Grèce : après sept ans d’austérité, l’ambiance est au cannibalisme social
Une vingtaine de personnes se sont réunies avant-hier soir au centre Ascaso Durruti* pour discuter des perspectives de luttes en Grèce. Après sept ans d’austérité et presque trois ans de gouvernement Syriza (gauche radicale), des leçons doivent en effet être tirées pour ne pas reproduire les mêmes erreurs en France, notamment à l’heure où la gauche mélenchoniste se présente comme la seule alternative à la politique antisociale d’Emmanuel Macron. Le débat a été introduit par Lefteris, un camarade grec vivant à Montpellier depuis de nombreuses années. Extraits.
En 7 ans, 4 mémorandums et 3 élections générales
Lefteris : La crise du Capital, qui a touché notamment les États-Unis et l’Espagne, commence en Grèce en 2008 avec la révolte de décembre(1). Depuis cette date, des politiques néolibérales extrêmes ont été mises en place. On parle de la spirale de l’austérité, c’est un vieux terme, mais c’est toujours une réalité. L’idée de cette spirale, c’est de répondre aux exigences des créanciers. La situation se dégrade, du coup il faut de nouvelles mesures d’austérité, la situation se dégrade encore plus, etc. Très concrètement, les conditions de vie se dégradent. On peut parler de privatisation : le port de Pirée à été vendu à une entreprise chinoise(2). Beaucoup ont parlé de hold-up en ce qui concerne les retraites : mon père, par exemple, a perdu la moitié de sa retraite, et ça concerne la plupart des gens, avec en plus le recul de l’âge de départ à le retraite.. Les salaires ont baissé, d’abord dans le public, ensuite dans le privé. Les impôts ont augmenté, les services publics se dégradent, certains hôpitaux n’ont même plus de draps, les gens doivent les ramener eux-mêmes. Il y a aussi une normalisation du travail précaire, même carrément non payé : j’ai un copain, depuis juin, il n’est pas payé alors qu’il travaille et cette situation concerne beaucoup de gens.
En 2009, le Parti socialiste arrive au pouvoir (le Pasok). En 2010 il y a le premier pack de mesures d’austérité, qu’on appellera plus tard le mémorandum, c’est-à-dire un ensemble de mesures d’austérité. Dans la foulée, le FMI, l’Union européenne et la Banque centrale européenne, qu’on nomme chez nous la Troïka, viennent « en aide » à l’économie nationale grecque et des grandes manifestations. Des grandes manifestations éclatent dans le même temps. Un an plus tard, en juin 2011, il y a de nouvelles mesures d’austérité. En février 2012, c’est la période qui marque la fin de toutes les manifestations massives et combatives de rue, et c’est aussi à ce moment-là que se met en place le deuxième mémorandum. Quelques mois plus tard, en juin 2012, il y a des élections. Le parti Aube Dorée [extrême-droite] apparaît alors comme une force politique majeure et une coalition de droite et du PS [Pasok] arrive au pouvoir et des nouvelles mesures d’austérité sont adoptées(3).
En janvier 2015, Syriza et un parti de droite populiste [Anel] arrivent au pouvoir. Quelques mois plus tard, en juin, le gouvernement organise un référendum pour savoir si les Grecs acceptent ou non un troisième mémorandum. Les gens répondent « non », mais en août 2015, ce mémorandum, le plus dur de tous, s’applique quand même. Des nouvelles élections ont lieu dans la foulée et la coalition Syriza-Anel se maintient au pouvoir. L’austérité continue, un quatrième mémorandum est adopté en mai 2017.
En marche vers le cannibalisme social
Depuis 2008, il y a beaucoup de mouvements de lutte, plusieurs grèves générales, dont certaines de 48h. Il y a eu des grèves dans tous les secteurs de l’économie et certaines luttes sociales perdurent encore, notamment contre l’implantation d’une entreprise canadienne qui cherche de l’or au nord de la Grèce(4). La conclusion qui est faite par tout le monde, c’est qu’une défaite vient après l’autre. Il y a un sentiment très fort de résignation et de déception qui touche tout le monde. […] Quelles sont les cartes que le pouvoir a joué pour qu’on en arrive là ?
