“La circulaire Retailleau est avant tout un message politique” : Entretien avec Julie Moulin

Elian Barascud Publié le 3 février 2025 à 17:14
Quelques centaines de personnes ont manifesté contre la loi "asile et immigration" samedi 16 décembre 2023 à Montpellier. ("Le Poing")

Me Julie Moulin est avocate et responsable de la permanence dédiée au droit des étrangers au barreau de Montpellier. Le Poing a discuté avec elle pour décrypter la circulaire prise le 23 janvier par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, qui vise à durcir les critères de régularisation pour les personnes sans-papiers

Le Poing : Que contient cette circulaire et qu’est-ce qui change par rapport à la circulaire Valls de 2012 ?

Me Julie Moulin : Une circulaire, ce n’est pas la loi, c’est juste des orientations, des indications données par le ministère de l’Intérieur aux préfets. Dans le cadre des admissions exceptionnelles au séjour, il y a une très large part d’appréciation de la part des préfectures. En 2012, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Manuel Valls, avait pris une circulaire qui fixait des règles pour la régularisation des personnes sans papiers, notamment au titre de la vie privée et familiale et au titre du travail : pour être régularisé, il fallait avoir cinq ans de présence sur le territoire français et trois ans de scolarisation en France pour les couples avec enfants, cinq ans de présence et huit bulletins de salaire sur les vingt-quatre derniers mois pour les salariés… Ce sont de grandes indications, des principes, qui n’ont pas été mis en valeur longtemps. Par exemple, pour le travail, ça a duré un an, et après cela ne suffisait plus dans les faits pour obtenir une régularisation, on constate sur le terrain qu’on a de plus en plus de mal à faire passer les dossiers.

Cette nouvelle circulaire abroge la circulaire Valls et instaure de nouveaux critères qui se veulent plus restrictifs en matière de régularisation. Depuis janvier 2024 et la mise en vigueur de la loi Darmanin, il y a deux types de régularisations : l’admission exceptionnelle au séjour pour motif humanitaire ou circonstance exceptionnelle, dont les critères ne sont pas vraiment définis dans les textes, et celle qui a été instaurée par la loi Darmanin, qui fixe trois ans de présence et douze bulletins de salaire sur les deux dernières années dans un métier en tension pour être régularisé.

Ce que dit cette circulaire Retailleau, en gros, c’est que les régularisations doivent rester exceptionnelles. Cela fait un peu rire tous les praticiens du droit des étrangers, parce que c’est déjà le cas. Mais plus précisément, ce que dit cette circulaire, c’est « si vous devez régulariser des personnes, régularisez principalement des personnes qui justifient d’une intégration professionnelle issue de la loi Darmanin. » Ce qui veut dire, implicitement, que tout ce qui est de l’ordre de la scolarisation des enfants, de la famille, ce n’est pas du tout la priorité.

La grande nouveauté de la circulaire Retailleau, c’est surtout l’allongement de la durée requise de présence sur le territoire français pour être régularisé, qui passe de cinq à sept ans. Mais encore une fois, du temps de la circulaire Valls, on constatait dans les préfectures et les tribunaux que cinq ans de présence et trois ans de scolarité des enfants ne suffisaient pas pour être régularisé.
Ce n’est pas positif, mais nous, ça ne va pas changer radicalement la face de nos dossiers.

Autre élément nouveau : dans le cadre des régularisations, il faut examiner la maîtrise de la langue française, c’est un critère de plus en plus important dans les régularisations, déjà renforcé par la loi Darmanin. Maintenant, l’administration demande de produire un diplôme ou certification qui prouve cette maîtrise de la langue, et la circulaire Retailleau invite les préfectures à examiner ces éléments de manière favorable, alors qu’avant, on était sur une simple évaluation orale. Cela va poser des difficultés, car tout le monde n’a pas la capacité de passer ce genre de certificats, qui peuvent coûter 150 euros, ce qui peut engendrer des frais supplémentaires pour des personnes déjà précaires. Grosso modo, on demande juste aux préfectures d’apprécier plus durement les situations, ce qui s’inscrit dans un durcissement qui dure depuis des années.

Cette circulaire contient-elle un volet répressif ?

Effectivement, il y a tout un laïus sur le trouble à l’ordre public, qui est l’obsession actuelle du gouvernement et des médias. Mais là encore, ça ne change pas vraiment notre pratique, car à l’heure actuelle, si la personne a une simple mention au fichier de traitement des antécédents judiciaires, alors même qu’il n’y a pas eu de condamnation, elle a une obligation de quitter le territoire. C’est devenu extrêmement dur, le moindre prétexte est utilisé pour refuser un titre de séjour, donc quand on nous dit « vous ne régulariserez pas des personnes qui représentent un danger pour l’ordre public », c’est enfoncer une porte ouverte. La loi Darmanin le prévoit déjà en long en large et en travers. C’est surtout un message politique qui est envoyé avec cette circulaire, à droite et à l’extrême-droite, voire au centre, au vu des dernières déclarations de François Bayrou sur le « risque de submersion migratoire ». On est dans l’ordre du fantasme, complètement déconnecté de la réalité. Retailleau voulait surtout marquer le début de son mandat par un symbole fort.

