Entretien avec Laurent Paccaud, un chercheur sur les marges du sport

Le Poing Publié le 22 juillet 2024 à 16:32
Laurent Paccaud est sociologue du sport, il travaille à Montpellier. (Photo de Mathieu Le Coz / Hans Lucas)

Jeune sociologue, depuis peu montpelliérain, Laurent Paccaud a centré sa recherche universitaire sur des corps vulnérables, évoluant sur les marges des pratiques sportives, comme des groupes LGBTQI+, ou du handisport. Y trouve-t-on une contestation des schémas dominants de l’institution sportive – dont le sexisme, très particulièrement ? Ou bien ces sportifs périphériques finissent-ils par consolider cette institution sportive, en s’y ralliant ? Entretien

Article initialement paru dans le journal papier numéro 40 du Poing, “Un autre sport est possible”, en mars 2024.

Le Poing : Pour vos recherches en sociologie du sport, vous vous êtes intéressé successivement à des pratiques sportives dans l’univers LGBT, puis dans le handisport, à présent à des personnes traitées pour leur obésité. Y a-t-il un lien entre ces divers centres d’intérêt ?

Je m’intéresse beaucoup aux parcours de vie. Or, beaucoup de situations sont abordées à travers de pures catégories médicales, qui tirent les personnes concernées vers le pathologique, l’anormalité. Même l’homosexualité a été historiquement abordée de cette manière. Ce sont des médecins qui ont forgé ce mot. Les personnes ainsi catégorisées sont assignées à des projets sociétaux, qui visent à les réparer, les remettre dans la norme. Des scripts sociaux leur sont attribués, avec des trajets prévus, des continuités, que déterminent les politiques sociales, de santé, d’accompagnement du handicap, d’assurances, etc. 

Le sport tel que nous le connaissons a été pensé par et pour des hommes blancs de catégories sociales supérieures. Les autres ont dû se battre pour accéder à ces pratiques, s’y insérer, ou inventer leurs propres espaces, être reconnus. Certains groupes concernés vont entrer dans une stratégie de contestation virulente du modèle sportif dominant. D’autres au contraire vont chercher à s’en rapprocher et en tirer divers profits, notamment symboliques.

Justement, à propos de contestation virulente, ce n’est pas la sensation qu’on retient concernant vos propres travaux. Il existe toute une sociologie du sport qui attaque sévèrement l’institution sportive en considérant que celle-ci est totalement conforme à la domination capitaliste (le sport business, le sport spectacle, le sport comme conditionnement à la compétition, la performance, les rapports de domination, le sexisme, les stéréotypes raciaux,  etc). Comment vous situez-vous à cet égard ?

J’adhère à la plupart de ces thèses, mais j’adopte d’autres angles d’attaque. Je suis un jeune chercheur issu d’un milieu défavorisé, à la recherche d’un poste. Cela réduit ma marge d’autonomie. Par ailleurs, la critique que vous évoquez me semble avoir été beaucoup faite, au point que je doute qu’il y ait grand-chose à y ajouter. Je préfère donc aller voir dans les marges, les périphéries, et y rechercher d’autres pratiques, d’autres manières de faire du sport. Il faut quand même remarquer que la stratégie d’assaut frontal contre l’institution sportive a produit peu de résultats effectifs. Peu de remises en cause au sein du monde sportif en ont découlé. 

J’avoue que ça m’intéresse de tenter d’améliorer certains aspects. Participant du monde universitaire, je considère que celui-ci est un lieu de formation, pas uniquement de recherche. En formant mieux des professeurs d’éducation physique et sportive, on peut espérer qu’ensuite ils fassent mieux en direction de leurs propres élèves…

Dans le handisport, vous avez étudié à fond le PCH, qui est une forme de hockey spécifiquement pratiquée par des personnes atteintes d’affections neuromusculaires dégénératives, qui ne se déplacent que sur fauteuils roulants électriques. En découlent des règles très originales et intéressantes puisque une même équipe va intégrer aussi bien des jeunes que des adultes, des femmes que des hommes, et des personnes aux potentiels physiques complètement disparates. C’est rarissime dans le sport. Or, vous concluez que même dans ce contexte qui ne valorise pas la supériorité physique, on voit se reproduire les formes de domination de la masculinité hégémonique. Intégrer des populations en marge jusqu’au sein des pratiques sportives, n’est-ce pas finalement renforcer l’institution sportive, jusque dans ses aspects négatifs ?

On se prend les pieds dans le tapis, si on aborde le sport comme un phénomène isolé dans la société. Le sport est un miroir de ce qui se passe ailleurs. La masculinité hégémonique dominante dans le sport n’est pas si éloignée de la masculinité hégémonique tout court. En revanche, il est vrai que l’univers du sport est souvent un espace d’apprentissage de cette masculinité hégémonique. Dans la discipline du PCH, on va pouvoir être positivement reconnu comme masculin, sans que cela passe par l’exercice d’une domination physique des hommes sur les femmes, du fait de leur force supérieure. 

Première conclusion : le PCH a clairement un projet anti-validiste, il fait sa place à quiconque en éliminant le critère de la force physique. Mais anti-validisme n’est pas synonyme d’antisexisme. C’est intéressant si on y réfléchit bien. Cela fait imploser le poncif qui prétend justifier la domination masculine par le constat que les hommes ont généralement une force supérieure à celle des femmes, que c’est comme ça, que ça ne se discute pas. Je vois là une petite brèche contre-normative, même si je vous l’accorde, ça ne fait pas une révolution !

