Féminismes : esquisse d’une cartographie

Le Poing Publié le 21 juillet 2022 à 12:53

Cet article n’est pas un article de littérature scientifique et n’a prétention ni à l’exhaustivité, ni à la pureté militante. Il se veut un déblayage, pratique, à l’usage de toutes celles et ceux qui ont glissé un doigt dans le vaste monde du féminisme, sans hériter d’une culture sur la question, et qui ’interrogent. Un point de départ vers des ressources, à lire, regarder ou écouter, pour comprendre, débattre.

Article publié en mars 2022 dans le n°35 du Poing

« Attends, attends, attends. C’est quoi ça : “les radfem matérialistes” ? Et les essentialistes ? C’est quoi ce post qui parle de heurts entre abolitionnistes et intersectionnelles ? On peut pas faire l’unité pour une fois ? Au lieu de se diviser entre nous ? Mais la prosti- tution ça a toujours existé non ? Quand est-ce qu’on va arrêter d’obliger les joueuses de beach-volley à porter des culottes et d’interdire aux footballeuses de porter un hijab ? Et les mecs ? Ils peuvent être féministes ? » Peut-être vous êtes-vous déjà posé ces questions, mis·e à la recherche de contenus, perçu l’immensité des théories et en êtes sorti·e avec des avis tranchés sur telle ou telle point ou, bien au contraire, vous vous êtes senti·e perdu·e face à ces interrogations.

n.b – L’usage du mot “femmes” est ici entendu au sens de catégorie sociale et politique, et désignent toutes celles se reconnaissant comme telles.

Féminismes, histoire et points de vue

Généralement, l’histoire du féminisme est classée par vagues, de la première, fin du XIXe siècle, à l’actuelle quatrième, associée en grande partie aux luttes latinos-américaines et à l’utilisation des réseaux sociaux, avec #MeToo, entre autres. Gardons toutefois à l’esprit que les vagues, au sens propre comme au figuré, se plient aux rivages qu’elles percutent. Il en est de même de ces vagues féministes, principalement échouées sur les rivages occidentaux. La première vague en France s’achèvera sur le tardif droit de vote des femmes en 1944. La deuxième vague sera marquée par la publication du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir en 1949, Le manifeste des 343, le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) et enfin la loi Veil, en 1975, autorisant le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG).

De là, enorgueillies de nos droits arrachées au patriarcat à moustache par nos aînées, penser que le féminisme en Occident est plus avancé qu’ailleurs est un raccourci bien biaisé. Certes, les femmes en France n’avortent plus avec un cintre. Pourtant, si le salaire des femmes est inférieur de 24% à celui des hommes, si la rage est intacte dans la rue – chaque 25 novembre, journée pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, chaque 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes –, que des violeurs sont au pouvoir, que plus de 115 féminicides sont recensés chaque année dans l’Hexagone c’est bien que le patriarcat, lui, n’est pas mort.

« Les combats de ma fille sont les mêmes que les miens. On espérait mieux pour elles. Rien ne bouge » nous confiait Annie venue marcher à Montpellier avec Chloé, sa fille, le 21 novembre 2021 contre les violences faites aux femmes. Loin d’être un sentiment isolé, c’est aussi ce que confiait une militante lors du grand week-end féministe sur feu la Zad Du Lien en mars 2021 à l’occasion de la présentation du livre Notre corps, nous-mêmes (Hors d’atteinte, 2020) : « Je me souviens lors de la première édition de ce livre, dans les années 1970, on était en pleine deuxième vague. On se disait, ca y est, c’est gagné, sur notre place dans la société, dans la famille, sur notre sexualité. Mais en fait 40 ou 50 ans plus tard, quand je discute avec des jeunes femmes de 16 ou 17 ans, beaucoup ne connaissent toujours pas leurs corps, on recule sur plusieurs sujets. C’est comme si on revenait, encore une fois, à zéro. »

Intersectionnalité et troisième vague

Et la troisième vague alors ? Pour celleux que la lecture théorique n’effraie pas, la lecture de l’article Du féminisme (de la troisième vague) et du postmoderne (Oprea, D.-A., 2008), explique comment cette dernière s’est vue construite, ou continuée, à partir des années 1980-1990 par celles qui ne se reconnaissaient pas dans le féminisme majoritairement blanc et bourgeois des deux premières : personnes racisées, lesbiennes, non-valides, etc. Une troisième vague plus soucieuse donc, d’inclusivité. C’est d’ailleurs en 1989 que l’universitaire afroféministe Kimberlé Williams Crenshaw introduit la notion d’intersectionnalité à travers le cas des discriminations subies par les femmes noires et précaires aux États-Unis. « On peut dire que le noyau central de son propos est de montrer qu’il est impossible d’isoler un rapport social de domination des autres (notamment ceux de genre, classe, race) » résume l’autrice Aurore Koeshlin (Ballast, 2021). En France, pays de l’universalité et de la sacro-sainte unité (linguistique, administrative, etc.), ces décennies ont aussi vu l’émergence de courants féministes divers, qui, bien que traversés par une ligne de crête commune sur les questions de l’IVG ou des violences faites aux femmes, semblent parfois aussi irréconciliables que les gauches révolutionnaire, radicale ou libérale, non sans raison.