D’abord, le gouvernement utilise une stratégie connue : la division des gens, notamment entre fonctionnaires et salariés du privé. Pour justifier le premier mémorandum, qui attaquait justement les fonctionnaires « fainéants », le gouvernement a dit que le secteur public ne devait pas être une « charge » pour le secteur privé. Au moment du second mémorandum, le gouvernement a dit que face aux nombres de chômeurs, ceux qui avaient encore un emploi ne devaient pas se plaindre et accepter des réductions de salaire. L’autre type de division, c’est entre les immigrés contre les Grecs. Le ministre de la santé Lovérdos, du Parti socialiste [Pasok], a déclaré que le déficit des hôpitaux, c’était de la faute des immigrés. Dans son cas, on peut vraiment parler de fasciste en cravate. C’est vraiment lui qui a initié les efforts pour que le système de santé public devienne un luxe pour une grande partie de la société.
Ces politiques antisociales ont vraiment infusé dans la population. Dans un bus, par exemple, je me rappelle d’une discussion sur la privatisation de la télévision publique et quelqu’un a dit : « moi mon fils vit avec 500€ par mois, je vois pas pourquoi les autres doivent avoir plus ». Une autre répond : « Bien fait pour leurs gueules, parce que moi je ne sais pas de quoi demain sera fait, alors je ne vois pas pourquoi eux devraient avoir des garanties ». Ces réactions existaient depuis toujours mais depuis 2010, elles ont monté d’un cran et désormais, les cibles ne sont plus les révolutionnaires, les anarchistes, etc., mais tout citoyen qui n’est pas complètement docile. C’est pourquoi on peut parler d’un véritable cannibalisme social, terme qu’on utilise beaucoup en Grèce, c’est-à-dire la montée de la cruauté envers tes semblables, compétition à outrance, indifférence avec l’autre, aucune solidarité.
Un état d’exception permanent dans une ambiance nationaliste
On a parlé des reculs sociaux, mais le deuxième élément pour comprendre la situation, c’est l’état d’exception, qui est permanent. L’enjeu de ce régime, ce n’est plus de mettre en place des mesures spéciales pour revenir à un état d’abondance sociale, mais de gérer continuellement des périodes de crise. Donc il y a une augmentation de la répression, une diffusion de la peur dans la société et une criminalisation de la population, surtout contre les migrants et les roms. Le régime d’exception est devenu la norme.
Troisième élément : l’application de la théorie des extrêmes. C’est une vieille théorie et en Grève ça se traduit par d’un côté un bloc constitutionnel qui accepte les lois, les procédures et qui porte en lui l’ensemble des valeurs démocratiques et de l’autre côté il y a les extrêmes. C’est plutôt à partir des révoltes de 2008 et de l’apparition de l’Aube Dorée en tant que force politique forte que les partis politiques traditionnels commencent à utiliser la théorie des extrêmes. Au début c’était aussi une manière de coincer Syriza, qui fleurtait avec des franges radicales du mouvement. Mais Syriza s’est rangé derrière la constitution et les institutions et du coup cette théorie, a atteint d’autres objectifs : la normalisation du bloc fasciste, ce qui permet d’éventuelles coalition avec lui, ça permet aussi à l’état de se présenter comme le garant et le protecteur de la démocratie, et ça met au même niveau tout ce qui est résistance sociale et la pire violence fasciste en ayant, comme vitrine, le légalisme bourgeois, qui permet de cacher la violence étatique. […]
Quatrième élément : le nationalisme, ou plutôt, la nationalisation du conflit ; c’est-à-dire que depuis 2010, pour canaliser la protestation sociale, on fait référence à l’unité nationale et au patriotisme. Dès le début, Syriza avait un discours anti-impérialiste, il parlait du centre et de la périphérie, de théorie de dépendance, des mauvais européens étrangers qui sont contre la petite Grèce, et quand il est arrivé au pouvoir en janvier 2015, il a continué dans ce sens en disant que les Grecs sont en guerre contre les créanciers. De cette façon, les nombreux conflits sociaux deviennent des conflits entre les mauvaises et les bonnes nations, ce qui permet un consentement d’une partie de la société aux manœuvres politiques de Syriza. La bagarre ne se passe plus à l’intérieur de la société, mais entre des états. Le gouvernement laisse de côté tout ce qui est lutte de classes. Syriza se fait passer pour un négociateur dur qui lutte pour défendre les intérêts du peuple grec pour pouvoir dire « au moins, on s’est bien défendu face aux créanciers ».
