La chronique littéraire d’Eugène : « Devenir révolutionnaire » de Colin Robineau

Le Poing Publié le 20 mai 2024 à 11:32 (mis à jour le 20 mai 2024 à 12:17)
Manifestation du 14 avril 2018 à Montpellier contre la loi ORE. (Archive "Le Poing")

Colin Robineau, enseignant chercheur en sociologie, a publié en 2022 un ouvrage passionnant de « sociologie de chair » sur le milieu autonome, « Devenir révolutionnaire » aux éditions La Découverte. Pour cela, il a vécu et est même devenu ami avec une vingtaine de militants d’un squat de l’Est Parisien, « La Kuizine » (ancienne brasserie squattée depuis 2013). Il raconte combien il fut difficile d’intégrer ce milieu méfiant mais au combien attachant !

Le 2 octobre 2023, le média 20 Minutes publiait un article sur le procès d’un soi-disant projet d’attentat de l’ultra-gauche. Ce dossier terroriste « anarcho-autonome » serait le premier à être jugé en France depuis ceux des membres du groupe Action directe, dont le dernier remonte à 1995. Le journaliste semble oublier le fiasco policier/judiciaire de Tarnac ! Derrière ces délires, qui sont ces « anarcho-autonomes » ?

Introduction

Colin Robineau, enseignant chercheur en sociologie, a publié en 2022 un ouvrage passionnant de « sociologie de chair » sur le milieu autonome, « Devenir révolutionnaire » aux éditions La Découverte. Pour cela, il a vécu et est même devenu ami avec une vingtaine de militants d’un squat de l’Est Parisien, « La Kuizine » (ancienne brasserie squattée depuis 2013). Il raconte combien il fut difficile d’intégrer ce milieu méfiant mais au combien attachant !

Passons rapidement sur ce qu’est un « autonome » (sujet longuement évoqué dans la chronique des « Spectres de l’ultra-gauche » de M.Kokoreff). C’est un objet politique mal identifié par la police et une « figure repoussoir » médiatique. Les autonomes ont un engagement en rupture avec l’ordre social. Ils s’inscrivent dans une longue histoire incluant Marx, Luxemburg, « Socialisme et Barbarie », l’autonomie italienne et les « terrorismes » d’ultra-gauche des années 1970-1980.

L’autonomie apparaît en France dans les années 1970, en lien avec la crise du gauchisme et l’autonomie italienne et allemande. Les groupes « Camarades », « Marge » (1974) et l’OCL (Organisation communiste libertaire) mêlent guérilla urbaine, squats, pratiques communautaires, mouvement punk et modes de vie délinquants. Des jeunes de classe moyenne cherchent à combattre le capitalisme par la lutte contre les aliénations (plus que par la lutte des classes). [NDLR : L’autonomie italienne qui se développe à partir de la fin des années 60 a été un mouvement de masse, comptant plusieurs centaines de milliers de sympathisants déclarés, avec une participation des intellectuels et étudiants du pays, mais aussi de profondes racines dans la classe ouvrière italienne. Le Congrès informel du mouvement autonome organisé à Bologne en 1977 rassemble 80 000 personnes. Le mouvement s’écroulera aussi rapidement qu’il s’est formé à partir de la fin des années 70, entre autres sous la pression d’une répression à grande échelle (25 000 militants incarcérés, en partie dans des prisons clandestines, et des projets de coup d’Etat néo fascistes appuyés par une partie du gouvernement italien de l’époque). On peut lire à ce sujet le livre “À l’assaut du ciel. Histoire critique de l’opéraïsme” de Steve Wright.]

Aujourd’hui, l’autonomisation de plus en plus nette des mouvements sociaux vis à vis des partis et syndicats de gauche rouvre les possibilités d’actions collectives et les performances contestataires. Par leurs velléités insurrectionnelles et désirs de sécession, les autonomes interviennent de plus en plus fréquemment dans les mouvements sociaux (sommets altermondialistes, mouvement anti-CPE, manifestations contre la Loi Travail et la Réforme des Retraites , Gilets Jaunes…).

Colin Robineau a ainsi voulu observer de près ce milieu via le squat de la Kuizine. Il a du affronter une certaine hostilité (en tant qu’ « étranger » et universitaire) avant de devenir l’un d’eux. Il a multiplié les entretiens pour recueillir des récits de vie (une « autosocioanalyse ») et comprendre qui sont les autonomes. Sur les 18 militants approchés, des régularités émergent malgré des différences.

I – Aux origines de la révolte 

Dans les plis politiques de la socialisation familiale :

Ces autonomes sont majoritairement des jeunes (générations CPE et LRU) issus des classes moyennes du pôle social et culturel (enseignants, intermittents, professions médicales…). Ces catégories intermédiaires sont confrontées à d’autres classes que la leur. Cela amène souvent ces catégories « d’entre-deux » à voter à gauche. Il y a une grille de lecture du monde sensible aux inégalités et propice à l’indignation.

