariés doivent durablement s’investir dans le capital de l’entreprise, restent largement anecdotique : chez Total, 5,3% des actions sont détenues par les 100 000 salariés du groupe, tandis que 86,9% des dividendes sont versés à des « acteurs institutionnels », tels les fonds de pension Black Rock. Chez Hermès, plus de la moitié des actions sont détenues par une holding appartenant à la famille des dirigeants, le reste se répartissant entre différents richissimes hommes d’affaires. Chez l’Oréal, seules 1,46% des actions sont possédées par les salariés et 33,27% atterriront dans la poche de la famille Bettencourt, soit à peu près 800 millions d’euros, l’équivalent de 40 000 respirateurs hospitaliers allemands. L’an passé, le média indépendant Bastamag publiait le graphique ci-dessous représentant les principaux bénéficiaires des dividendes des entreprises du CAC40 : peu de place pour l’instit’ du coin ou l’infirmière au front !

Document du média indépendant Bastamag

D’autres grandes entreprises françaises ont fait le choix ces derniers jours de suspendre le versement de leurs dividendes. Élan de solidarité, soudains éclairs de lucidité quant au caractère dangereux, dévastateur et profondément inique de notre modèle de société ? Le Poing est allé regarder du côté de la cotation en bourse de ces grands groupes. Dassault Aviation, Airbus, JCDecaux, Safran, Tarkett, Autogrill, La Société Générale… Toutes ces entreprises, qui ont « renoncé » à verser des dividendes, connaissent depuis plusieurs semaines une dégringolade de la valeur de leurs actions. À l’inverse, les groupes qui continuent de verser des dividendes, comme Total, L’Oréal ou Hermès, ne sont certes pas au top de leur forme, mais enregistrent des rebonds réguliers. En résumé, quand les géants de l’économie française pensent pouvoir garder le soutien financier de leurs actionnaires, ils continuent à distribuer leurs dividendes, quitte à ne pas bénéficier du soutien de l’État français dans la prise en charge du chômage partiel. Et quand la perte des actionnaires est d’ores et déjà annoncée, ils se rabattent sur l’argent public et sur les mesures financées par l’impôt ! C’est la privatisation des profits, et la collectivisation des pertes ; un classique peu glorieux de l’économie capitaliste.

Une couverture médiatique niaise et idéologique

Ce sont donc les intérêts financiers qui convainquent les grands patrons de verser ou non des dividendes, et ils tentent pourtant cyniquement de faire croire que leurs décisions sont guidées par des valeurs humanistes. Ainsi, Chanel ne recoure pas au chômage partiel pour ne pas « peser sur les comptes publics » ; « Total ne sollicitera pas le soutien de l’État pour faire face aux difficultés économiques créées par le Covid-19 que ce soit sous forme de soutien de trésorerie (prêts bancaires garantis, report de paiement des charges sociales ou fiscales) ou de recours au dispositif exceptionnel de chômage partiel » ; « Disposant d’une trésorerie suffisante, fidèle à sa culture humaniste et à ses engagements d’employeur responsable, le groupe Hermès maintiendra le salaire de base de ses 15 500 collaborateurs en France et dans le monde sans avoir recours aux aides publiques exceptionnelles des différents États » ; « Dans cette période extraordinairement difficile, nous, [L’Oréal], considérons qu’il est de notre devoir d’employeur responsable et de société citoyenne française de tout faire pour garantir la santé et la sérénité financière de nos collaborateurs sans peser sur les comptes publics, afin que l’État puisse venir en priorité en aide aux entreprises qui en ont le plus besoin », etc.

L’hypocrisie de telles déclarations saute aux yeux de tous, ou presque. Ainsi, Les Échos et le Parisien, propriétés du groupe LVHM, s’extasient d’un don de 10 millions de masques par LVMH, sans même évoquer si le groupe distribuera ou non des dividendes. Quand Total annonce offrir 50 millions de bons d’achat de carburant aux soignants, la nouvelle est gaiement reprise par la presse régionale, de Métropolitain en passant par Ouest-France, L’Aisne Nouvelle, Le Courrier Picard ou bien encore Temps Réel 92. Même topo pour le don de 20 millions d’euros d’Hermès aux hôpitaux de Paris, relayé par La Provence, Sud-Ouest, Les Échos ou bien encore Le Figaro. Dans Le Point, Elle, Le Figaro, Le Monde, on se félicite du don d’1,2 millions d’euros et de 50 000 masques de Chanel, sans aucun bémol non plus, sans précision sur les intérêts du groupe. RTL affirme carrément que « les grands groupes font preuve de solidarité en cette période si particulière »… Incontestablement, la palme de la béatitude revient, sans surprise, à BFM : « Chanel fait un beau geste » (29 mars), « Des fleurons français de l’industrie prennent sur eux pour ne pas alourdir la facture du coronavirus pour l’État » (31 mars). On y apprend également que Muriel Pénicaud, ministre du Travail, considère les « dons » de Chanel et Total comme des « actes de responsabilité des entreprises » !

Les crises successives qui secouent la France montrent de plus en plus nettement, et à un nombre de plus en plus grand de personnes, les camps d’intérêts divergents que tout oppose. Patronat, médias de masse et pouvoir exécutif d’un côté de la barricade, et les travailleurs et travailleuses, les derniers de cordée, et les gens qui ne sont rien de l’autre côté. Une fois n’est pas coutume, donnons raison au député marcheur M. Chiche : c’est le retour sur le devant de la scène de la lutte des classes !

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