Question : Pourquoi ne parlez-vous pas de l’Église grec orthodoxe dans votre analyse, c’est pourtant un acteur incontournable de la société grecque ?
Lefteris : L’importance que prend l’Église en Grèce peut paraître très étrange pour un état comme la France qui se veut laïc, mais pour beaucoup de Grecs, ça n’a rien d’étrange que les prêtres soient payés par l’état, qu’ils ne payent pas d’impôt, que l’Église soit la plus grosse entreprise de la Grèce, etc. C’était comme ça en 2017, en 2007, en 1997, en 1987, etc. Dans la conscience de beaucoup de gens, en Grèce, la première cible n’est pas l’Église. Mais en décembre 2008, il y a eu quelques assemblées qui portaient un discours contre l’Église grec orthodoxe. Ce discours reste appuyé par peu de gens, l’Église n’a pas été une véritable cible des mouvements de lutte. D’ailleurs, même les prêtres ont vu leur salaire baisser ! Je ne pense pas qu’il y aura pas de mouvements de masse d’insurrection contre les prêtres.
L’ambiance est au sauve-qui-peut
Lefteris appelle par visioconférence Dinos, un salarié d’Athènes travaillant dans le secteur du livre. Lefteris assure la traduction en français et recueille les questions du public.
Dinos : Ici, l’ambiance est au défaitisme. L’idée se propage que tous les politiciens sont les mêmes. Ceux qui se disent de gauche n’ont rien fait, du coup on ne fait confiance à personne ni à rien, et ça provoque une sorte d’immobilisme des gens qui luttent. Et même avant, pendant les grandes luttes, il n’y a pas eu de volonté révolutionnaire. La conscience concernait toujours la délégation, surtout après 2012. Mais à l’époque, il y avait une sorte d’espoir : on vote Syriza, et une fois au pouvoir, les choses vont changer. Il y avait une combativité. Là, il n’y a rien, pas de grève, pas de mouvement qui s’exprime. L’ambiance est au sauve-qui-peut. […] L’État donne des miettes aux travailleurs et à des parties de la population très marginalisés, sans attaquer le Capital. Il n’y a pas de réponse des travailleurs. Si à l’époque des luttes, le mouvement syndical était insuffisant, maintenant, plus personne ne peut croire que les syndicats officiels et institutionnels puissent être porteurs de changement.
Question : Quand on est un militant français, Yannis Youlountas est l’une des sources d’information pour savoir ce qu’il se passe en Grèce. Qu’est-ce que tu penses de ce mec, toi qui est sur place ?
Dinos : Je ne le connais pas bien, il paraît qu’il est venu faire des recherches sur Exarcheia, mais je ne sais pas quel est le type de réseau qu’il a consolidé, ni quel type d’informations il porte.
Question : Quel est le poids du syndicalisme de base depuis 2008, et est-il en mesure de peser face au syndicalisme institutionnel ?
Dinos : Les syndicats de base font beaucoup d’efforts mais rassemblent peu de gens et sont trop peu influents pour changer les positions des syndicats officiels. Dans le secteur de la restauration, le syndicalisme de base est vraiment combatif et actif, qu’il s’agisse d’actions devant les prud’hommes ou dans les boites, mais la dynamique n’est quand même pas assez importante pour faire peur aux patrons. L’autre exemple, c’est les syndicats de base des travailleurs à moto, qui sont aussi très combatifs. Ils ont réussi à poser une grève d’une journée et ont fait une moto-manif qui a été très relayé par les médias, ça a permis de créer un élan de sympathie pour ces gens qui travaillent dans des conditions très durs, mais ça n’a pas permis de stopper les reculs sociaux. Leurs revendications étaient pourtant simples : que les patrons fournissent les motos des travailleurs, les bottes, les k-way. D’une manière générale, quel que soient les secteurs, les gens sont tellement mal payés que c’est dur de s’organiser et de revendiquer. Il n’y a bien souvent même plus d’indemnités quand on est licencié.