Ces parents de « gauche » (du réformisme à l’ultra-gauche) transmettent généralement des valeurs et comportements politiques. La famille est le premier vecteur de socialisation. Les enfants se souviennent des jours de « manifs », des campings « autogérés » de profs, d’anecdotes politiques familiales (autour de Mai 68, des mouvements hippies puis punk…), de pratiques éducatives contre-culturelles…

Chez d’autres, les parents sont au contraire peu politisés (notamment chez les « prolos ») voir carrément fachos (familles aristocratiques ou militaires). L’engagement politique sera dans ce cas lié à des trajectoires scolaires, universitaires ou amicales. Il y a ainsi une sorte de révolte contre l’ordre domestique (genrée et autoritaire). Cela peut même prendre des comportements agonistiques parfois autodestructeurs.

Des configurations familiales propices à la critique ?

Si les parents des militants interrogés sont souvent de même profession (homogamie professionnelle), ils sont souvent issus de classes sociales différentes (hétérogamie sociale). Cela crée au sein de la famille un « habitus polarisé » où cohabitent des habitus bourgeois et populaires. Les rapports de classe sont perceptibles (inconsciemment) au sein du couple. Cela ne peut que créer chez les enfants de la distance sociale, voire une polarisation de classe.

Ces enfances « hors classe » créent un « habitus tout-terrain », une capacité d’adaptation aux dispositions bourgeoises comme populaires, une aisance relationnelle et une capacité à traverser les frontières de classe. Cependant, ces personnes ont cependant une rapport d’insatisfaction au monde social et une instabilité existentielle propices à la constitution de dispositions critiques. Ces gens sont mal dans les deux mondes entre lesquels ils sont déchirés et qu’ils subvertissent.

Au delà de la famille ; l’école et les copains

Les autonomes ont souvent eu une scolarité marquée par la défiance vis à vis de l’autorité et des violences avec les camarades. Chez les garçons, l’ethos rebelle valorise souvent à l’adolescence le virilisme. Cet ethos s’appuie également sur une conscience aiguë de la violence symbolique du système scolaire. D’autres ont été scolarisés dans des établissements REP ou REP+ et donc confrontés aux inégalités sociales et raciales (provoquant un « choc moral »).

L’engagement politique est parfois né avec de belles rencontres avec des professeurs mettant en cause l’ordre social et moral. Cela a permis de mettre dans les mains d’adolescents peu politisés des livres (Bourdieu, Durkheim, Guérin, Badia, Néruda…), revues (Monde Diplo, Regards…) et films (ceux de Ken Loach et Pierre Carles…).

Hors de l’école, les grands mouvements sociaux ont joué un grand rôle de politisation et socialisation (du mouvement contre le CIP (1994) à la Loi Travail en 2016 en passant par les manifs anti-Le Pen de 2002). D’autres pratiques contre-culturelles ont pu aussi jouer ce rôle comme les « raves » et « free parties », la consommation de drogues ou encore la petite délinquance. La « vie buissonnière » en somme qui conduit à la « bohème politique ».

II – S’engager corps et âme 

L’entrée dans l’engagement :

Les mouvements sociaux sont les principales « rampes de lancement » vers le milieu autonome. Ils constituent des crises biographiques propices aux déviations de trajectoire. En effet, les mouvements sociaux, mettant en suspens les rapports sociaux routiniers, ouvrent les possibles. Les AG, cortèges autonomes et expériences d’actions directes sont des lieux de politisation accélérée, notamment depuis le CPE (2006).

Si certains sont entrés en militance dès le lycée (notamment au sein du Lycée Autogéré de Paris), la plupart ont attendu la fac, notamment en sciences humaines. Les sciences humaines, par l’incertitude des débouchés et l’acquisition de savoirs critiques (comme l’histoire, la sociologie ou la philosophie) véhiculent une culture politique protestataire contre l’ordre établi. L’université de « Tobiac » est par exemple une plaque tournante de l’action collective étudiante à Paris !

Pour celles et ceux qui n’ont pas été à l’Université, l’entrée dans l’engagement se fait plutôt sur un mode affinitaire dans les squats politiques, librairies militantes, bars associatifs et autres « zones refuges » pour les individus aux trajectoires « déviantes ». Ces lieux permettent une resocialisation et une montée en radicalité après des années parfois difficiles (addictions aux drogues, peines courtes de prison…).

Trajectoires militantes et registres de la radicalité politique :

La jeunesse est propice à l’engagement radical. En effet, la plupart des militants autonomes se sont engagés lors de leurs études en sciences sociales. Cet engagement « total » peut souvent produire une forme de déclassement et des coûts biographiques considérables : les militants trotskistes « à temps plein » dans les années 70, le monde des squats dans les années 80, les collectifs d’habitation affinitaires des années 2000 (comme le squat de l’Odéon à Paris par exemple).