Courants féministes, genres, sexe et prostitution

Si les notions de genres, sexe et prostitution sont ici sur la même ligne c’est que les positions vont souvent de pair. Celleux souhaitant l’abolition du système prostitutionnel sont globalement les mêmes que celleux considérant que les femmes trans (assignées hommes à la naissance puis ayant transitionnées vers le genre féminin), restent des hommes et n’ont pas leur place dans cette lutte. De même, les mouvements ne souhaitant pas l’abolition de la prostitution sont les mêmes que ceux intégrant pleinement les personnes trans ou non binaires dans les espaces et les luttes.

Sur la notion du genre, le courant inclusif ou intersectionnel, lutte pour un féminisme incluant les personnes trans, non-binaires, gender-fluid, etc. Les espaces en non-mixité leur sont ouverts. Là où les radfem, pour “féministes radicales” (ici, le terme “radical” ne s’entend pas dans le sens de “prendre le problème par la racine”), généralement qualifiées (péjorativement) de Terf (Trans-exclusionary radical feminist) s’en tiennent à des espace en non-mixité composés uniquement de femmes cisgenres (assignées femmes à la naissance et se reconnaissant dans le genre féminin). De fait, ce courant féministe exclut de la lutte les personnes ne se retrouvant ni dans la catégorie femmes cisgenres, ni dans la catégorie hommes cisgenres (assignés hommes à la naissance et se reconnaissant dans le genre masculin), c’est-à-dire les personnes trans, non-binaire, etc. On retrouve dans ce dernier courant des personnalités telles que Dora Moutot (du compte instagram T’as joui ?), ou Margarite Stern à l’initiative des collages féministes (dont la grande majorité des collectifs de collages féministes – comme le collectif montpelliérain CQFAD – se dissocient explicitement).

Le courant essentialiste, lui, prône une différence fondamentale entre les sexes, et est souvent associé à des notions de féminin sacré.

Concernant la question de la prostitution, les mouvements abolitionnistes (Osez le Féminisme, Le Nid ou l’Amicale du Nid, la quasi-totalité des associations institutionnelles), considèrent les personnes en situation de prostitution comme victimes, niant donc la question du choix éclairé pour les TDS (travailleuses et travailleurs du sexe), y compris celles travaillant hors des réseaux de traite humaine. Le terme de survivante est généralement employé pour désigner celles étant sorties de cette activité. La loi de pénalisation des clients de 2016 (abrogeant celle sur le racolage) est, par exemple, une proposition de loi souhaitée par les abolitionnistes qui se félicitent de son application.

À l’inverse, les associations ou organisations comme Médecins du Monde (notamment le Projet Jasmine), Aides, le STRASS ou le Planning Familial, considèrent que pénaliser les clients ne fait que fragiliser les TDS, obligé·es de se cacher plus pour ne pas que leurs clients soient vus. Pour Marie-Hélène Lahaye, autrice du blog Marie accouche là, et l’essayiste Valérie Rey-Robert, il ne s’agit pas de nier « la violence que subissent l’écrasante majorité des prostituées, y compris les prostituées libres ». Mais contrairement aux abolitionnistes qui considèrent que la violence est inhérente à la prostitution, les non abolitionnistes considèrent que la violence que subissent les prostituées est liée à leur situation de précarité (elles ne sont pas protégées par autant de lois que les autres travailleurs), de clandestinité (mieux vaut pour elles cacher leur activité à leur entourage et souvent à l’autorité publique) et de stigmatisation par la société en général (une prostituée violée pendant l’exercice de son activité ne sera pas accueillie de la même façon par la police qu’une mère de famille dans le même cas).

Féminismes, amour et lutte des classes

Amour, lutte des classes et féminisme ? Quel rapport ? S’il n’est pas à expliquer aux lecteurs et lectrices habitué·es du Poing, la lutte indispensable des classes, il nous est moins commun de parler d’amour. Et pourtant. La recherche d’amour, la liberté sexuelle – qui, si elle a permis des avancées indéniables en termes de droits des femmes, reste très largement en faveur des hommes blancs, cis et hétéros – ne sont-elles pas les derniers atouts à jouer de cette société tant capitaliste que patriarcale ? Les luttes féministes des années 68 n’ont-elles pas été en partie englouties par le néo-libé- ralisme ? C’est la thèse largement avancée par Eva Illouz, sociologue, qui dresse le portrait amer de la marchandisation de la rencontre et le pourtour de l’économie émotionnelle et sexuelle des sentiments au temps du capitalisme. C’est aussi cette thèse qui est reprise en version BD par Liv Strömquist (Les sentiments du Prince Charles, La rose la plus rouge s’épanouit) ou bien encore dans le podcast Le cœur sur la table (V. Tuaillon, Binge).

Mais alors, de quel féminisme suis-je ?

Certes vous pourrez trouver facilement des tests de type “Quel·le féministe êtes-vous ?” pour enfin savoir si vous avez plus d’accointances avec Marlène Schiappa qu’avec Rokhaya Diallo. Et même si on vous en souhaite plus avec l’une qu’avec l’autre, au-delà des théories et de leurs étiquettes, le mieux reste, quand on ne sait pas, d’écouter les concernées. Et pour la suite ? La fin des vagues et la place aux déferlantes ?

D’autres références, en vrac, que nous vous recommandons chaudement et surtout que nous vous invitons à compléter : Elsa Dorlin, Virginie Despentes, bell hooks, Paul B Preciado, Mona Chollet, Canoubis (Canelle) – Kikaim – Tan polyvalence – Mélusine – etc.

Dessin d’Asil

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