Question : Est-ce que vous recevez du soutien au niveau international ?
Avant les bagarres étaient fortes, donc la solidarité internationale aussi. En Allemagne, des syndicalistes et des travailleurs viennent en Grèce tous les ans en septembre pour rencontrer des groupes, des gens qui bougent, et apporter une aide, qu’elle soit matérielle ou politique. Un groupe distribue un journal à 8 000 exemplaires en Allemagne qui va à l’encontre de la propagande selon laquelle les Grecs sont fainéants, qu’ils profiteraient des Allemands, etc., et ça a beaucoup de mérite. Après, il ne s’agit pas d’aider le peuple grec, mais ceux qui galèrent. Aider le peuple grec, ça voudrait dire qu’on aide aussi les riches, les exploiteurs, etc. Il y a eu un problème avec certains des comités de soutien en Allemagne parce qu’il ne se positionnait pas contre le gouvernement de Syriza. Il y a aussi des travailleurs français d’EDF qui ont été en Grèce pour monter des infrastructures d’électricité dans un centre qui accueille plusieurs dizaines de familles.
Dinos donne maintenant la parole à Aggeliki, pour nous informer sur ce qu’il se passe dans le secteur de la santé.
Aggeliki : Je suis au chômage, j’ai travaillé 10 ans dans une clinique privée. En 2010, sous le prétexte du mémorandum, ils ont commencé à ne plus payer les heures supplémentaires et en 2011, ils ont arrêté de payer les salaires tout en disant qu’ils allaient adopter des programmes d’ajustement pour payer les salaires dans le futur. Beaucoup de promesses ont été faites, mais n’ont pas été tenues. Des assemblées de quartiers se sont montés, certains ont réussi à être licencié avec une indemnité, comme moi. Un an plus tard, la clinique a fermée. Il y avait 150 personnes qui travaillaient dans cette clinique, il n’y avait aucune solidarité entre les travailleurs, certains étaient payés, d’autres quasiment pas. Il y a des gens qui sont solidaires avec notre lutte, mais ils ne sont pas assez forts pour renverser la situation. Le résultat, c’est que les salariés n’ont pas reçu l’argent que la clinique leur doit, moi-même on me doit 20 000€.
Question : Quelles sont les perspectives de lutte ?
Dinos : On ne laisse pas tomber. Être conscient de nos propres faiblesses, c’est important pour continuer.
*Le centre Ascaso Durutti, créé en 2002 à Montpellier, est un lieu de rencontres et de culture libertaire qui tient son nom de deux militants libertaires morts dans les premiers mois de la révolution espagnole de 1936. Cet espace de 60m2 ouvert à tous et sans considération d’idéologie ou d’appartenance à telle ou telle organisation propose des activités (conférence-débat, soirées projection vidéo, chorale militante …) et un très grand choix de documents (ouvrages, témoignages sur la révolution espagnole de 1936, vidéo, support audio). L’adhésion (25€ par an) donne le droit d’emprunter des ouvrages, documents audio et vidéo, de participer aux assemblées et réunions plénières, de tenir des permanences, et de participer au fonctionnement du local (y compris le ménage) et de sa gestion. Permanences : les samedis de 14h30 à 18h.
(1) « Émeutes en Grèce décembre 2008 », Anthropologie du présent, décembre 2008, https://berthoalain.com/2008/12/07/emeutes-en-grece-decembre-2008/.
(2) « Le port du Pirée cédé au chinois Cosco », Le Monde, le 21 janvier 2016, http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/01/21/le-port-du-piree-cede-au-chinois-cosco_4851244_3234.html
(3) « La crise grecque en neuf plans d’austérité, trois plans d’aide et une réélection », Le Monde, 30 juin 2015, http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/06/30/crise-grecque-8-plans-d-austerite-depuis-2009-4-gouvernements-2-plans-d-aide_4664337_4355770.html
(4) « Grèce : les citoyens de Chalcidique préfent la vie à l’or », L’Humanité, le 9 mars 2015, https://www.humanite.fr/grece-les-citoyens-de-chalcidique-preferent-la-vie-lor-567758
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