Je suis convaincu que la pratique sportive constitue un levier d’émancipation pour ces personnes en situation de lourd handicap. C’est pour elle une façon de s’extraire de cadres familiaux, ou d’établissements de soins qui restreignent considérablement leur autonomie de vie. La société renferme ces personnes dans les strictes limites de leur statut de handicapé. Elle le fait en estimant un rapport coût/bénéfice entre combien coûte leur prise en charge par la société, et combien ça peut rapporter. Ce calcul leur est très défavorable, et on va leur imposer une vie confinée dans l’attente d’un décès qui survient beaucoup plus tôt que dans le restant de la population. Donc, le fait de sortir, de s’accorder du plaisir à travers l’activité corporelle, braver l’interdit familial ou médical du risque physique, faire des rencontres, tout cela a une valeur émancipatrice.

Quant au sport parmi les LGBTQI +, vous vous êtes intéressé à deux équipes. L’une s’en tient à une pratique ludique, de loisir entre gays. L’autre, au contraire, décide de rentrer dans le jeu de la vraie compétition sportive, en se pliant à ses exigences. Dans le cas de la pure activité de loisirs, sans avoir rien contre, on ne voit pas que l’étiquette LGBTQI + suffit à ébranler beaucoup les conventions. Et dans le cas de l’entrée en compétition, on peut se demander si des gays n’en viennent pas à se conformer à un certain ordre établi de l’institution sportive, et finalement conforter des fonctionnements issus d’un monde hétéro-normatif…

Il faut tout de même rappeler que le sport LGBT est né aux USA dans les années 80, en parallèle au développement de l’épidémie de sida. Ainsi, beaucoup de ces sportifs étaient séropositifs ou malades, voire en fin de vie. Se réunir et faire du sport dans ces conditions, j’estime que c’est tout à fait subversif, et que ça n’est pas mince quant à un genre de défi lancé à la société. C’est encore une façon de diversifier les identités dans le sens d’une pluralité ouverte, en refusant l’assignation à un seul critère, tel que gay, ou malade.

Certes le fait de rentrer complètement dans une pratique sportive conventionnelle, compétitive, ne constitue en rien une critique radicale du sport et de son régime de domination. Il s’agit juste d’en élargir les contours pour trouver à s’y insérer. On n’est pas dans une démarche queer. Mais il ne faut pas mépriser le simple désir de s’adonner à une activité, car ce qui est important est le contenu relationnel que cela autorise. 

L’an dernier, j’ai pu participer à un tournoi à Paris. J’y ai observé une équipe composée de travailleur·ses du sexe, de personnes transgenres, dont beaucoup de migrant·es, de sans-papiers. Ce collectif parvenait à se réunir toutes les semaines pour pratiquer son sport, alors qu’il n’aurait pas pu aussi bien fonctionner s’il s’était constitué en n’affichant que des préoccupations directement sociales et politiques. Et c’est à partir de ce fonctionnement d’équipe que se sont développées des formes de solidarité touchant aux droits, au combat contre l’exclusion et la stigmatisation. 

Alors certes, on peut faire du sport dans la logique olympique, pour battre des records et écraser tous les autres. Mais oui, on peut faire du sport pour travailler sur des tas d’autres choses, à commencer par la rencontre.

Comment articulez-vous votre position de chercheur universitaire, et votre préoccupation sociale et politique ? Qu’est-ce qui vous a amené à vous implanter à Montpellier ?

Déjà, il me semble qu’opter pour le domaine des sciences sociales constitue en soi une forme d’engagement. Il vaut mieux emprunter d’autres voies si on a pour préoccupation centrale sa propre réussite individuelle. Quand je me tourne vers des corps vulnérables, en marge, je veux aussi contribuer à leur visibilisation, leur légitimation. D’un point de vue éthique, j’essaie de mener mes recherches avec ces gens, et pas sur ces gens, comme s’il s’agissait de purs objets d’étude. 

Je suis venu à Montpellier car j’y ai obtenu une bourse pour deux années de recherche au sein d’une équipe qui se préoccupe de personnes obèses. Je dois étudier la transformation de leur mode de vie, après qu’elles aient subi des opérations chirurgicales contre leur obésité. Il y a là une technique biomédicale qui vise à limiter quantitativement l’ingestion d’aliments. On n’intervient que sur une dimension biologique, alors qu’on sait très bien par ailleurs que les conditions sociales ont un grand rôle dans le fait d’être obèse. D’où la question de pratiques corporelles au sens large. Quelles configurations sociales permettent, ou pas, une transformation des modes de vie ?

Le stade très avancé du néo-libéralisme, dans lequel nous évoluons, se traduit par une survalorisation de l’autonomie individuelle : on est responsable de ce qui nous arrive, on doit pouvoir s’en sortir tout seul, etc. Mais non. Au contraire, c’est en s’inscrivant dans des réseaux relationnels, c’est en expérimentant des modes sociaux multiples, c’est en étant très relié qu’on fabrique de puissants leviers d’amélioration.

Donc quand je m’intéresse à des groupes et des phénomènes qui peuvent sembler à la marge, il ne faut pas croire que ce sont des micro-milieux resserrés et fermés sur eux-mêmes. Au contraire, ce sont des mondes d’ouverture, d’élargissement des horizons. Et c’est émancipateur.

Recueilli par Gérard MAYEN

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