Crise économique, dispute de pouvoir et lutte pour l’ autodétermination : la Bolivie en ébullition

Le Poing Publié le 6 novembre 2024 à 17:57 (mis à jour le 7 novembre 2024 à 01:06)
Tension en Bolivies : blocages, déblocages, séquestration de militaires... (DR)

Depuis plus de trois semaines, la Bolivie connaît une révolte sociale qui s’est envenimée ces derniers jours avec des blocages de route et des affrontements mortels, sur fond de crise économique qui traduit l’épuisement du modèle extractiviste sur lequel le pays s’appuyait jusqu’alors

Analyse de S., compagnon de route du Poing qui vit en Bolivie

Le 14 octobre 2023, des partisans de l’ex-président Evo Morales ont lancé une série de blocages de routes pour protester contre ce qu’ils appellent une “persécution judiciaire” et dénoncer la gestion de la crise économique croissante par le gouvernement de Luis Arce, pourtant désigné par Morales comme son successeur et membre du même parti politique. La situation s’est rapidement envenimée, et le 23 octobre, Morales a affirmé avoir échappé à une tentative d’assassinat orchestrée par le gouvernement d’Arce, en précisant que des assaillants avaient ouvert le feu sur son véhicule. En réponse, le gouvernement a accusé Morales d’avoir mis en scène l’attaque, avant d’affirmer que ce dernier cherchait délibérément à forcer un barrage de police anti narcotrafic, prétendant même que la garde de Morales, illégalement armée, avait tiré en premier sur des policiers.

Le 1er novembre, les tensions ont de nouveau franchi un seuil inquiétant lorsque des groupes de cultivateurs de coca pro-Morales ont pris en otage près de 200 militaires, en s’emparant également d’armes après avoir attaqué trois casernes dans la région du Chapare, bastion historique de l’ancien président et des “cocaleros” (cultivateurs de coca). Les manifestations ont continué de se multiplier le 2 novembre, avec plus de 100 points de blocage à travers le pays. Les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre ont fait de nombreuses victimes, dont quatre civils et trois policiers, principalement dans la vallée de Cochabamba. Le nombre de blessés et d’arrestations a considérablement augmenté, à plusieurs centaines respectivement.

Le même jour, Morales a annoncé une grève de la faim, appelant à un dialogue avec le gouvernement alors que les points de blocage semblaient perdre peu à peu du terrain face aux forces de police et à l’armée. 

Une bataille décisive a eu lieu, marquée par le démantèlement des barricades qui paralysaient la Bolivie, avec un affrontement majeur à Cochabamba, où les blocages visaient à faire le siège de la ville qui forme un nœud logistique entre les différentes régions. Une jeune femme Quechua a disparu. Ses vêtements traditionnels ont été retrouvés maculés de sang, mais son corps n’a jamais été retrouvé. La population locale accuse les policiers de l’avoir violé et torturée avant de la faire disparaître.

Le point de blocage restant  le plus important reste la région du Chapare, dans le piémont des Andes à la rencontre de l’Amazonie, où les cocaleris sembleraient désormais armés depuis la prise des casernes.

Un modèle économique à bout de souffle

La situation actuelle en Bolivie est traversée par un forte convulsion sociale dans une crise socio-économique qui ne cesse de s’aggraver. Cette agitation, visible à travers les blocages et les affrontements, cache une crise plus profonde : l’épuisement d’un modèle économique extractiviste .

La Bolivie se trouve historiquement enfermée dans un rôle de fournisseur de matières premières pour les grandes puissances. Mais ses réserves de gaz naturel, autrefois principal moteur de son économie, sont désormais épuisées. Ce gaz, nationalisé lors de l’arrivée au pouvoir du Movimiento al Socialismo (MAS), rapportait des devises essentielles pour le pays. À présent, l’exploitation des ressources restantes est contrôlée par une élite locale – bourgeoisie historique dans la mine ou l’import-export, propriétaires terriens de l’agro-industrie, bureaucrates d’État, pseudo-coopératives minières fictives, syndicats de cocaleros – tous alliés à des intérêts privés internationaux. Cette structure économique perpétue ainsi une logique coloniale.

Le MAS, bien qu’ayant promis la nationalisation des ressources naturelles, n’a pas su rompre avec cette dépendance : une grande partie du secteur minier reste dominée par des groupes privés, et son secteur pseudo-coopératif sert de sous-traitant aux entreprises transnationales. Le modèle repose sur l’exportation de matières premières à bas coût et l’importation de produits manufacturés et de biens de plus grande valeur, créant un déséquilibre économique chronique. Cette dépendance, associée à la raréfaction des ressources, entraîne des cycles répétés de crises économiques.

