Karl Marx, cet auteur à succès
La pièce Marx matériau vient de dépasser le cap des cent-vingt-cinq représentations publiques. Un score exceptionnel pour une équipe théâtrale en région
Question de génération. Ce n’est pas dans la rue ou dans les meetings que Luc Sabot, comédien et metteur en scène montpelliérain, a découvert Karl Marx. Au début des années 1990, c’est en cours de philo de terminale qu’il effectue cette découverte. Et qu’il se convainc que « sans même parler du théoricien de l’économie, ou de l’homme politique révolutionnaire, Karl Marx est un philosophe d’une puissance exceptionnelle ».
Début des années 2000. Dix ans ans plus tard, c’est au tour de Luc Sabot de se présenter devant des lycéens ; et alors de constater, stupéfait, que Karl Marx a disparu de l’horizon intellectuel de ces jeunes, car disparu des programmes de philo de l’Education nationale : « Après la chute du Mur de Berlin, la liquidation de beaucoup d’idéaux révolutionnaires, je ne voyais pas d’autre raison qu’idéologique, sûrement pas pédagogique, dans cette élimination d’un penseur considérable ». Grave.
De là naquit, au milieu des années 2000, une « tentative de théâtre à partir des écrits de Karl Marx ». Tentative car il n’y a rien d’évident à proposer du théâtre là où on s’attendrait plutôt à un cours, sinon une conférence, ou encore un meeting. Il y a de l’expérimentation dans ce projet. Luc Sabot s’associe alors à Jacques Allaire, un autre homme de théâtre montpelliérain, riche d’une solide formation en philosophie.
Il faudra trois années pour mener à bien le projet pharaonique de s’atteler à la lecture de l’oeuvre colossale du géant du millieu du dix-neuvième siècle. N’oublions pas que son maître-ouvrage, Le capital aura disputé avec la Bible, le rang de bouquin le plus vendu et le plus lu dans le monde tout au long du vingtième siècle. Mais à deux, les artistes montpelliérains vivent une confrontation hyper stimulante, où Marx s’entend d’autant mieux que ses citations se recoupent, et se donnent à entendre à haute voix.
De là découle le spectacle Marx matériau – Celui qui parle (extension). Lequel a dépassé le cap des cent-vingt-cinq représentations la semaine dernière, au fil d’une tournée programmée par le Théâtre Molière de Sète dans diverses localités du Bassin de Thau. Ce chiffre est exceptionnel pour une pièce créée en région (mais jouée très au-delà, jusqu’en région parisienne ou en Avignon).
Le titre Marx matériau – Celui qui parle (extension) peut sembler un peu long. Voire assez compliqué. Mais il faut le sous-peser section par section. Le Marx que fait entendre Luc Sabot seul en scène est un matériau, plein d’épaisseur en mouvement, chevillé au monde, avec toutes ses contradictions. On ne comprendra rien aux « idées, aux opinions, à la conscience des hommes » dans les diverses époques, sauf à « examiner minutieusement quels étaient leurs besoins respectifs, quelles étaient leurs forces productrices, […] quelles étaient les matières premières de leur production et aussi quels étaient les rapports d’homme à homme qui résultaient de toutes leurs conditions d’existence ».
Pour transmettre cette dimension matérialiste, fondamentale dans la pensée de Marx, Luc Sabot et Jacques Allaire ont recréé un petit salon comme quiconque en a un plus ou moins dans sa maison. On s’assied tout autour. On débouche une bouteille, pour de vrai, et on trinque. Luc Sabot nous parle. Il bouge beaucoup aussi, se déplace, virevolte, déploie ses grandes et longues mains facsinantes. C’est tout un jeu de miroirs, de tableaux, qui claquent aux murs, qui s’ouvrent, qui se ferment. C’est une extension, au-delà des lignes, au-delà de toute pensée figée. Pourtant, tout est de Marx, dans son écriture brillante, incisive, et d’ample portée.
Il y a quelque chose d’un peu joyeux dans la situation. Car enfin, si on l’avait oublié, il y a du plaisir partagé à entendre dire comment va le monde, et pourquoi ; et en quoi cela nous affecte. On déteste le cliché journalistique, un lieu commun qui consiste à s’émerveiller que certains écrits, certaines réalisations semblent n’avoir pas pris une ride à travers les âges, et auraient pu s’écrire hier. Balayons ce clihé.
Il faut envisager la chose un peu plus profondément. Si Marx s’entend si fort en 2021, même au théâtre, c’est qu’il n’aborde rien en surface. C’est jusqu’à l’os qu’il va râcler les mécanismes fondamentaux de l’extraction de la plus-value capitaliste, de la réduction du travail – finalement de l’humain lui-même – à une marchandise. De sorte que « la dévalorisation du monde humain va de pair avec la mise en valeur du monde matériel. […] A la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue la simple aliénation de tous les sens : le sens de l’avoir ».
Par moment, la spectatrice, le spectateur, peuvent suivre méthodiquement les développements proprement scientifiques de Karl Marx analysant les mécanismes de l’économie. A d’autres moments, cela s’envole, et on se sent emporté dans un tourbillon puissant, qui bouscule tout jusqu’à ce jour, dans la houle d’un matériau où il reste à renoncer à tout idéalisme, et considérer que notre travail n’a de valeur reconnue qu’au rang que marchandise, et encore amputé de la marge du profit capitaliste, et réduit à la concurrence de chacun contre tous.
Ca n’est pas accablant, mais bien plus stimulant, que de se l’entendre dire. Tous ensemble.
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