Gaëlle, vigie des détresses

Le Poing Publié le 6 mai 2020 à 17:47 (mis à jour le 6 mai 2020 à 18:07)

Une lectrice du Poing, lourdement handicapée, ne s’apitoie pas sur son propre sort. Mais elle partage son observation, pleine d’acuité, des ravages dans la gestion du covid-19.

Gaëlle, 41 ans, mère d’un enfant, vit en situation de handicap, qui la rend dépendante dans tous les aspects de sa vie quotidienne. Perchée sur son fauteuil, artiste (metteuse en scène, chanteuse), activement impliquée dans la vie sociale, connectée dans les réseaux alternatifs, cette Montpelliéraine ne se plaint pas de son sort. Dans le contexte de l’épidémie, elle n’éprouve pas encore d’inquiétude concernant ses propres ressources (allocataire en tant qu’adulte handicapée et mère isolée). Ni luxe. Ni misère.

« Mais je suis très inquiète, à partir de ce que j’observe autour de moi. Les conséquences sociales de l’épidémie risquent d’être épouvantables pour quantité de gens. Déjà maintenant, la question commence à se poser pour certain·es, de savoir s’iels risquent d’être expulsé.es de leur logement » s’alarme Gaëlle. Sa situation particulière la place en position de vigie, ultra sensible à la dégradation de la vie sociale au quotidien.

Devant être assistée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, le soutien aux actes de sa vie quotidienne engage une dizaine d’assistant·es autour de sa personne. Pour quelques-un·es d’entre eul·les, Gaëlle est liée par une contrat avec une association spécialisée. Pour d’autres, elle reçoit des sommes fléchées, et se retrouve de fait en position d’employeuse. « Finalement, la gestion de ce système devient un genre de métier » estime-t-elle, avec une pointe d’ironie.

C’est là que tout se complique. Dès le tout début de l’épidémie, deux de ses assistant·es ont des obligations de garde de leurs propres enfants. Momentanément, elles ne peuvent plus assurer leur mission auprès de Gaëlle. Depuis lors, le lien professionnel s’est rompu avec l’une ; mais pas l’autre. « Et pour celle-ci, la situation est devenue infernale ». En position d’employeuse, Gaëlle doit signaler à la C.P.A.M. cet empêchement de son assistante. Théoriquement, cela semble correspondre sans le moindre doute au dispositif annoncé par l’État, autorisant l’absence au travail de tout salarié empêché par ses propres obligations parentales. Sauf.

Sauf que, « deux mois plus tard, cette personne n’a toujours pas reçu un centime. Et je me retrouve moi-même avec un sentiment d’engagement moral, à devoir subvenir à ses besoins, alors que je n’ai que mes allocations comme ressources ». Lorsqu’elle se rend sur les pages dédiées du site internet de la C.P.A.M., pour déclarer le congé momentané de cette assistante, Gaëlle se heurte systématiquement à un message d’erreur.

Épuisée, elle se décide à adresser directement un courrier électronique explicatif. « Miracle ! Il y a bien quelqu’un qui répond. Mais n’importe quoi ! On m’explique que ma propre démarche est sans doute contradictoire avec une déclaration faite de son côté par l’employée. Je vérifie. Il n’en est rien ». D’ailleurs, Gaëlle s’inquiète : « Cette personne n’est pas très à l’aise avec le français, elle est démunie devant toute démarche. Moi-même, qui suis très expérimentée, je m’arrache les cheveux ».

Sur Internet, le dispositif change au fil des semaines. Qui y a droit ? En fonction de quoi ? « Pire, c’est même les diverses pièces demandées qui ne sont plus les mêmes. Sans parler de demandes abusives, sur des données personnelles concernant l’enfant de l’employée, dont je n’ai pas à avoir connaissance ». On épargnera au lecteur le détail de la spirale kafkaïenne. Gaëlle préfère analyser la situation profonde : « Au début, j’avais une réponse au bout de quelques jours, puis une semaine, puis deux, et maintenant plus rien d’autres que “le document a bien été transféré au service compétent” ». Comprendre : « En fait c’est l’administration elle-même qui se précarise, avec des agents qui perdent tout pouvoir, voire toute compréhension des dispositifs, et deviennent eux-mêmes des robots de systèmes alambiqués ».

Même les pros s’y perdent. Et en bout de chaîne, aucun argent n’arrive à la personne dans le besoin. Gaëlle est également responsable associative de la crèche qui veille sur son propre enfant : « Là, nous avons besoin d’embaucher une femme de ménage ». Tout bête. Sauf. Sauf que « nous nous sommes tournés vers Pôle emploi. Mais impossible de les joindre par téléphone. On leur a donc écrit, à l’adresse que nous utilisons habituellement pour les contacter. Le courrier revient. Adresse introuvable ! » À ce compte, même se faire embaucher comme femme de ménage tourne au casse-tête !

Le dérèglement frappe ailleurs : « Mon kinésithérapeute m’assure que si la situation dure encore quelques semaines seulement, il va mettre la maison à la vente ». On revient à la source des professions libérales, « d’une certaine façon, un genre de statut de micro-entrepreneur sophistiqué, mais que la crise vient rabattre sur la violence du pur rapport économique vital ».

Gaëlle réfléchit aussi à sa propre situation éthique, existentielle. Par sa sensibilité, ses relations, elle connaît des gens réduits à dormir dans la rue. Il lui est arrivé d’en mettre à l’abri dans son logement. Elle n’y songe plus une seconde : « Mais c’est un choix que je voudrais pouvoir faire en conscience comme une adulte. En tant qu’handicapée, minorisée, infantilisée, je suis considérée d’office comme “fragile” ». À 41 ans, mère de famille, elle voudrait être reconnue apte à faire seule ce genre de choix. « Mais ce serait socialement un suicide. On me supprimerait illico mes prestations d’assistance ».

Habituée à activer des solidarités dans son immeuble, elle a eu le malheur de partager quelque plat sorti de ses fourneaux avec des voisins qui n’ont pas la possibilité de s’offrir pareil plaisir. Cela se compense en échanges réciproques. Mais par temps de covid-19, ce simple geste a été remarqué, rapporté, jusqu’à ce que Gaëlle reçoive un rappel à l’ordre à ce propos… Vigie de ces détresses, ces mauvais feelings, ces retournements, elle ne peut envisager la suite de cette crise avec optimisme…

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