Aujourd’hui, l’épuisement des réserves de gaz limite gravement la capacité du pays à obtenir des devises étrangères. Cette source de revenus autrefois cruciale permettait d’importer des biens essentiels, nécessaires au fonctionnement d’un marché intérieur qui fait office de chaîne d’approvisionnement, de soutien aux activités d’exportation qui concentrent l’essentiel de la plus-value nationale. En outre, la Bolivie, qui est devenu depuis les années 1980 un narco-état discret, voit également cette économie menacée par l’émergence de drogues de synthèse qui concurrencent désormais la cocaïne.

Les effets de cette crise se font ressentir au quotidien. Les difficultés d’approvisionnement en essence, la rareté des médicaments et une inflation galopante des produits importé désarticulent toute la chaîne productive du pays, du matériel de construction aux semences agricoles. Ces produits importés sont devenus inaccessibles pour la majorité de la population, et l’économie elle-même menace de s’effondrer.

Corruption généralisée et pédocriminalité

Le modèle extractiviste en Bolivie s’accompagne d’une corruption institutionnalisée qui caractérise la structure même de l’État. Ce système repose sur un capitalisme de rente et de prébende, où le favoritisme et les arrangements entre capital et bureaucratie forme la Genèse d’un État oligarchique que les réformes successives n’ont su transformer. Les complaisances et les ententes officieuses sont des pratiques courantes, offrant à une minorité un contrôle sur les ressources et le pouvoir  Chaque transaction devient un moyen de renforcer cette influence, empêchant toute réforme de fond et travestissant l’idée d’une rupture avec les modes de gouvernance d’origine coloniale. Rupture promise par le Mouvement au Socialisme, qui a pourtant fait de ce mode de gouvernance son pain quotidien.

A cette corruption comme mode de gouvernance s’ajoute également un patriarcat impitoyable. Le pouvoir en Bolivie se nourrit d’une subjugation systématique des femmes, souvent issues des communautés aymaras et quechuas, et particulièrement vulnérables lorsqu’il s’agit de jeunes adolescentes. Les femmes sont exploitées comme des objets de pouvoir et d’influence, soumises aux caprices des hommes occupant des positions d’autorité. Les figures politiques éminentes n’échappent pas aux scandales, tels Evo Morales, accusé d’abus et de trafic de mineures et d’avoir eu des enfants avec ses victimes. Cette banalisation des abus sur les jeunes filles illustre un héritage de marchandisation des corps féminins, où ce sont les familles des victimes elles-même qui les vendent en échange de faveurs politiques ou économiques. L’ironie amère, c’est que ces faits étaient connus de tous depuis des décennies, et l’actuel président Arce, qui accuse Morales de « pédophile » est le même qui, il y a quelques années, préférait couvrir les actes de celui qui était à l’époque son chef.

L’actuel mouvement social en Bolivie trouve ses racines dans le mal-être social légitime dû à la paupérisation qu a entraîné la crise économique. Les paysans de la région de La Paz, regroupés sous la Fédération Tupak Katari, se sont mobilisés avec des revendications clairement axées sur la souveraineté économique : nationalisation de toutes les ressources naturelles, limitation et encadrement des marges des intermédiaires commerciaux sur le marché intérieur, contrôle du marché extérieur et plus d’une centaine de revendications sociales. Cette initiative, portée par un groupe perçu comme plus radical et plus indépendant du Mouvement vers le Socialisme (MAS), a attiré l’attention d’Evo Morales, qui a tenté de s’y rallier en y ajoutant sa propre priorité : l’abandon des persécutions judiciaires à son encontre, ce qui dans son langage signifie la fin des poursuites pour pédocriminalité et trafic de mineurs. En conséquence, il devient difficile de discerner si le mouvement défend réellement des revendications sociales, s’il exprime simplement un mécontentement face à l’inflation et la hausse des prix de l’essence, sans pour autant proposer les réforme radicale prôné par la Fédération Tupac Katari, ou s’il s’agit d’une stratégie pour réhabiliter Morales en vue des élections de 2025.

Conflit interne au MAS

La dispute interne entre les factions du MAS s’intensifie autour de la question cruciale : qui sera le candidat du parti en 2025 ? Certains imaginent un retour de Moralès, alors que l’actuel président Louis Arce, autrefois fidèle lieutenant et ministre de l’économie de Morales, est désormais perçu par les partisans de l’ex-président comme un traître néo-liberal, accusé d’avoir adopté une politique trop conciliante avec la droite bolivienne, alignée sur les intérêts américains. Il ne peut d’ailleurs plus se représenter constitutionnellement.

Morales, quant à lui, se revendique du « socialisme du XXIe siècle » et oriente ses alliances vers la Chine, tandis qu’Arce, se voulant pragmatique, préfère négocier des compromis avec une droite qui, paradoxalement, avait soutenu le coup d’État de 2019 contre Morales après une fraude électorale contestée. Ainsi, les deux factions du MAS rivalisent dans une lutte de pouvoir féroce, menaçant l’unité du parti et laissant la porte ouverte à une droite déterminée à reprendre les rênes du pays.

Ce conflit au sein du MAS ne se limite pas à un simple désaccord politique. La situation  est particulièrement confuse et tous les événements sont débattus par les uns et les autres en fonction de leurs agendas.