Ce qui devient compliqué, et qui est une conséquence de la loi Darmanin, c’est qu’ils demandent d’éviter de régulariser les personnes qui ont une obligation de quitter le territoire de moins de trois ans, ou une interdiction de retour sur le territoire qui a été notifiée mais qui n’a pas encore été appliquée. Ce n’est pas clair et ça me semble illégal parce que la loi prévoit que l’administration peut désormais exécuter de manière forcée une obligation de quitter le territoire pendant trois ans, contre un an avant. Ce qui veut dire que pendant trois ans, la personne peut être placée en centre de rétention ou assignée à résidence sur la base d’une précédente obligation de quitter le territoire. Cela n’empêche pas la personne de faire une demande de titre de séjour pendant ce délai de trois ans.

Mais il y a un principe de droit classique, qui dit que les personnes ont le droit de faire une demande de titre de séjour et de voir leur demande examinée, sauf si la demande est considérée comme « abusive ou dilatoire », c’est-à-dire si la personne remet exactement le même dossier que celui qui a fait l’objet d’un refus et d’une obligation de quitter le territoire Dans ce cas de demande abusive, l’administration n’est pas obligée de consulter le dossier. Le truc, c’est que trois ans c’est très long, la situation de la personne a largement le temps d’évoluer, et donc le dossier mérite d’être examiné. Car s’il y a un élément nouveau, il y a obligation que le dossier soit réexaminé, et je considère que trois ans de présence supplémentaire en France, c’est un élément nouveau. Le problème, c’est que certaines juridictions ont déjà intégré le fait que l’allongement de la durée de présence de la personne sur le territoire n’est pas un élément nouveau qui nécessite un réexamen du dossier. Là, on est sur une bascule.

On parle de régularisation par le travail sur des « métiers en tensions ». Qui détermine quels sont les métiers en tensions et sur quels critères ?

Il y a une liste des métiers en tension selon les régions qui est définie par un arrêté du premier avril 2021, et ce qui est étonnant c’est qu’elle ne comprend pas les métiers de la restauration, pour une région comme l’Occitanie c’est surprenant. Il doit y avoir une nouvelle liste en février, mais pour l’instant on n’a pas d’infos dessus. Et puis ces listes sont réalisées par Région, or même à l’échelle d’une région, les besoins ne sont pas les mêmes à Montpellier et en Lozère, par exemple. Donc si la personne ne fait pas partie de cette liste de métier, on ne peut pas la considérer comme un métier en tension. La loi prévoyait que pour accéder à un titre de séjour salarié, il faut avoir une autorisation de travail, et pour cela, il faut que soit qu’on rentre dans les critères d’un métier en tension, soit, si ce n’est pas le cas, que l’entreprise apporte la preuve qu’elle a essayé de recruter du personnel, notamment via Pôle Emploi, mais que personne ne répond à l’offre dans un délai de trois semaines. Ce qui permettait, quand on était pas dans un métier en tension mais un métier avec des difficultés de recrutement, d’avoir la possibilité de trouver un travail quand même. Mais là, dans la loi Darmanin, cette disposition-là n’est plus possible, donc ça devient de plus en plus restrictif.

Est-ce que le durcissement des régularisations ne risquent pas de précariser encore plus les personnes sans-papiers, ou de les exposer à des conditions de travail encore plus précaires ?

Bien sûr, ça les expose à encore plus de difficultés avec leur employeur. On est dans une politique totalement contradictoire : pour avoir des bulletins de salaires quand on a pas de papiers afin de demander une régularisation, soit l’employeur prend le risque de faire travailler des personnes au risque de prendre des sanctions pénales, renforcées par la loi Darmanin, soit la personne produit un faux papier pour se faire embaucher, et il y a un risque de poursuite au pénal. Dans tous les cas, la préfecture peut vérifier d’où viennent les bulletins de salaires, et donc potentiellement engager des poursuites pénales contre l’étranger ou l’employeur.

Cette précarité renforce aussi le lien de subordination entre la personne étrangère et son employeur, elles sont plus susceptibles d’accepter des conditions de travail indignes.

Est-ce que la direction que prend le droit des étrangers en France vous paraît conforme avec les engagements internationaux en matière de droit d’asile et des réfugiés ?

Le problème des engagements internationaux de la France sur ce sujet, c’est que cela se joue beaucoup au niveau européen. Et au niveau de l’Union européenne, il y a un durcissement de la politique migratoire. Un pacte asile et immigration vient d’être pris et doit être transcris dans le droit national en 2026. Celui-ci comporte encore des dispositions sur le fichage des étrangers et un durcissement des conditions d’asile. Ce qui fait peur, c’est un projet de loi qui a récemment été déposé par des sénateurs pour interdire la possibilité de se marier à une personne qui est en situation irrégulière sur le territoire français. C’est contraire à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, qui énonce le droit de toute personne au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance et l’article 12 par rapport au droit de se marrier. C’est un retour en arrière énorme, et ça permet de réduire les régularisations.

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