A l’inverse des maos et trotskistes des années 70 qui croyaient au Grand Soir, les militants autonomes qui se sont développés sur les cendres du gauchisme politique ont été marqués par des modes de vie précaires (squats, prisons, sida, RMI…) et marqués par les illégalismes (drogues, mandats d’arrêt, « chourses », bastons avec les flics et les fafs…). Ce mode de vie est usant et peut conduire à un besoin de reclassement.

Ce reclassement peut se passer par le reprise des études ou d’une vie professionnelle. Il reste cependant compatible avec le militantisme et passe par un investissement dans les associations, syndicats et mouvements sociaux… Pensons aux nombreuses « cantines » sociales, cinémas engagés, bars associatifs et collectifs autogérés (recycleries, potagers collectifs…). Ces lieux reposent bien souvent sur des militants autonomes passés à « temps partiel ».

Le milieu autonome comme institution totale :

Le milieu autonome inculque une foule de dispositions à penser, agir, parler et se mouvoir (comme le PCF naguère, véritable « Église rouge »). Le squat touche l’ensemble de la vie sociale. On y partage la même idéologie, les mêmes actions collectives, les mêmes dispositions, goûts, savoir-faire et savoir-être. Les lectures, la mémoire des « anciens », les rites de passage et les pratiques politiques font de ce milieu une institution totale.

On incorpore ainsi des comportements. Les sports de combats sont pratiqués pour faire face à de nombreuses situations violentes (émeutes, bagarres de rue avec la police et les fachos…). Ils façonnent un corps viril, un univers genré où le masculin l’emporte. Les femmes sont ainsi prisonnières d’une « hexis » corporelle masculine (langage dur, hoodies, jeans larges, cheveux souvent courts…).

Ce milieu produit des gratifications symboliques et des satisfactions symboliques, notamment pour les militants ayant connu la galère. En effet, les militants acquièrent un fort capital culturel (en politique et sciences humaines) et des compétences orales et écrites remarquables (journaux, tracts, prises de parole en AG…). La bagarre et le vol sont investis d’un sens politique qui leur confère une valeur positive.

La totalité de l’existence est prise en charge par l’institution, y compris les plus intimes (comme les relations amoureuses ou amicales). Les sociabilités antérieures sont souvent abandonnées, les études écourtées et le travail salarié rejeté. L’autonomie assure les besoins les plus essentiels en logeant, nourrissant et surtout en tissant entre militants de puissants liens de solidarité. Cela explique le dévouement corps et âme des autonomes à leur monde.

En revanche, l’autonomie donne tout autant qu’il prend. L’usage de drogues, le retrait des études, la précarité et parfois la clandestinité (en cas de répression policière et judiciaire) peuvent entraîner une lassitude. Lassitude amplifiée par ce « vase clos » chez les militants qui, sous l’effet de l’âge, sont amenés à revoir leurs perspectives d’avenir et les modalités de leur engagement. D’où l’idée du squat de la Kuizine étudié par Colin Robineau.

Ce squat refuse préfère à l’entre soi et à l’inertie une ouverture « aux profanes ». Le squat accueille ainsi les habitants du quartier et autres pour des cantines à bas prix, des ateliers de bricolage, des ateliers d’écriture et même des activités pour les enfants. Il s’agit ainsi pour les militants de se réinscrire dans une pluralité de sous mondes sociaux. L’élan révolutionnaire persiste sous des formes renouvelées dans l’engagement pour la lutte.

Conclusion 

L’engagement autonome est ainsi lié au début par un héritage politique familial « de gauche ». On se souvient des débats à table, des samedis de « manif » et d’une sociabilité à la croisée entre la petite bourgeoisie intellectuelle et le monde populaire. Cette sociabilisation se poursuit ensuite à l’école avec ce refus de l’autorité et cette « humeur anti-institutionnelle ». S’en suit un passage à l’engagement au lycée ou à la fac avec « l’entrée en militance ».

Une fois dans le milieu, l’investissement est total. Le squat à une dimension totalisante par sa réclusion consentie. Il impose un remaniement contre-culturel et une réévaluation des possibles biographiques. Il apporte des coûts et des rétributions. Il est une terre d’asile pour ces jeunes qui ont un « habitus contrarié » ou (et) une enfance douloureuse. Puis vient souvent l’heure du reclassement sous l’effet de l’âge, le « processus de sortie ».

En ordre dispersé, le milieu autonome a une véritable force d’attraction en France lorsqu’il se met en mouvement et s’ouvre sur la société. Ainsi voit-on les autonomes dans les cortèges de tête des principales manif’, dans la création des « espaces libérés » et dans les ZAD, dans toutes ces petites associations précaires qui retissent les liens sociaux détruits par le capitalisme. L’autonomie politique doit toujours se penser « par delà l’entre-soi militant ».

Eugène Varlin

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