La droite bolivienne, incarnée par des figures comme Manfred Reyes, adopte opportunément des accents populistes pour tenter de s’attirer les secteurs périurbains et populaires. Morales, pour sa part, reproche a Arce de ne pas être un “bon gestionnaire” de l’économie extractiviste. Le gouvernement, quant à lui, a dénonce tour à tour l’un et l’autre comme étant responsables de la déstabilisation du « processus de changement ». Au-delà des discours, cette lutte est avant tout un conflit pour le contrôle des richesses générées par les exportations de matières premières, des postes de pouvoir, des prébendes, et des réseaux de corruption et de narcotrafic. Les factions en lice mobilisent différents secteurs populaires en utilisant des mécanismes de clientélisme, ce qui contribue à la fragmentation des organisations sociales et intensifie les tensions au sein de la population.

Il y a eu dans plusieurs régions des affrontements entre population paysanne partisans de tel ou telle faction du MAS et des morts et des blessés sont à déplorer. 

La Chine et les USA en embuscade

Ce conflit s’inscrit dans un jeu d’influences internationales. Les réserves de lithium de la Bolivie, qualifiées de « nouvel or blanc » pour leur importance stratégique dans la transition énergétique, suscitent l’intérêt de la Chine et des États-Unis. La Bolivie est devenue un terrain de bataille géopolitique où chaque puissance tente de sécuriser ses intérêts, manipulant les factions politiques locales, de droite ou de gauche, selon ses besoins, et chaque faction se vend au plus offrant. Luis Arce, cherchant à stabiliser l’économie, regarde vers les États-Unis pour faire face à la pénurie de dollars, tandis qu’Evo Morales mise sur la Chine et la Russie, espérant que le soutien de Pékin et le développement d’une monnaie internationale alternative aideront la Bolivie à réduire sa dépendance au dollar.

Malgré un paysage marqué par des rivalités politiques et internationales, la « Bolivie réelle » persiste. Composée majoritairement de peuples Aymaras, Quechuas et d’autres nations indigènes, elle se maintient grâce à une économie informelle ancrée dans la paysannerie, l’artisanat et le petit commerce. Environ 80 % de la population bolivienne, exclue des bénéfices des exportations, dépend de ce tissu économique autonome, largement en dehors des logiques d’exportation. Ce dernier garantit la reproduction quotidienne de la vie, un socle sur lequel viennent se greffer les activités plus rentables liées à l’exportation, accaparées par les 20 % de la population les plus intégrés à l’économie capitaliste internationale. Cette Bolivie des peuples, loin des intrigues de pouvoir, en demeure pourtant la première victime. Elle continue donc de revendiquer son autonomie, malgré les tentatives de cooptation d’un gouvernement qui cherche à étouffer toute forme de révolte, un Evo Morales qui souhaite l’instrumentaliser à son avantage, et une droite qui joue la carte du fascisme social.

Aujourd’hui, cette Bolivie reel est prise en étau entre des intérêts internationaux et des forces internes qui se disputent son avenir. Alors que la droite se prépare à exploiter les divisions au sein du Movimiento al Socialismo (MAS), la prolifération de groupes armés accroît le risque d’un conflit ouvert. À droite, la formation de milices paramilitaires à Cochabamba et Santa Cruz, et à gauche, les groupes armés irréguliers dans le Chapare, ajoutent aux tensions, tandis que les menaces de militarisation émanant du gouvernement contribuent à cette dangereuse escalade. Chaque décision politique pourrait ainsi précipiter le pays vers une guerre civile aux multiples fronts.

Dans ce climat tendu, la lutte pour l’autodétermination est loin d’être achevée. Face aux manœuvres de pouvoir et aux pressions extérieures, les peuples boliviens continuent de porter la flamme de la résistance. Evo Morales, pour sa part, cherche à capter cette énergie populaire pour la canaliser à son avantage, au risque de la neutraliser et d’étouffer son potentiel transformatif.

Opprimée mais pas vaincu, la Bolivie réelle semble peu encline à se laisser étouffer par le spectacle de la polarisation politique. Derrière ce voile, l’exaspération, la douleur et la colère liées à une crise économique grandissante sont palpables. Le combat pour un avenir débarrassé de l’extractivisme et des logiques coloniales demeure le symbole d’une quête encore inachevée, voire trahie. Après tant de promesses non tenues, la rivalité de pouvoir au sein du MAS accélère son déclin. Bien que la nationalisation du gaz ait initialement apporté une stabilité économique, l’épuisement progressif des gisements érode cette base de prospérité, tout comme l’influence du MAS, qui semble atteindre la fin de son cycle comme option politique populaire.

Pourtant, la quête d’autodétermination de la Bolivie réelle persiste, et même si le mouvement initié par Evo Morales est en déclin, il est fort possible que les mois et années à venir voient l’émergence d’une nouvelle vague de contestation sociale de grande ampleur.

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