Fukushima mon amour
Quatre ans après l’accident nucléaire de Fukushima-Daiichi, le site reste hautement contaminé et la région toujours habitée. Le Japon, qui vit sans nucléaire depuis plus d’un an, entretient un rapport particulier avec cette énergie, entre déni et prise de parole, depuis les bombardements de Hiroshima et Nagasaki. Ces traumatismes n’ont pourtant rien changé à la politique nucléaire du pays. Au contraire, le Premier ministre ultralibéral Abe Shinzô souhaite relancer la production et repeupler les zones évacuées.
L’abandon des populations locales
De Hiroshima à Fukushima, l’histoire semble se répéter : les autorités publiques détournent les yeux. Ceux qui ont dû être déplacés vivent dans des logements provisoires de fortune, recevant pour les plus chanceux une compensation financière équivalant à 750€ de TEPCo, la compagnie d’électricité gérant la centrale, nationalisée en 2012. Ces ibakusha modernes(1) continuent à survivre, exposés à la radioactivité et aux discriminations. Dans une société où la « valeur travail » est centrale, ils sont de plus en plus considérés par une partie de la population comme « assistés ».
La préfecture de Fukushima toute entière subit les conséquences sanitaires de la catastrophe. On y dénombre environ 54 000 décharges de terre contaminée à ciel ouvert(2). Il suffit de se promener dans Fukushima pour mesurer l’ampleur de ce cauchemar quotidien. Des ouvriers uniquement protégés par un masque stockent ces végétaux dans des sacs plastiques, parfois derrière des écoles, ou encore au bord des routes.
Multinationales et mafia alimentent le drame
Un audit officiel du gouvernement nippon vient d’être publié, dévoilant que plus de 500 millions de dollars, destinés à la décontamination du site, auraient été dépensés en vain. Ces fonds publics, représentant plus d’un tiers du budget total alloué par l’État à la décontamination(3), ont été gaspillés par TEPCo, Toshiba Corporation ou encore Areva. Selon le rapport, le géant français du nucléaire aurait, entre autres, dépensé 270 millions de dollars pour une machine devant en théorie décontaminer les centaines de milliers de tonnes d’eau fuyant chaque jour des trois réacteurs. Or, celle-ci n’a fonctionné que trois mois et de façon limitée. Une autre a duré … cinq jours(4).
Comble de l’horreur, fin 2011, des centaines d’ouvriers ont disparu des listes administratives de TEPCo. Aucun signe de vie depuis. Selon le journaliste d’investigation Suzuki Tomohiko, présent sur le site en juillet 2011, l’entreprise avait demandé à ses sous-traitants de recruter « des gens qui n’aient pas peur de mourir ». Entre alors en jeu la pègre japonaise, chargée de recruter 10% des travailleurs, notamment des sans-abri ou des personnes psychologiquement instables, empochant au passage une grande partie de leur salaire(5).
« Tous sont nos ennemis, tous sont des menteurs »(6)
« Le plus désespérant pour moi est la “conspiration du silence” des compagnies d’électricité, des administrations, du gouvernement et des médias pour cacher les dangers. », confiait au Monde en 2012 le Prix Nobel de littérature et militant anti-nucléaire Ôé Kenzaburô. En pointant du doigt l’attitude des dirigeants mais aussi des compagnies privées, l’écrivain fait notamment allusion à la clause soumettant les employés du nucléaire à une stricte confidentialité.
À celle-ci s’ajoute la loi « relative à la protection des secrets d’État », passée en force par le gouvernement en 2013. Désormais, toute divulgation d’informations confidentielles concernant l’État Nippon est considérée comme un acte criminel. À l’heure où le mouvement anti-nucléaire se conjugue à une protestation générale contre la politique gouvernementale, difficile pour les lanceurs d’alerte de manifester sans être qualifiés de terroristes.
Le Pacifique toujours en proie à la contamination
Le 3 mars dernier, le premier ministre nippon avouait devant la Chambre des Conseillers (le parlement nippon) que sa « déclaration ‘‘sous contrôle’’ n’était faite que pour rassurer le monde afin que le Japon accueille les Jeux olympiques de 2020 ».
À l’été 2013 déjà, Abe Shinzô essayait de « détendre l’atmosphère » en mentant au CIO [Comité International Olympique], assurant que l’eau hautement radioactive ne se déversait pas dans le Pacifique. Or, ce sont 400 tonnes de liquides radioactifs qui s’écoulent chaque jour dans l’Océan. Sans oublier les fuites minimisées par Tepco et celles tout simplement cachées.(7)
Tu n’as rien vu à Fukushima. Rien.(8)
Selma Clausen
(*) Le titre est une référence à “Hiroshima mon amour”, de Marguerite Duras, réalisé par Alain Resnais en 1959.
(1) L’État japonais a attribué 1,6 milliards de dollars issus des impôts pour la décontamination de la centrale.
(2) « Fukushima governor sets 5 conditions for storing radioactive waste », The Asahi Shimbun, 2 septembre 14.
(3) Ibakusha (« victimes de la bombe ») : terme désignant les survivants des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki.
(4) Voir « Japan audit : Millions of dollars wasted in Fukushima cleanup », Mari Yamaguchi, Associated Press, 24 mars 2015.
(5) Révélations lors de la conférence de presse de T. Suzuki, le 15 décembre 2011.
(6) Vers d’un poème d’une élève de Fukushima, disponible sur sortirdunucleaire.org.
(7) « Fisheries ‘shocked’ at silence over water leak at wrecked Fukushima No. 1 plant », The Japan Times, 25 février 2015.
(8) Réplique originale de Hiroshima mon amour : « Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien. »
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